II PREMIERS DESAVEUX

A) L’affaire des Combattants pour la Paix et la Liberté

Dès son installation dans son nouveau quartier, Maurice Montuclard noue des contacts avec des militants du Mouvement des Combattants de la Paix et de la Liberté, auquel il appartenait depuis novembre 1948. Le conseil communal du XIVe arrondissement le choisit comme délégué en décembre 1949. C’est à ce titre qu’il participe le 15 mars 1950 aux deuxièmes assises nationales du mouvement, aux côtés d’autres clercs engagés dans le compagnonnage de route comme l’abbé Boulier ou le père Desroches. Au cours de la discussion générale, le père Montuclard est amené à prendre la parole, durant quelques minutes, au cours desquelles il souligne trois points : il est impossible d’être à gauche sur le plan social si l’on n’est pas à gauche sur le plan politique ; rien n’empêche des chrétiens d’être aux côtés des communistes ; enfin, la gravité des circonstances impose de privilégier ce qui unit communistes et chrétiens par rapport à ce qui les divise675. Plus que la teneur du message, c’est le ton employé qui frappe : ‘« Maintenant que l’action se fait plus violente contre le Parti communiste et la C.G.T., je dis que tous les chrétiens qui sont ici sont avec les communistes unis pour la vie et pour la mort’ »676. L’affaire en serait peut-être restée là, si l’Humanité ne lui avait pas donné un retentissement particulier, en publiant ces propos dans un article à part, le 17 mars. En effet, le compte rendu des assises paru quelques jours plus tôt ne leur avait donné aucun écho, mais le député chrétien progressiste Gilbert de Chambrun, estimant cette intervention très importante, s’en était plaint à ses collègues communistes qui firent le nécessaire pour réparer cet oubli. Le jour même, le père Avril, provincial de France, conscient de la gravité de l’affaire, tente d’allumer des contre-feux, avant de quitter Paris pour une tournée de prédications et un déplacement à Rome. Il demande des précisions au père Montuclard afin d’élaborer un démenti, mais le compte rendu de l’Humanité étant substantiellement exact, toute intervention est impossible. Or, à Rome, la Secrétairerie d’Etat demande très vite des explications au maître général de l’Ordre, tandis qu’à Paris la nonciature réclame au provincial un rapport sur la personne du père Montuclard, son statut religieux et le mouvement Jeunesse de l’Eglise. A la nonciature, l’affaire est jugée suffisamment grave pour que, d’emblée, la condamnation de J.E. soit envisagée. Ainsi, le père Degeorges, secrétaire de la province de France, se voit demander à plusieurs reprises par Mgr Heim, secrétaire de la nonciature, ‘« si le père [est] un bon religieux et s’il serait prêt à accepter dans l’obéissance toute décision lui interdisant de continuer’ »677. Il faut dire que les milieux progressistes procèdent à une exploitation des propos de Montuclard qui n’est pas pour calmer le jeu. Le dominicain ayant refusé de prendre la parole à Rennes dans un meeting de soutien à Henri Denis, son intervention, annoncée sur les tracts et les affiches, est remplacée par la lecture de l’article de l’Humanité. Et Ouest-Matin s’en fait évidemment l’écho. Mais là encore il n’y aura pas de demande de rectification : le père Montuclard estime que les responsables ne sont pas les journalistes, mais les organisateurs. Mieux, c’est de l’autre côté qu’il voit venir le procès d’intention et les réelles menaces : « ‘Le plus grave - de beaucoup le plus grave - c’est que nous entrons dans une période où il sera impossible à l’Eglise et au clergé de rester au-dessus de la mêlée et que quiconque ne consentira pas à identifier Staline au démon, à approuver la reconnaissance de Bao Daï par le Vatican..., sera rejeté et condamné sans même être entendu. Ce n’est point la passion politique, mais l’amour de l’Eglise qui souffre en moi d’une situation si honteusement équivoque ’».

En l’absence du père Avril, c’est le père Ducattillon, vicaire provincial, qui traite l’affaire. Celui-ci soupçonne la nonciature, voire le gouvernement français, d’être à l’origine de l’initiative de la Secrétairerie d’Etat. Il assure les services du nonce de l’esprit de foi et de la parfaite obéissance religieuse du père Montuclard. Quant à J.E., il souligne sa vocation d’apostolat « difficile, mais nécessaire ». « ‘Jeunesse de l’Eglise a contribué efficacement, semble-t-il, à intéresser les milieux incroyants à la pensée et à la réalité de l’Eglise. En outre, des hommes qui avaient abandonné la pratique religieuse ou qui n’avaient jamais eu la foi, ont appris de Jeunesse de l’Eglise à mieux connaître le mystère chrétien et ont retrouvé, avec l’Eglise, les liens de l’obéissance et des sacrements’ »678.

Mais voilà que l’archevêché entre en scène : il a reçu un tract du conseil communal du XIVe arrondissement des Combattants de la Paix et de la Liberté, où l’on annonce que le père Montuclard prendra la parole dans une réunion le 13 avril, accompagné d’une lettre scandalisée de l’abbé Bernard, curé de Notre-Dame du Travail679. Cette dénonciation porte en fait sur la seconde des trois réunions privées auxquelles le religieux s’était engagé à participer à la suite de son intervention aux assises nationales. Elle s’est déroulée dans l’arrière-salle d’un café, rue Edouard Jacques, dans le XIVe arrondissement, devant une quarantaine de personnes. L’intervention de l’archevêché persuade le père Montuclard de renoncer à toute nouvelle prise de parole. Il se fait excuser et remplacer à la troisième réunion prévue le 19 avril, rue de l’Ouest. Il décline deux autres invitations, dans une usine du XXe arrondissement et à l’Ecole d’Architecture680. Mais entre-temps, une sténographie de son discours à la réunion du 13 avril est parvenue à l’archevêché. Elle émane d’un jeune homme de 18 ans, dirigeant du patronage Saint-Paul et, d’après Montuclard, membre des Jeunesses du R.P.F., envoyé en « observateur » à cette réunion. On y lit notamment : ‘« Je sais que le communisme est athée, mais il remplacera quoi, le communisme ? Il remplacera le désordre, la pourriture et la misère (...) Le plan Marshall nous étouffe (...) Des non-communistes ont déchiré l’infâme, l’ignoble Figaro. C’est ce qu’il faut. Un prêtre, un chrétien, un communiste, parlant le même langage, quelle force ! (...) Je souffre de la décrépitude du christianisme qui est compromis dans la réaction. Mais la sève de l’Evangile bouillonne : c’est un appel à la paix. Il faut être perverti par le capitalisme pour ne pas lutter pour la paix. Que la présence d’un prêtre dans cette assemblée soit la preuve que le mouvement n’est pas communiste.681 ’ » Le père Montuclard a beau affirmer que ce document est un faux et en stigmatiser les incohérences, plusieurs membres de J.E., présents à la réunion, ont beau dénoncer « ‘la fausseté manifeste et peut-être tendancieuse de ce texte »’,682 c’est semble-t-il sur lui que s’appuie l’archevêché pour demander l’assignation du père Montuclard dans sa province d’origine, comme le suggère la lettre adressée par le chanoine Potevin, vicaire général de l’archevêché au père Belaud, provincial de Lyon : « ‘Son Excellence Mgr Feltin’ ‘, informé de source sûre des paroles prononcées dans différentes réunions publiques par le R.P. Montuclard’ ‘, de votre province, me prie de vous faire savoir qu’il ne peut plus autoriser ce religieux à exercer aucun ministère et aucune activité dans le diocèse de Paris. Il vous demande, en conséquence, de bien vouloir rappeler immédiatement ce religieux qui ne doit plus résider dans le diocèse.’ »683

Notes
675.

Lettre du père Montuclard au père Avril, 17 mars 1950, ADPF, Dossier Montuclard.

676.

L’Humanité, 17 mars 1953.

677.

Lettre du père Degeorges au père Avril, 5 avril 1950, ADPF, Dossier Montuclard, pièce 7.

678.

Père Vincent Ducattillon, Rapport sur la situation canonique du père Montuclard et sur le mouvement Jeunesse de l’Eglise, ADPF, Dossier Montuclard, pièce 8.

679.

Paris réagit aussi certainement parce que les milieux romains l’ont pressé d’intervenir : « J’ai vu l’archevêque. Il m’a dit avoir agi seulement parce qu’à Rome, on lui avait demandé : Qu’avez-vous fait dans l’affaire Montuclard ? ». (Lettre du père Avril au père Belaud, 15 mai 1950, ADPF, Dossier Montuclard).

680.

Lettre du père Montuclard au père Avril, 8 mai 1950, ADPF, Dossier Montuclard.

681.

Ibid, pièce jointe à la lettre.

682.

Lettre de Jeunesse de l’Eglise à Mgr Feltin, 9 mai 1950, ADPF, Dossier Montuclard.

683.

Lettre du chanoine Potevin au père Belaud, 3 mai 1950, ADPF, Dossier Montuclard.