D) La spécificité de Jeunesse de l’Eglise

Poser la question des rapports de J.E. avec d’autres mouvements plus ou moins proches, c’est s’interroger, en creux, sur la spécificité de Jeunesse de l’Eglise, chercher à cerner ce que trouvaient là les militants qu’ils n’avaient pu découvrir ailleurs.

Le premier élément sur lequel insistent tous les anciens membres, c’est le caractère profondément religieux de la démarche de J.E. Souvent engagés dans des activités politiques, syndicales ou associatives, les militants souhaitaient disposer d’un lieu où approfondir leur recherche chrétienne et exprimer leur foi. Ni Esprit, tourné vers une réflexion intellectuelle et culturelle, soucieux d’une ouverture la plus large possible sur la vie du monde, ni l’U.C.P., dont les préoccupations sont avant tout politiques, ni même plus tard La Quinzaine, qui veut fédérer les différentes expressions de l’engagement des chrétiens dans l’expérience missionnaire, ne purent fournir ce lieu d’expression et d’approfondissement de la foi.

Cécile Jullien exprime bien cette sensibilité : « ‘Mon engagement à J.E. signifiait un besoin de nourriture spirituelle, d’approfondissement des vérités spirituelles que je ne trouvais nulle part ailleurs et qui m’était d’autant plus nécessaire que j’étais immergée dans un océan de tâches liées à des engagements temporels : Mouvement de la Paix, comités de paix contre la guerre en Indochine, syndicalisme, U.C.P. Vous me direz : « Il y avait l’A.C.O. », mais je n’étais pas ouvrière et les aumôniers de l’A.C.O. me paraissaient singulièrement plus moralisateurs qu’éveilleurs de spiritualité. Il y avait la Paroisse universitaire [Cécile Jullien’ ‘ était alors enseignante en collège ]. Certes, mais j’avais besoin de rencontrer aussi des non-universitaires, justement ».619 Mieux, c’est précisément l’action dans ces divers mouvements qui justifiait l’adhésion à Jeunesse : « Il n’y avait pas une « action J.E. » parmi d’autres démarches de type chrétien-progressiste ; plutôt ces démarches-là impliquaient nécessairement l’adhésion à J.E. Jeunesse de l’Eglise était la source de notre vie spirituelle et, en même temps, d’une certaine manière, préfigurait le visage de l’Eglise tel que nous imaginions qu’il pourrait être dans la société socialiste que nous voulions construire. Nous avions besoin de J.E. comme on a besoin d’oxygène pour vivre...’ »620

En cela, J.E. est restée fidèle à son programme d’origine. Non seulement les rencontres (troisièmes dimanches, assemblées de Pentecôte) étaient largement consacrées à l’étude de questions religieuses621 ; non seulement la lecture des événements était toujours replacée dans une perspective théologique, mais encore une bonne partie des réunions était consacrée à la prière et à la méditation des textes sacrés. « ‘C’est à J.E. que j’ai appris à lire la Bible ’», affirme Jacques Roze622. A une époque où l’approche biblique reste limitée, voire suspecte, pour les laïcs, J.E. fait oeuvre novatrice en l’érigeant en socle de l’acte de foi. Mieux, l’étude de l’Ancien Testament, encore plus mal connu, est privilégiée. Cette approche vétérotestamentaire a pour but d’éviter toute équivoque : c’est la place centrale de la Révélation, dans toute sa force et toute sa pureté radicale qui est affirmée. De plus, il est ainsi bien difficile de tirer les textes vers une interprétation morale ou en déduire une inspiration politique et sociale.623

La contre-partie de cette rigueur théologique, c’est un goût poussé pour le « sérieux théorique », qui confère au mouvement une réputation dommageable d’intellectualisme outrancier. La réflexion de J.E. est réputée d’accès difficile,  abscons et ésotérique  pour les uns624, jargonnante pour les autres625. Les mieux disposés y voient une marque de sérieux, les autres le signe d’une coupure. Il est sûr en tout cas que ce manque d’accessibilité des textes a desservi J.E. : auprès des militants ouvriers chrétiens qui s’en détournent ; auprès des prêtres-ouvriers qui y voient souvent une tare ; auprès de la hiérarchie qui croit y détecter une prétention à remplacer le magistère. Pour un mouvement qui affirmait : « La foi ne peut pas rester une théorie, elle doit être une inspiration et si possible une expérience », la situation est paradoxale. Pour toutes ces raisons, à partir de 1950, Jeunesse adoptera une nouvelle formule de Cahiers qu’elle voudra « grand public ».

Pour ces chrétiens souvent « séparés », qui se sentent en rupture avec les institutions paroissiales et à l’égard desquels la hiérarchie ecclésiastique éprouve parfois de l’incompréhension, voire une certaine méfiance, cet ancrage religieux s’avère pourtant précieux : il est le garant de leur appartenance à l’Eglise et de la légitimité de leur démarche. Cet aspect est essentiel dans la recherche des membres de J.E. Eux qui, quotidiennement, regrettent les déficiences de l’Eglise et constatent le fossé qui les sépare de la majorité de leurs coréligionnaires, ne veulent en aucun cas aller jusqu’à la séparation : « ‘La parole de Dieu, c’est l’Eglise qui nous la donne ; la tradition apostolique a gardé la Bible et nous la donne. La liturgie nous donne quelques-unes des clés nécessaires à sa lecture. Que serait la foi en Dieu sans une Eglise ? Que devient cette foi dans la mesure où nous nous séparons de cette Eglise ?’ »626

Autre caractère marquant de la démarche de J.E., ce profond ancrage religieux s’accompagne d’une préoccupation missionnaire ardente. La tendance, déjà présente à l’état latent dans la réflexion de la Communauté lyonnaise, se renforce dans les années d’après-guerre pour devenir essentielle : « ‘Pentecôte 1950. Découverte : la recherche inconsciente de J.E. était une recherche missionnaire et non une « coopérative de sainteté mutuelle’ ».627 Y-a-t-il jamais eu d’ailleurs la moindre interrogation sur le principe ? La réflexion en revanche porte sur les moyens. Dès le commencement, J.E. s’est définie par une prise de position originale sur les formes de l’évangélisation : refus du prosélytisme, de l’esprit de conquête, de la stratégie d’incarnation ; franc-jeu et engagement individuel des chrétiens dans le monde du travail, des loisirs, des regroupements associatifs, syndicaux ou politiques ; refus des mots d’ordre et des objectifs communs, en dehors de ceux imposés par la foi. Cette stratégie missionnaire était dictée par la reconnaissance des valeurs du monde et de la valeur propre du temporel. Face à « l’incroyance des croyants », de quoi les chrétiens pourraient-il donner l’exemple à un monde où les incroyants se comportent en « sauvés », mûs par des valeurs athées de foi en l’humanité et en son devenir ? A mesure que s’est imposée la nécessité de « coller » au mouvement ouvrier, cette stratégie a été approfondie au point d’aboutir à une théorie du « chrétien invisible » : « ‘Nous sommes engagés dans l’action de telle façon que nous sentons la nécessité de laisser en nous le christianisme invisible : être parmi les hommes comme l’un d’entre eux. La seule différence est dans les objectifs que nous poursuivons : travailler à l’avènement du règne de Dieu (...). C’est une nécessité politique et apostolique, c’est la situation que Dieu nous a faite aujourd’hui.’ »628 Cette question de la forme du témoignage dessine aussi la spécificité du mouvement. Il est frappant et révélateur qu’en mars 1953, alors que les menaces s’amoncellent et que l’on pourrait s’attendre à ce que les mouvements amis se « serrent les coudes », le vif débat qui oppose Maurice Montuclard à l’équipe de La Quinzaine porte précisément sur cette question. Si Montuclard s’en prend ainsi à ses amis, c’est qu’il voit dans leur position un retour à tout ce qu’il a si vigoureusement combattu : l’esprit de chrétienté, le confusionnisme, la tentation de la fuite face à la seule révolution qui vaille au fond vraiment : celle de la manière d’être chrétien.

Cette position a conduit J.E. à adopter – et c’est, au sein des courants regroupés sous le vocable « chrétien progressiste », aussi un critère de distinction – une définition particulière du rapport entre religion et politique ou plutôt pour employer une terminologie plus au goût de Montuclard, entre foi et action. ‘« La question essentielle est de savoir comment se fera l’unité de la foi et de l’action ’».629 En effet, aux yeux du dominicain, le problème posé n’est pas tactique ou moral mais de nature proprement théologique. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas l’aborder de la manière la plus concrète possible. Depuis son exégèse de l’oeuvre de Maritain, Montuclard défend à la fois la séparation entre spirituel et temporel et le rejet d’une chrétienté de type sacral. Mais il va plus loin en s’insurgeant contre toute interprétation qui laisserait croire que le chrétien a la liberté du choix des solutions techniques face aux problèmes du monde, tout en se conformant aux exigences de la foi et aux enseignements de l’Eglise. Pour lui, la forme morale d’une action est indissociable de son objet. En effet, les situations réelles se présentent toujours comme un ensemble de données concrètes, historiques, techniques, face auxquelles la doctrine sociale de l’Eglise n’apporte aucune clef aux chrétiens... ‘« Et c’est en répondant à la situation historique déterminée par la multitude de ses données concrètes et techniques que le chrétien animé par la vie théologale, éclairé par l’Evangile et l’enseignement de l’Eglise, invente, dans son action même et non pas préalablement, la moralité propre et, si je puis dire, la christianisation propre que cette action comporte.’ »630

Il faut mesurer la portée d’un tel propos : non seulement il fait reposer la vie chrétienne sur l’action au même titre que la Parole – les événements et la foi -, mais il institue le croyant avant tout comme un homme libre. Cette liberté du chrétien, à laquelle devait être consacré tout un cahier – le onzième, jamais paru, entre l’Evangile captif et Dieu, pour quoi faire ? – est une affirmation proprement révolutionnaire, car elle relègue les enseignements du magistère et les directives de la hiérarchie au second rang, subordonnés au libre arbitre du chrétien. D’aucuns ont pu affirmer que, derrière le prétexte de l’imprégnation marxiste, c’était là le vrai motif de la condamnation de 1953, la hiérarchie ayant compris le caractère dangereux d’une telle remise en cause de son autorité. Cette interprétation, si elle ne doit pas être exclusive, a le mérite de mettre en lumière le caractère bouleversant et déstabilisateur de la conception de Montuclard. Elle éclaire aussi le poids des enjeux et permet de mieux comprendre la virulence de la crise qui domine les dernières années de Jeunesse de l’Eglise.

Notes
619.

Témoignage du 22 août 1993.

620.

Témoignage du 4 août 1993.

621.

Voir supra, page 164 et, en annexe IX, le programme de quelques « troisièmes dimanches ».

622.

Témoignage de Jacques Roze à l’auteur, Paris, 25 octobre 1994.

623.

« Jésus m’agace ». Jacques Roze à l’auteur.

624.

Maxime Hua, Masses ouvrières, n° 35.

625.

Entretien avec Mme Marie Montuclard.

626.

Maurice Montuclard à l’Assemblée de Pentecôte, 1951, F.M., 6, 5, 2.

627.

Maurice Montuclard, F.M. 6, 5, 2.

628.

Ibid.

629.

Ibid, page 6.

630.

Ibid, page 7.