Jeunesse de l’Eglise a été amenée rapidement à nouer des contacts hors de la sphère catholique, tant avec des fidèles d’autres religions qu’avec des incroyants. Sans en faire un principe constitutif comme à Esprit, le mouvement y fut conduit tout naturellement par le contenu même de sa réflexion : en proclamant la validité et la richesse des valeurs du monde moderne et en revendiquant la pleine participation des chrétiens à la vie de la cité, ne faisait-il pas du dialogue avec tous les courants de pensée une règle de base ? Si les Cahiers de la période lyonnaise demeurent exclusivement catholiques, tant par leurs préoccupations que par leurs auteurs, en accord d’ailleurs avec le souci d’approfondissement théologique et ecclésiologique du mouvement alors, la prise en compte croissante de la question missionnaire et des interrogations sur la place de l’Eglise dans le monde moderne amène les rédacteurs à pousser la curiosité au-delà de leurs sphères habituelles et à solliciter des collaborations extérieures.
C’est avec le Cahier 7, Délivrance de l’homme, qu’apparaissent les premières signatures non catholiques, induites par le thème et la structure de la livraison : la première partie, traitant de la libération de l’homme par lui-même, fait une large part aux systèmes philosophiques et aux styles de vie qui excluent le salut chrétien. Si l’évocation de l’existentialisme sartrien est confiée au père dominicain Geiger, c’est Georges Mounin qui traite du salut de l’homme par l’art à travers l’exemple de la poésie et Joffre Dumazedier qui, dans un long article très dogmatique, proclame « la libération par le marxisme ». De même, dans la deuxième partie, intitulée « Dieu qui sauve », les différentes voies religieuses du salut sont évoquées. Cependant, l’équipe de J.E. s’est adressée ici plus à des spécialistes qu’à des représentants des diverses confessions : Louis Massignon évoque le salut dans l’Islam ; le dominicain Olivier Lacombe, le thème de la délivrance dans l’Hindouisme. Seul Pierre Maury, principal propagateur de la pensée de Karl Barth en France, assure une présence non catholique, en signant un texte justement très barthien sur « le salut, oeuvre de Dieu ».
La formule est reprise dans le neuvième Cahier, avec la participation de Robert Antelme et Francis Jeanson, mais surtout dans le numéro suivant, L’évangile captif. Sur 54 collaborations – ce dixième cahier se présentant, plus nettement que les précédents, sous forme de réponses à une enquête -, 16 émanent de non-catholiques et sont publiées sans l’imprimatur.600 L’une, témoignage d’un professeur dans un institut français à l’étranger est anonyme. Sur les quinzes autres, quatre, dont celle de Louis Althusser, sont signées par des auteurs d’obédience marxiste, affiliés ou non au parti communiste, et témoignant en cette qualité. Tous disent les carences des chrétiens et leurs propres attentes dans la perspective d’un ralliement de l’Eglise au combat des forces progressistes. La voix du judaïsme s’exprime par l’intervention du président du Consistoire central de Paris, tandis que le point de vue orthodoxe est présenté par deux théologiens de l’Institut orthodoxe de Paris et un dominicain du Centre Istina. Mais ce sont les prostestants de loin les plus représentés dans cet échantillon, avec sept articles. Parmi eux, plusieurs pasteurs connus pour leur activité militante : Jean Gastambide, de Paris, dont Jacques Roze avait fait la connaissance à Valence pendant la guerre, Jean Serr, de Fives-Lille, André Dumas, directeur du Semeur et barthien notoire, mais aussi Roger Miquet, secrétaire départemental de la C.G.T. du Nord et membre actif du parti communiste. Tous furent probablement sensibles à la citation de l’épître de Saint Paul aux Romains placée en tête du Cahier : « Le juste vivra par la foi »... Comment interpréter cette forte présence réformée, à une époque où les relations interconfessionnelles restent rares ? Présence qui dépasse d’ailleurs le cadre des Cahiers, puisque plusieurs protestants fréquentent régulièrement les réunions de J.E. : les pasteurs Francis Bosc, René Rognon et surtout un jeune étudiant en philosophie doté d’un fort bagage théologique, Jean-Jacques Kirkyacharian, qui anime assez énergiquement au sein de l’U.C.P. un petit groupe de protestants qu’il met en contact avec Jeunesse de l’Eglise.
En fait, bien plus qu’à un oecuménisme affirmé, il faut imputer cette collaboration à une communauté d’interrogation sur l’expression de la foi dans le monde moderne, sur les relations entre politique et religion. Certes, un article non signé du Cahier 10 dénonce, comme premier handicap de l’évangélisation, le scandale de la division et la fièvre obsidoniale de la Contre-Réforme dans des termes sans équivoque. Certes, les membres de J.E. avaient tous lu et médité le maître-livre du père Congar Chrétiens désunis 601... Mais la préoccupation oecuménique ne domine pas plus ce Cahier qu’elle n’a marqué la réflexion de Jeunesse de l’Eglise en général. Pour Montuclard, la question, si elle fait partie des réformes à engager au même titre que le renouveau liturgique ou catéchétique, n’a jamais revêtu une importance primordiale. Il faudrait donc plutôt parler d’un oecuménisme vécu, pratique, qui relègue les divisions confessionnelles au second plan face aux urgences ressenties comme essentielles et partagées par tous.
Surtout, Montuclard et ses interlocuteurs réformés se trouvent, au plan théologique, sur la même longeur d’ondes. Jean-Jacques Kirkyacharian, qui a connu Jeunesse de l’Eglise par la lecture du numéro spécial d’Esprit de l’été 1946, Monde chrétien, monde moderne , insiste sur la parenté des idées de J.E. avec le barthisme : « Montuclard, c’est Karl Barth »602. Et, il est vrai que les fréquentations protestantes de J.E. – Maury, Bosc, Dumas – après Roland de Pury durant la période lyonnaise, forment le gotha d’une tendance barthienne parvenue alors au zénith de son influence au sein de l’Eglise réformée de France603. Chez eux, Montuclard pouvait retrouver sa soif d’une réflexion rigoureuse, d’une rectitude théologique qui ne laisse aucune part aux accomodements du christianisme libéral. Surtout, Montuclard partage avec l’approche barthienne, l’idée de l’altérité radicale de l’intrusion de Dieu dans l’histoire des hommes. Jean-Jacques Kirkyacharian, qui avait alors étudié L’esprit du christianisme de Hegel dans une approche barthienne et s’était ainsi frotté à sa dialectique véhémente, fut aussitôt frappé par cet aspect : chez Montuclard, comme chez Barth, le christianisme est au-delà de la dialectique. Il n’y a pas de troisième terme, mais une opposition : le christianisme n’est pas un humanisme. C’est l’affirmation simultanée de la parole de Dieu et de la parole humaine qui est proclamée, non dans un rapport de subordination, mais d’unité. Roger Miquet, toujours dans le Cahier 10, n’écrit pas autre chose : « ‘Je considère que le christianisme est un absolu inadaptable, indélayable et, en même temps, le prolongement des meilleures aspiration de l’humanité contemporaine (...). Il ne s’agit pas de faire de la Bonne Nouvelle une bonne nouvelle. Le christianisme n’est pas de la guimauve...’ »604 .Comme le dialogue avec les marxistes découle de la volonté de soumettre la foi au risque de l’athéisme et de la confrontation avec la société moderne, le cheminement avec les protestants s’interroge sur les conditions de l’apostolat dans le monde contemporain. Sous l’interrogation : « ‘La Bonne Nouvelle est–elle annoncée aux hommes de notre temps ?’ », perce une autre question : comment dépouiller la foi pour la présenter au monde dans son absolue pureté et la réveler aux hommes de ce temps ? C’est cette démarche qui aboutira à Dieu, pour quoi faire ?, où Montuclard synthétisera sa théologie de l’inutilité de Dieu. Pour l’heure, Jeunesse de l’Eglise jouit régulièrement de la sympathie d’une presse protestante qui, du Semeur, revue de la Fédération des étudiants protestants, à Réforme 605, hebdomadaire fondé en 1945 par Albert Finet, ne manque pas de donner un écho favorable aux publications du mouvement. A propos du Cahier 7 et de la Lettre aux impatients, Henri Hatzfeld écrit dans Foi et vie : ‘« Disons-le, on ne peut lire ces pages qu’avec la plus grande sympathie, la plus grande confiance. Ces problèmes sont les nôtres. Ces espoirs sont les nôtres. Sans aucun chauvinisme confessionnel, nous devons reconnaître ici que nous appartenons à la même Eglise qui, par la grâce de Dieu, est en marche’ ».606
Dans la première partie, « Conditions réelles de l’évangélisation », on atteint la proportion significative de 7 sur 13.
Yves Congar, Chrétiens désunis : principe d’un « oecuménisme catholique », Cerf, 1937.
Entretien avec l’auteur, Grenoble, 16 octobre 1996.
Pierre Bolle, Histoire des protestants en France, éditions Privat, 1977, 490 pages, réédition 2001.
Roger Miquet, op. cit., page 83.
Notamment le Semeur du 12 janvier 1947 ; Réforme des 28 juin 1947, 15 novembre 1947.
Foi et vie, juillet 1948, pages 313 à 315.