2) La publication de l’Evangile captif

Avec le Cahier 10, l’Evangile Captif, la « méthode J.E. » est poussée au maximum, mais les risques pris en sont augmentés d’autant. Par la diversité des contributions, la liberté de ton et l’audace des propos, ce Cahier marque l’apogée de la formule inaugurée à Lyon en 1942 et poursuivie à Paris depuis 1946.

Le thème de l’enquête porte en lui sa charge de provocation  : « La Bonne Nouvelle est-elle annoncée aux hommes de notre temps ? » et l’avant-propos du Cahier rejette par avance les réponses faciles, les accommodements. Il y est dit tout net que, dans les conditions historiques telles qu’elles sont, l’apostolat est impossible, mais aussi qu’il ne suffirait pas aux chrétiens d’être des saints pour réussir l’évangélisation du monde moderne, parce qu’ils ont tout simplement perdu le sens pratique de  « l’Evangile comme Bonne Nouvelle adressée à tout homme » et fini par confondre Evangile et humanisme chrétien.

Cinquante-trois contributions sont réunies, sur 170 pages, en deux thèmes principaux qui passent en revue les conditions réelles de l’évangélisation et les possibilités offertes à l’action apostolique. Les témoignages sont des plus variés, issus de travaux d’équipes (Gap, Veynes) ou signés de personnalités : Georges Mounin, Emmanuel Mounier, Paul Ricoeur, Jean Guitton... Cette énumération suffit à faire saisir la diversité des horizons : protestants, orthodoxes, juifs, marxistes ont été sollicités, si bien qu’une quinzaine d’articles n’ont pas été soumis à la censure ecclésiastique. Seuls les propos signés par des catholiques sont donc concernés par le nihil obstat accordé par MM. Enne et Levassor-Berrus, sulpiciens, censeurs de l’archevêché de Paris et le père Thomas Philippe, o.p. et par l’imprimatur donné par le vicaire général de Paris, Mgr Brot.

Tandis que le père Montuclard, dans une conclusion vigoureuse, en appelle à une nouvelle révolution paulinienne, seule susceptible de prendre en compte le défi posé par le marxisme aux chrétiens, c’est à Louis Althusser qu’il revient d’ouvrir le Cahier par un article dont le contenu traduit si bien l’esprit général du numéro qu’il a été placé en tête de la livraison. Cette publication est la consécration du rôle joué par Althusser à Jeunesse de l’Eglise. L’ancien « prince tala » de la khâgne lyonnaise avant-guerre est devenu élève, puis enseignant de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Mais, entre-temps, il y a eu la guerre et la captivité. Au stalag, le jeune philosophe a connu une première crise dans sa foi et un premier contact avec le communisme. A son retour, le jeune homme est toujours catholique mais il a oublié ses penchants monarchistes et cherche où concilier sa foi chrétienne avec l’engagement aux côtés des « forces du progrès ».

Ce lien, ce sera Jeunesse de l’Eglise. Yann Moulier-Boutang, dans sa biographie de Louis Althusser, identifie le mouvement comme le « chaînon manquant », dans l’itinéraire du philosophe entre sa jeunesse catholique et l’engagement au parti communiste648.

C’est à l’automne 1947, tandis qu’il se prépare à l’agrégation, qu’Althusser commence à fréquenter le Petit-Clamart. Il vient assister aux rencontres des troisièmes dimanches, en participant assidu, souvent accompagné de sa soeur Georgette qui deviendra secrétaire de J.E. après le départ d’Isabelle Richardier. Parfois se joint à eux la compagne de Louis, Hélène Rytmann-Légotien, qui suit les débats en tricotant au fond de la salle. C’est par Jean-Jacques Kirkyacharian, beau-frère de son grand ami Paul de Gaudemar, qu’Althusser a eu connaissance de l’existence de Jeunesse de l’Eglise. Après une interruption au printemps 1948, au moment du concours, Althusser renoue dès l’été avec le mouvement. Sans jamais faire partie du premier cercle des animateurs de Jeunesse de l’Eglise, le grand jeune homme au front large et aux idées radicales se fait suffisamment remarquer par ses interventions pour que lui soit confié l’article introductif du Cahier 10. Il trouve à Jeunesse, non seulement une doctrine, mais aussi des amis649. Entre le jeune philosophe promis à un brillant avenir et le théologien d’avant-garde, s’opère une séduction réciproque qui repose sur une affection réelle. Même si, aux dires des principaux membres de J.E., Althusser n’a pas eu sur J.E. l’influence que l’on pourrait croire, à l’aune de celle que Yann Moulier-Boutang attribue à J.E. sur l’itinéraire intellectuel de son personnage.

Le titre lui-même, « Une question de faits », a des résonances certaines avec la pensée de Montuclard, qui se réclame si souvent des faits et dont la conclusion est parfaitement en phase avec les propos du jeune agrégé-répétiteur de la rue d’Ulm. Pourtant, malgré des accords profonds entre les deux hommes, le style et la position adoptés diffèrent. Althusser se place en effet, non plus en fidèle, ni même en « ami  de la famille », mais en clinicien qui pose un froid regard extérieur. C’est le communiste qui parle ici, animé par la foi d’une adhésion toute fraîche.650Et le diagnostic est sévère : ‘« L’Eglise moderne n’est plus chez elle dans notre temps et la grands masse des fidèles sont dans l’Eglise pour des raisons qui ne sont pas vraiment de l’Eglise’ »651. Cette situation repose sur un triple divorce : sociologiquement, « on peut estimer à 50 % du corps de l’Eglise, la masse des fidèles rattachés à l’Eglise par la médiation de structures féodales survivantes et à 40 % la masse des fidèles liés à l’Eglise par l’intermédiaire d’une bourgeoisie capitaliste déjà dépossédée ou en passe de l’être » ; idéologiquement, l’Eglise vit dans un univers conceptuel fixé au XIIIe siècle et qui repose sur les philosophies de Platon et Aristote, « accommodées » par la tradition augustinienne et saint Thomas ; politiquement, les positions de l’Eglise sont profondément réactionnaires. Les rares audaces pontificales ne sont que des ajustements réformistes. La doctrine sociale de l’Eglise, vague compromis de corporatisme médiéval et de libéralisme, exprime en fait le pacte silencieux passé entre l’Eglise et les forces de domination capitaliste. Enfin, dans l’affrontement des blocs, l’Eglise a clairement choisi le camp du capitalisme international. A partir de ce constat, deux tâches s’imposent : la libération de l’Eglise et la reconquête religieuse. La libération sociale ne peut être réalisée, dans la situation historique telle qu’elle se présente, que par le prolétariat organisé et ses alliés. Cette lutte n’est pas de nature religieuse, mais elle est le présupposé de la libération sociale de l’Eglise et le chrétien doit donc en prendre sa part.

Quant à la reconquête de la vie religieuse, elle implique une critique de toutes les aliénations qui l’encombrent et la dénaturent : cette critique « ‘doit atteindre l’univers conceptuel de l’Eglise, sa théologie, le corps de sa morale, sa théorie de la famille, de l’éducation, de l’action catholique, de la paroisse...’ »652. Mais pour Althusser, il ne faut pas espérer de l’Eglise qu’elle réalise cette autocritique. Seuls de petits groupes isolés, en lisière de l’Eglise, sont susceptibles de la conduire, parce qu’ils agissent dans des milieux en voie de libération sociale, mais ils ne sont pas de taille à ébranler l’Eglise, qui les menace et les renie. Autrement dit, pour changer l’Eglise, il faut commencer par renverser les structures sociales qui la conditionnent et donc rejoindre les rangs du prolétariat mondial en lutte.

Il y a bien des parallèles entre le réquisitoire d’Althusser et la conclusion que donne Montuclard. Si l’on dépasse le ton pesamment didactique du novice en marxisme soucieux de coller à l’orthodoxie de sa chapelle, on retrouve dans les propos du philosophe les préoccupations essentielles du religieux : le rejet des compromissions de l’Eglise du Christ avec une civilisation qui s’écroule ; la prise de conscience d’une perversion profonde de la religion par les formes historiques de la chrétienté. Ainsi, c’est Montuclard qui écrit : « ‘Pour qu’advienne la religion en esprit et en vérité, la religion universelle, il faut certes l’audace de Paul, mais aussi peut-être les armées de Titus’ »653

Mais l’angle de vue est différent. Tandis qu’Althusser fonde le processus de rénovation de l’Eglise sur l’action historique des agents sociaux, Montuclard en revient toujours à la nature de la foi : » ‘Ce serait une erreur de croire que les compromissions du monde chrétien avec les classes possédantes ne sont rien de plus qu’un « accident » historique. Elles sont plutôt la conséquence inéluctable de ce qu’il faut bien appeler une perversion de l’attitude religieuse, dès lors, en effet, que la raison tend à usurper, dans le domaine religieux le rôle irremplaçable de la foi et qu’en conséquence l’homme tend à y prendre la place de Dieu’ »654. C’est un langage qu’Althusser ne peut plus – ou ne veut plus – comprendre et employer. Pour Montuclard, la véritable révolution est d’essence religieuse, elle se joue d’abord dans la conscience individuelle de chaque chrétien.

Notes
648.

« Paradoxalement, c’est la rencontre avec Jeunesse de l’Eglise qui pèsera sans doute le plus lourd dans son ralliement au Parti communiste, car au rayonnement des êtres rencontrés et admirés que furent ses intercesseurs avec le marxisme auquel rien ne le prédisposait culturellement, est venue s’ajouter l’incomparable force d’une vraie doctrine, qui prolonge et couronne la foi ». Yann Moulier-Boutang, Louis Althusser , une biographie, op. cit., page 237.

649.

« De bons amis, de bonnes lectures ». Carte postale de Louis Althusser à sa mère, 21 septembre 1948, citée par Yann Moulier-Boutang, Louis Althusser , une biographie, page 295.

650.

L’adhésion d’Althusser au parti communiste date de novembre 1948.

651.

Cahier 10, page 14.

652.

Cahier 10, page 23.

653.

Ibid, page 165.

654.

Ibid, page 167.