C) Bouleversements à Jeunesse de l’Eglise

1) Départ et dépression du père Montuclard

« ‘Seigneur, je suis las de réfléchir, même sous votre lumière. Presque découragé, faute d’être assez disponible, de demeurer encore si loin de la substance simple de votre enseignement. Je la soupçonne pourtant, Seigneur ; j’ai cru, à certains moments de ma méditation, la frôler. Que du moins, maintenant, mon esprit raisonneur s’abandonne tout entier à Vous dans le silence ! ’»  670 Ces mots, qui concluaient le Cahier sur L’incroyance des croyants, laissaient présager, dans leur poignante expression, la tentation du mutisme.

La multiplication des obstacles, le sentiment de désaveu croissant de l’Eglise instituée et le surmenage provoqué par plusieurs années d’une production intellectuelle intense contribuèrent à renforcer cette lassitude. Désireux de rompre avec une activité essentiellement spéculative et de vivre sa foi au contact des réalités du monde, Maurice Montuclard choisit de quitter pour quelque temps la direction de Jeunesse de l’Eglise. Plusieurs de ses proches relèvent chez lui cette sorte de « complexe de l’intellectuel », frustré de vivre par procuration, à travers les expériences et les récits des autres.671 Ce sentiment explique sans doute en partie la tendance ouvriériste de la pensée de Montuclard. Pour l’heure elle le convainc de se lancer dans une activité manuelle, comme ouvrier électricien sur le chantier de l’hôpital Beaujeon. « ‘Je serai, avec l’assentiment de mes supérieurs, ouvrier, prêtre-ouvrier (...). L’occasion se présente inopinément à moi de réaliser une de mes aspirations les plus vraies’ ».672 Il s’installe d’abord dans un hôtel sordide de la rue Vercingétorix, puis loue une petite chambre rue Daguerre, toujours dans le XIVe arrondissement. Evidemment, cette décision est un rude coup pour le reste de l’équipe qui n’avait certainement jamais imaginé que J.E. pût exister sans l’animation quotidienne du père Montuclard.

Rappelons au passage, tant dans la création que dans le développement de Jeunesse de l’Eglise, le poids exorbitant de la présence de Maurice Montuclard. Après avoir élaboré le canevas de l’expérience communautaire menée à Lyon, il a imposé le passage à l’entreprise éditoriale des Cahiers. Après-guerre, c’est lui qui a déterminé les orientations décisives et imprimé les changements de cap. Jeunesse de l’Eglise fut vraiment sa chose, même s’il cherche à la faire vivre dans un esprit de collaboration le plus large possible.

Une seule personne joua un temps le rôle de contrepoids : Jehanne Allemand-Martin. Mais cette présence fut justement trop pesante pour Montuclard et rapidement il n’y eut plus de place pour deux fortes personnalités. Par la suite, aucun autre membre de J.E. ne saura ou ne voudra assumer cette redoutable fonction. Au contraire, lorsque le père Montuclard s’éloigne, pour des raisons personnelles – besoin de rompre avec la recherche intellectuelle, volonté de vivre la condition de travailleur manuel – les animateurs de J.E. semblent désemparés. Ceux d’entre eux qui, avec le recul, dénoncent ce qu’ils désignent comme « ‘la dérive ouvriériste  du père Montuclard’ », regrettent qu’il n’y ait pas eu, à J.E., une autorité spirituelle capable d’équilibrer l’influence du religieux, une autre personnalité respectée et suivie, comme le père Chenu par exemple. Mais comment ne pas remarquer que le seul moment où l’on constate la présence d’autres religieux, c’est lorsque le père Montuclard se retire et qu’il laisse le champ vide, en quelque sorte ? En vérité, il n’y avait pas à Jeunesse de l’Eglise place pour une autre autorité spirituelle que celle du père Montuclard.

Ce retrait est d’ailleurs de courte durée, car l’expérience de travail manuel se révèle rapidement un échec. D’abord, elle s’est engagée sur de mauvaises bases. Même si Montuclard y voit la réalisation d’une profonde aspiration, ses motivations immédiates sont négatives : prendre ses distances avec J.E. (sur les conseils du médecin qui soignait sa dépression), rompre avec le travail intellectuel. De plus, le religieux n’a pas – surtout à ce moment-là – la résistance physique nécessaire pour un travail pénible qui consistait à placer des rivets pour tenir des fils électriques dans les caves de l’hôpital. Armé d’un marteau et d’un tamponnoir, juché sur une échelle, il eut rapidement du mal à supporter les ampoules aux mains, la chaleur étouffante... Néanmoins, il souffrait plus encore des sarcasmes de ses collègues qui le chahutaient passablement. Une grosse grippe à la mi-décembre le cloua au lit et mit un terme à une expérience qu’il ne voyait pas l’intérêt de poursuivre. La défaillance physique se doublait de l’amertume d’avoir fréquenté un « échantillon » de la classe ouvrière assez différent de la représentation qu’il s’en était faite : ‘« l’esprit petit-bourgeois de ses compagnons de travail était tout sauf un esprit militant ’»673.

Notes
670.

« Je serai votre Dieu et vous serez mon peuple », Cahier 6, page 173.

671.

Notamment Maurice Combe et Jacques Roze

672.

Lettre de Jeunesse de l’Eglise, n° 6, janvier 1950, page 1.

673.

Témoignage de Marie Montuclard, 27 juillet 2001.