B) L’Ordre entérine : l’assignation du 10 mai 1950

De leur côté, les supérieurs dominicains du père Montuclard ont déjà pris les devants : assignation du religieux dans la province de Lyon ; interdiction d’adhérer aux Combattants de la Paix et de la Liberté ; publication de ces deux mesures. En fait, pour le père Belaud comme pour le maître général, il s’agit de couper court à toute exploitation de l’affaire, car il leur semble que ce qui est en jeu dépasse de loin le cas individuel du père Montuclard : Jeunesse de l’Eglise, dont le sort est de fait entre les mains du Saint-Office ; le prestige de l’Ordre de France, qui se trouve dessaisi d’un dossier qui lui est propre ; plus encore, l’avenir de tout un pan de la mouvance missionnaire, dans laquelle l’Ordre est d’ailleurs très impliqué.

Le père Belaud ne cache pas son inquiétude : « ‘J’ai l’impression que tout est lié et que la Mission de Paris, les prêtres-ouvriers, le père Desroches’ ‘, Economie-Humanisme sont en danger. Je sens bien les excès, vous le savez, mais il serait très grave que tout cela soit compromis. Ce serait vouer l’Eglise en France à une totale stérilité, sous prétexte de prudence.’ »684 En sanctionnant le père Montuclard, il s’agit donc de donner des gages, afin de protéger l’essentiel. C’est ce que le père Belaud écrit en substance à Mgr Feltin : « ‘Mon intention en agissant ainsi a été de manifester au père Montuclard’ ‘ et aux religieux qui voudraient l’imiter que, si je crois de mon devoir de supérieur de couvrir les générosités d’un apostolat de contact, toujours périlleux, ainsi que vous me le disiez, je me crois aussi l’obligation de conscience d’être ferme devant des imprudences ou des erreurs qui sont de nature à nuire à l’Eglise.’ »685

Cependant, dans l’esprit du père Belaud, l’assignation du père Montuclard hors de Paris ne signifie pas la condamnation de Jeunesse de l’Eglise. ‘« Malgré mes réticences, devant le dernier Cahier particulièrement,686 je sais le rôle bienfaisant de ce mouvement auprès de catholiques nombreux. S’il heurte les façons de penser du plus grand nombre, il est pour d’autres la raison de demeurer dans l’orthodoxie catholique ou d’y entrer.687 ’ » Il va donc s’employer à concilier l’éloignement du religieux de Paris et la poursuite de son oeuvre.

Lorsque le père Montuclard prend connaissance des sanctions qui le frappent, il est stupéfait. « Une véritable histoire de fous » écrit-il au père Belaud688. L’accusation repose sur une dénonciation qu’il juge calomnieuse et sans fondement ; à aucun moment, il n’a été question de l’entendre pour recueillir son point de vue ; enfin, la sanction lui paraît tout à fait disproportionnée. Il faut dire que c’est l’existence même de J.E. qui est en péril.

Dès qu’ils ont eu connaissance des mesures prises, les membres de J.E. s’en sont d’ailleurs émus auprès de Mgr Feltin. A leurs yeux, Jeunesse de l’Eglise est doublement menacée : d’un côté, de par sa gravité, la sanction va apparaître au-delà de la personne du père Montuclard comme une mise en cause directe de la recherche et de l’action de J.E. ; d’autre part, l’absence du père va rendre la poursuite du travail pratiquement impossible. D’octobre 1949 à mars 1950, avec la maladie du religieux et son essai de travail manuel, tous ont pu mesurer le vide causé par son absence : « ‘C’est lui qui a toujours été l’animateur aussi bien que le lien de tous nos efforts. Plus encore, c’est par lui principalement que nous sommes assurés de la signification religieuse et de la pleine valeur religieuse et ecclésiale de notre travail. Comment pourrions-nous sans lui continuer ce qui est le sens même de sa vie et, nous le croyons fermement, le fruit de son sacerdoce ?689 ’ » Mais il est trop tard pour chercher à éviter la sanction. Le 10 mai, le père Suarez, maître général de l’Ordre, a signé le décret d’assignation du père Montuclard690.

En réalité, cette mesure n’est pas le couperet que redoutaient Montuclard et ses amis. D’abord, l’assignation ne signifie pas obligation permanente de résidence et le rattachement du père à la maison que l’Ordre possède à Clugnat, au fin fond de la Creuse, est en vérité bien théorique : rien pour l’instant ne l’empêche de séjourner à Paris comme bon lui semble, pourvu que les formes soient à peu près respectées. Surtout, la décision du père général a désarmé l’offensive menée tant à Rome qu’à Paris. Et le 15 mai, le père Avril, sur le point de partir en tournée en Scandinavie peut écrire, visiblement soulagé, au père Belaud : ‘« Puisque les choses sont arrangées à Rome, [Mgr Feltin’ ‘ ] ne voit aucun inconvénient, au contraire, à ce que le père continue à s’occuper de Jeunesse de l’Eglise. Il m’a dit même : « Ils m’accusent de vouloir les démolir, alors que je ne cherche qu’à les protéger ! ! » (on pourrait discuter sur la méthode, mais qu’importe). De ce côté donc il semble qu’il n’y ait pas à craindre. Du moment que les responsabilités sont prises ailleurs... »691 Le danger a été écarté, temporairement du moins. L’essentiel est sauvé : J.E. peut continuer à travailler : «  Nous aurions pu, évidemment, choisir la solution « prudente » et interrompre définitivement nos publications. Mais, devant le nombre croissant des chrétiens désorientés, nous avons jugé, après de sérieuses délibérations, que le devoir était de continuer à affirmer nos motifs d’espérer. Je pense que Dieu nous aidera .’ »692

Mais l’incident a laissé des traces : au sein de l’opinion catholique, le nom du père Montuclard est entaché désormais d’un soupçon comme en témoigne cette lettre significative de l’archevêque de Bordeaux au provincial de Lyon : « ‘Je me permets de vous écrire au sujet du père Montuclar (sic) qui doit prochainement venir à Bordeaux. Je crois savoir que le Révérendissime Père Maître Général lui a interdit de continuer à s’occuper du groupement « Jeunesse de l’Eglise ». J’aimerais savoir s’il y est de nouveau autorisé et quelle attitude il y a lieu d’avoir à son égard. On dit qu’il vient ici pour une session et qu’il demande à ce que je le reçoive. Je n’en ai pas l’intention. Je ne veux pas me trouver en contradiction avec ses supérieurs et j’aimerais être bien au courant de ce qu’on a pu lui reprocher’. »693

L’ère du soupçon a commencé...

Notes
684.

Lettre du père Belaud au père Avril, Rome, 10 mai 1950, ADPF, Dossier Montuclard.

685.

La lettre du père Belaud date du 13 mai, mais il n’est rentré de Rome que l’avant-veille. Il découvre alors la lettre de Mgr Poitevin, mais a déjà pris les mesures à l’égard du père Montuclard, en accord avec le maître général.

686.

Il s’agit du Cahier 10, L’Evangile captif.

687.

Lettre du père Belaud à Mgr Feltin, 13 mai 1950. ADPF, Dossier Montuclard.

688.

Lettre du père Montuclard au père Belaud, A.D.P.L., Dossier Montuclard.

689.

Lettre de Jeunesse de l’Eglise à Monseigneur Feltin, 9 mai 1950, ADPF, Dossier Montuclard.

690.

ADPL, Dossier Montuclard. Voir en annexe.

691.

Lettre du père Avril au père Belaud, 15 mai 1950, ADPL, Dossier Montuclard.

692.

Lettre du père Montuclard au père Belaud, 22 septembre 1950, ADPF, Dossier Montuclard.

693.

Lettre de Mgr Paul Richaud au père Belaud, 22 octobre 1950, ADPL, Dossier Montuclard.