2) L’affaire des censeurs et les avatars du Cahier 11

Depuis le début, les publications de Jeunesse de l’Eglise étaient toujours parues munies du nihil obstat et de l’imprimatur, conformément à la discipline ecclésiastique, mais surtout au désir du père Montuclard de marquer clairement l’appartenance de son oeuvre à l’Eglise. Ce souci s’expliquait surtout par la volonté de « compromettre »661 la hiérarchie dans sa réflexion sur la réforme de l’Eglise et de ne pas confiner J.E. dans un rôle de laboratoire, audacieux certes, mais coupé de l’institution et par là, sans espoir d’efficacité. A Lyon, la censure des trois premiers cahiers était confiée à des dominicains (le père Cathelineau, provincial, pour les deux premiers ; les pères Mellet et Corvez pour le troisième), puis pour les deux livraisons suivantes, à M. Louis Richard, sulpicien, assisté pour le numéro 5 par le père de Lubac. L’imprimatur est chaque fois accordé par le vicaire général de l’archevêché, Mgr Rouche. A Paris, l’habitude est vite prise de soumettre chaque livraison à une double censure, afin d’affirmer le caractère non exclusivement dominicain de la publication. Aux côtés du frère Thomas Philippe, o.p., on trouve le nihil obstat de deux sulpiciens agréés par l’archevêché : MM. Enne et Levassor-Berrus. Jacques Roze se souvient de la « chasse à l’imprimatur » qui précédait chaque publication et entraînait de nombreuses navettes à propos des articles soumis à la censure. Nonobstant, les relations avec les censeurs avaient toujours été excellentes.

Mais voilà qu’à l’occasion de la préparation du Cahier 11, lancé en Janvier 1949 sur le thème « la liberté du chrétien », M. Enne se rétracte et demande à être déchargé de sa fonction de censeur662. Invoquant des raisons personnelles (fatigue, lassitude, surcharge de travail), il émet aussi des critiques sur les articles soumis à son jugement. Plusieurs lui semblent mêler à des observations exactes des approximations équivoques. Surtout, « ‘à tout instant, on dévie vers des jugements sur l’enseignement traditionnel de la morale, qui ont sans doute leur part de vérité, mais qui mettent en cause la théologie elle-même’ ». Que, sur un sujet si délicat, ces critiques soient formulées par des laïcs sans mandat ne fait qu’aggraver les choses : « ‘Je ne suis pas enclin à admettre qu’on mette sur le même plan un article de structure théologique et des réflexions personnelles de tel ou tel laïc qui n’est pas d’Eglise ’». Enfin, la formule choisie qui mêle, comme dans le numéro précédent des contributions de catholiques à des articles de non-catholiques ou de non-chrétiens gêne le censeur, qui ne retrouve pas la « saveur catholique » dans l’ensemble et craint de cautionner par son nihil obstat des articles non censurés dont il réprouve le contenu. « J’estime que c’est là le rôle d’une revue comme Esprit -qui a son utilité- et qui se passe d’imprimatur ». Désireux de ne pas jouer « l’éplucheur tracassier » qui retarde sans cesse les publications, alors qu’il approuve la stratégie globale de J.E., « initiative de corps-franc toujours à la frontière avec ceux que vous ne voulez pas vous résigner à laisser purement et simplement étrangers à l’Eglise », M. Enne préfère se retirer.

Il est cependant difficile de ne pas voir dans ce choix des raisons plus générales. Lorsque le sulpicien se rétracte, le décret du Saint-Office vient de paraître et, en attendant l’interprétation qu’en donneront les évêques, les spéculations vont bon train. Surtout qu’à Paris, le siège archiépiscopal est alors vacant. Le cardinal Suhard est mort le 30 mai et ce n’est qu’en août que Mgr Feltin est nommé pour lui succéder. Quand il prend possession de son siège en octobre, il trouve un diocèse en pleine ébullition. Flairant dans l’affaire de la censure de Jeunesse de l’Eglise une possible source de complications supplémentaires, il refuse de nommer un nouveau censeur. D’après lui, la censure ne s’impose pas pour une publication qui n’émane pas directement de la hiérarchie.

Le père Montuclard comprend que celle-ci dégage ainsi sa responsabilité et n’entend plus cautionner les écrits de J.E., mais le nouvel archevêque refuse de revenir sur sa décision. Les deux derniers Cahiers publiés paraîtront sans imprimatur. Quant à « La liberté du chrétien », après une relance de la rédaction en septembre, il est purement et simplement abandonné. La Lettre de novembre 1949 qui annonce le changement de thème -le nouveau chantier portera sur l’athéisme- ne donne aucune explication. La plupart des contributions étaient pourtant rédigées sur les différents aspects du sujet : « Liberté et aliénation dans la prière »663, par Alice Williams ; « La liberté de penser »664, « Les étranges chemins de la liberté »665, par Roger Mehl ; « Le chrétien et la politique »666, par Joseph Hours ; « Liberté et valeur de l’action humaine »667, par A.D. Bassette ; » La libération par la réalité » du père Begouen-Demeaux 668 ; « La liberté dans la vie morale »669, par le groupe de Clairbois ...

Est-ce par volonté d’apaisement sur un sujet sensible ? Par embarras face au risque, dans la tension ambiante, de pécher par opportunisme d’un côté ou de l’autre ? Ou tout simplement par lassitude devant l’ampleur des obstacles rencontrés ? Toujours est-il que c’est alors qu’intervient l’abandon du onzième cahier que le père Montuclard décide de quitter Clairbois et d’abandonner la direction de Jeunesse de l’Eglise.

Notes
661.

Le mot est de Wenceslas Baudrillart, op.cit., page 125.

662.

Lettre de Monsieur Enne au père Montuclard, 21 juillet 1949, F.M. 15, 3, 12.

663.

F.M. 15, 3, 1.

664.

F.M., 15, 3, 2, sans auteur.

665.

F.M., 15, 3, 3.

666.

F.M., 15, 3, 5.

667.

F.M., 15, 3, 6.

668.

F.M., 15, 3, 28.

669.

F.M., 15, 3, 19.