CHAPITRE I LA LEVEE DES EQUIVOQUES

I LA CRISE DE 1949

A) Les prémisses 
1) Le débat Fessard - Montuclard

L’année 1949 commence pour le père Montuclard sous le signe de la polémique, à la suite de la publication d’un long article du père Fessard sur «  Le christianisme des chrétiens progressistes »631. Depuis la Libération , le célèbre jésuite rompt des lances avec tous ceux qu’il soupçonne  de tomber sous la séduction du marxisme632. La création de l’Union des Chrétiens Progressistes en 1947 justifie à ses yeux la vigueur de son combat. Cette fois, ce sont deux textes publiés dans Esprit de novembre 1948 qui provoquent son intervention : «  Les chrétiens progressistes », signé par Emmanuel Mounier et « Rome et Moscou », écrit par André Mandouze. Mêlant étroitement la responsabilité du chef de file de l’UCP, dont il dénonce l’erreur et celle du directeur de la revue, accusé de connivence, le père Fessard s’en prend vertement à ‘« la fausse dialectique de l’histoire dont l’adoption caractérise à ses yeux le chrétien communisant’ »633. C’est dans la note qui prolonge son article que le père Montuclard est mis en cause. Le père Fessard vient de prendre connaissance du livre collectif Les chrétiens et la politique 634, dans lequel André Mandouze, sous le titre « Prendre la main tendue », explicite et radicalise les idées développées dans « Rome et Moscou », tandis que le père Montuclard y signe un article intitulé « Eglise et partis ». Vient alors l’allusion brève mais foudroyante à la participation du père Montuclard : « ‘Je crains que ses considérations et sa dialectique Eglise-Histoire ne contiennent moins « l’impatience’ »635 des chrétiens progressistes qu’elles ne les confirment dans leur marxisme soi-disant ouvert...636 . Tant elles-mêmes me paraissent ouvertes à une conception du politique où l’opposition faux idéalisme-réalisme ressemble étrangement à celle des communistes, tout en s’enrobant sous des phrases aussi peu thomistes et aussi grosses de confusions que celle-ci : ‘« L’idéologie est construction humaine, la réalité est indication et volonté de Dieu » (page167).’ »

En fait, ce n’est pas la première fois que le polémiste de la rue Monsieur croise le fer avec les gens de Jeunesse de l’Eglise. La critique de son ouvrage  France, prends garde de perdre ta liberté , parue dans le Cahier 6, L’incroyance des croyants, avait déclenché les hostilités et rendu l’équipe de J.E. suspecte de progressisme à ses yeux. Dans Le communisme va-t-il dans le sens de l’histoire ?, il visait, sans plus de précisions, « ‘un théologien thomiste, sans nul doute...’ », qui pourrait bien être le père Montuclard. Mais cette fois l’attaque est plus durement ressentie, en raison du climat général particulièrement tendu : en Italie, le Parti de la gauche chrétienne (PSC), à peine recréé sous le nom de Mouvement unitaire des chrétiens progressistes, fait l’objet d’un avertissement de L’Osservatore Romano et son principal leader, Franco Rodano, est frappé d’interdit. En France, le cardinal Suhard fait paraître une mise en garde contre l’attitude adoptée par l’UCP. Dans un tel contexte, les accusations du père Fessard, surtout dans les termes employés, peuvent être lourdes de conséquences.

La riposte ne se fait pas attendre. A peine rentré à Paris, de retour de voyage, Mounier demande au père D’Ouince, directeur des Etudes un droit de réponse 637 dont le texte est publié dans le numéro suivant de la revue 638. De son côté, le père Montuclard renonce à argumenter : il préfère renvoyer ses détracteurs aux passages incriminés. Sur le faux idéalisme, qu’avait-il écrit ? «  ‘Lorsque le souci de la chrétienté se substitue pratiquement à celui de l’Eglise, le christianisme tend à passer de la foi à la raison, de la liberté spirituelle au moralisme, de la communauté à la société, de la vitalité religieuse au pragmatisme de l’action. Le chrétien se trouve peu à peu enveloppé dans un univers idéologique dont les éléments relèvent moins du christianisme que de l’humanisme chrétien (...). Qu’on le veuille ou non, être chrétien revient alors non point tant à entrer dans la parole de Dieu et dans l’Eglise qu’à se mettre en face de cette synthèse idéologique, à la tenir pour vraie par le même processus mental dont on use à l’égard de n’importe quelle autre doctrine...’ »639.

Et par réalisme, qu’entendait-il ? « ‘Le plus élémentaire réalisme suggère que ce qui est essentiel dans le christianisme, ce n’est pas la chrétienté mais l’Eglise, point l’humanisme mais la foi (...). L’Eglise a un dedans : elle est communion vivante à la réalité du don de Dieu aux hommes’ »640. Jusque-là, rien que de très rigoureusement orthodoxe, dans la droite ligne de ce qu’a toujours soutenu Montuclard. Il est vrai qu’un peu plus loin, il écrivait aussi : « ‘Le même réalisme élémentaire éclaire d’une manière analogue la réalité politique. (...) Pourquoi hésiterions-nous à reconnaître sur ce point la part de vérité que contient le marxisme ? Un parti n’a de réalité politique que dans la mesure où il traduit des intérêts, des valeurs, la mission d’une classe sociale déterminée. C’est pour défendre ces intérêts, promouvoir ces valeurs, accomplir cette mission qu’un parti prend corps au sein de la classe sociale dont il est politiquement l’expression’.». Non seulement Montuclard fait sienne une conception directement inspirée du matérialisme historique, mais il ne faudrait pas trop forcer ses propos pour entendre : « mission historique de la classe ouvrière » et « parti communiste, expression politique de la classe ouvrière ». Cela, ajouté au fait que nulle part l’option de l’engagement auprès des communistes n’est expressément condamnée, est bien suffisant aux yeux du père Fessard pour détecter un danger de progressisme. Que Montuclard se défende de transposer ce rôle historique en une mission religieuse ne convainc pas le vigilant jésuite : « ‘Il me semble que [la transposition] est déjà faite (...) et je ne vois pas comment, après avoir concédé cette mission historique au prolétariat, vous pouvez vous dégager complètement du marxisme. Comme Mounier’ ‘, bien sûr, vous ne voudrez attribuer cette mission qu’au point de vue de la « raison naturelle ». J’ai expliqué pourquoi cette raison me paraît proprement naturaliste... et comment tout le « progressisme » est en germe dans ce sens de l’histoire détecté par la raison naturelle’ » 641.

A cette accusation de naturalisme, Fessard en ajoute deux autres : en concluant l’ouvrage auquel il a participé, Montuclard cautionne en quelque sorte chacun des articles qui précèdent le sien, y compris celui de Mandouze ; la dialectique Eglise-Histoire développée par Montuclard est tendancieuse. Le dominicain balaie ces derniers griefs : pourquoi lui reprocher de ne pas avoir tenu un rôle qui ne lui appartenait pas et qu’il n’était pas en mesure de tenir : celui de directeur de collection ? L’attaque contre sa dialectique Eglise-Histoire n’est–elle pas inspirée par les interprétations très défavorables du père Daniélou ?642.

Finalement, le débat se concentre sur la question de la dévolution d’une mission historique au prolétariat, jugée cruciale par le père Fessard. Celui-ci cherche d’abord à montrer que lorsqu’on affirme que le mouvement prolétarien va dans le sens de l’histoire, on substitue une actualité marxiste à l’actualité chrétienne et on méconnaît ainsi la présence hic et nunc de la Fin de l’histoire. Or « ‘la vérité oblige le chrétien à se demander, non pas une fois pour toutes, mais à chaque instant : « Suis-je sûr de croire pleinement en Dieu ? ’» comme l’écrit Jeunesse de l’Eglise dans L’incroyance des croyants.643 Le remède ? Plutôt que de jeter aux orties l’idéal historique de chrétienté et se priver ainsi d’un secours, certes insuffisant mais utile, plutôt que de se satisfaire de l’idéologie dominante du moment, ne faudrait-il pas développer une conception du monde, une idéologie chrétienne pour le temps présent, en un mot la doctrine sociale de l’Eglise ? On se doute que c’est là un langage inadmissible pour Montuclard qui avoue son incompréhension ‘« Je ne comprends pas pourquoi écrire : « le mouvement prolétarien va dans le sens de l’histoire » vous semble suspect d’athéisme objectif (...) Pourquoi y aurait-il athéisme objectif à reconnaître la causalité des causes secondes, pourvu que, à l’instant même où on la reconnaît, on reconnaisse aussi la causalité de la cause première ? »644 Ce à quoi le père Fessard’ ‘ rétorque aussitôt :645 « Dans ces conditions, je ne m’étonne pas que vous écriviez « le prolétariat a une mission historique indéniable ». Ce qui équivaut, à mes yeux, à accepter la pièce maîtresse de l’idéologie marxiste. Par là, vous pensez seulement reconnaître la causalité des causes secondes. Et comme vous ne niez pas la causalité de la cause première, vous êtes persuadé d’échapper à tout athéisme objectif. Seulement, vous dites très bien qu’il y a à cela une condition : » pourvu que, à l’instant même où on reconnaît la causalité seconde, on reconnaisse aussi la causalité première ». Mais pour reconnaître dans le même instant deux causalités, ne faut-il pas aussi les ordonner et que la première détermine la seconde et non l’inverse ? Or, quand il s’agit de mission historique ou de « sens de l’histoire », il n’est plus question de causalité, mais de finalité, ce qui sous un autre aspect revient au même. J’ai essayé de montrer que reconnaître une mission historique au prolétariat, c’était accepter que nos jugements historiques soient déterminés non par la Fin dernière, chrétienne et transcendante, mais par la fin seconde, non chrétienne et athée, que Marx’ ‘ a assignée à ce concept de « prolétariat ». D’où résulte la perversion du christianisme lui-même... ’».

L’échange s’est-il clos ainsi ou s’est-il poursuivi entre les deux théologiens ? Nous ne disposons pas d’autres documents, mais, en l’état, le débat avait déjà atteint à l’essentiel. De son côté, Fessard a parfaitement cerné l ’évolution prévisible des progressistes : par la prétention foncière à déterminer l’oméga de l’Histoire, le communisme est une force politique différente des autres, qui exige de ses zélateurs plus qu’une adhésion tactique. C’est en cela qu’il est un totalitarisme et le jésuite, expert en la matière, l’a très bien compris. Le risque est donc de vouloir tenir une posture intenable et finalement d’être de plus en plus vaguement chrétien pour être de plus en plus progressiste.

Toute la pensée de Montuclard, au contraire, se bâtit contre cette interprétation. Pour lui, pas question de renouer avec le vieil idéal de chrétienté, car ‘« que devient l’Eglise pour « le catholique de chrétienté » ? L’Eglise est une institution dont le rôle se résumerait presque à penser le plan d’un ordre chrétien et à en diriger l’exécution. Elle n’est plus elle-même une fin, elle est un moyen, un moyen de civilisation. Elle n’a plus de dedans (...). La religion des bien-pensants est le point terminal d’une recherche anachronique de l’impossible chrétienté »’.646 Pas question non plus d’adhérer à la formule du parti d’inspiration chrétienne qui incarne au plus haut degré le risque de ravaler le christianisme au rang d’une idéologie sociale. Surtout qu’en face, le danger signalé par le père Fessard est largement illusoire : ‘« C’est une illusion de penser qu’un parti peut se constituer autour d’un pur idéal. Et c’est de ce parti-là, s’il était possible, qu’il faudrait craindre, en effet, qu’il rivalise avec l’Eglise et qu’il finisse, dans la conscience de ses militants, par se substituer à elle ’». 647 La solution est, pour le chrétien, un « réalisme intégral », dans une inspiration toute thomiste : à l’égard de l’Eglise, dans laquelle il saura distinguer, à la lumière de la foi, l’essentiel et les formes secondaires héritées de la « civilisation chrétienne » ; à l’égard de l’action politique où, attaché au réel, il se prémunira de l’idéologie, du sectarisme et du mensonge. En fait, c’est la dialectique de la « double fidélité » à l’Eglise et à la classe ouvrière et, partant, la crise de 1953, qui sont en germes dans ce raisonnement. Le père Fessard en rejetait la subtilité au non du danger pour la foi. Le père Montuclard en revendiquait le risque au non de l’exigence missionnaire.

Seulement, le climat général en cette année 1949 se dégrade et va peser lourdement sur la sérénité de tels débats, ce qui n’empêche pas l’équipe de Jeunesse de l’Eglise de lancer un nouveau Cahier, audacieux dans sa conception comme dans ses propos. Les événements allaient en faire l’ultime expression de cette formule sur laquelle JE avait bâti sa notoriété.

Notes
631.

Gaston Fessard, « Le christianisme des chrétiens progressistes » Etudes, janvier 1949, pages 65 à 93.

632.

Gaston Fessard, France, prends garde de perdre ta liberté, Paris, Editions du Témoignage chrétien, 1946, 316 pages ; « Le communisme va-t-il dans le sens de l’histoire ? », Psyché, numéro 21-22, juillet-août 1948, pages 844-872.

633.

Gaston Fessard, « Le christianisme ... », op. cit., page 89.

634.

Henri Guillemin, André Mandouze, Paul Ricoeur, Georges Hourdin, Daniel Villey, Marie-Ignace Montuclard, Les chrétiens et la politique, Editions du Temps présent, Paris, 1948, 169 pages. On trouvera la contribution du père Montuclard in extenso en annexe X.

635.

Allusion à la Lettre aux impatients du père Montuclard, 1947.

636.

Allusion au numéro spécial d’Esprit : « Marxisme ouvert contre marxisme scolastique » mai-juin 1948.

637.

Lettre d’Emmanuel Mounier au père d’Ouince, 22 janvier 1949.

638.

Rubrique « correspondance », Etudes, février 1949, pages 389 à 394 et la réponse du père Fessard, pages 394 à 399.

639.

« L’Eglise et les partis », Les chétiens et la politique, op. cit. page 160.

640.

Ibid, pages 162-163.

641.

Réponse du père Fessard au père Montuclard, 5 février 1949, F.M., 4,2,54.

642.

Jean Daniélou, « Christianisme et progrès », Etudes, décembre 1947, pages 399 à 402. Le père Montuclard montre ici qu’il n’est pas très bien informé sur les rapports entre les deux jésuites.

643.

Cahier 6, pages 17-18.

644.

Lettre du père Montuclard au père Fessard, 16 février 1949, F.M.,4,2,55.

645.

Lettre du père Fessard au père Montuclard, 18 février 1949,4,2,56.

646.

« Eglise et partis », op.cit., pages 161-162.

647.

Ibid, page 163.