Le texte du père Montuclard, intitulé « L’Eglise et le Mouvement Ouvrier », se présente, au départ, sous la forme d’un dialogue entre le directeur de Jeunesse de l’Eglise et un prêtre américain, ancien aumônier des forces américaines en Europe, revenu en France pour étudier ‘« ces fameuses avant-gardes du catholicisme français, si souvent suspectes à l’étranger ’»721. Pourquoi, demande pour commencer l’aumônier américain, avoir limité les préoccupations de Jeunesse de l’Eglise à la question ouvrière ? Réponse : « ‘Ce sont les événements bien plus encore que les idées qui mènent le monde et inspirent à l’homme ses théories et ses décisions. Or, que s’est-il passé en France depuis deux ou trois ans, et avec plus de précision depuis 1947 ? Les exigences de la politique adoptée par les gouvernements successifs ont détourné l’attention du pouvoir, comme celle aussi d’une partie de l’opinion, des légitimes revendications et des nobles aspirations de la population laborieuse. Peu à peu - et parfois assez sournoisement - l’ouvrier a vu fondre son pouvoir d’achat ; il a vu péricliter les libertés syndicales ; bien des fois, il a été contraint de choisir entre ses convictions et son gagne-pain. Une forte réaction s’organise contre les conquêtes ouvrières de 1936 et de la Libération : de nouveau, l’ouvrier français constate qu’il n’y a point vraiment de place pour lui dans une nation où, de plus en plus, tout se décide sans lui et contre lui.’ » Face à ces réalités, que pèsent les abstractions et les chimères de la spéculation intellectuelle, les émois de Saint-Germain-des-Prés, voire les derniers développements de la science et de la technique ? Les forces spirituelles sont actuellement inertes ; les classes dirigeantes n’ont pas su bâtir une société où se réalisent, pour le bien des hommes, les possibilités techniques et les théories humanitaires qu’elles s’étaient données. « ‘Ce que nous cherchons - mais nous le cherchons passionnément car, si nous ne le trouvions pas, nous sombrerions dans le désespoir - c’est une force historique, neuve, saine, préservée de toutes les sales combines du passé, capable d’accomplir ce que les autres se sont contentés de penser et d’utiliser égoïstement. Or, précisément, cette force existe : nous en avons découvert la densité, les virtualités, au fur et à mesure que les événements nous rapprochaient du peuple. Le seul monde moderne, digne de notre espoir, c’est le monde ouvrier. ’»722
Pourtant, Montuclard se défend de tout romantisme : les ouvriers ne sont ni des surhommes, ni des saints. Lui qui peut se targuer d’une connaissance intime des travailleurs dont il a partagé la vie de quartier et la gamelle sur les chantiers, réfute à l’avance toute accusation d’ouvriérisme en dressant un tableau sans concession de la vie ouvrière. Pourtant, la classe ouvrière est saine car « ‘sa condition n’a jamais permis à l’ouvrier d’exploiter son semblable. ’» Suit alors un long développement sur la notion d’exploitation qui puise autant dans le fonds anticapitaliste chrétien que dans l’analyse marxiste de ce concept et se termine par une virulente dénonciation de l’Argent qui pourrit tout et ‘« continue à tuer, à dégrader, à accumuler autour de lui la veulerie ou la misère, jusqu’à ce que ce monstre ne réussisse à nous exterminer aux trois quarts sous de gigantesques bombes atomiques !’ »723 Face à l’abbé américain de sa mise en scène, qui trouve que tout cela fleure un peu le communisme, Montuclard réplique en citant l’Osservatore Romano : ‘« Le communisme n’est athée que dans ses superstructures, le capitalisme l’est dans sa structure même : il remplace Dieu par l’argent’ », et, surtout, en affirmant : « ‘Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le communisme, c’est la réalité ouvrière ’»... pour parler abondamment du communisme, car il est proprement impossible de dissocier les deux réalités. Montuclard expose alors le socle de sa pensée : premièrement, il est impossible, quand on s’intéresse au monde ouvrier, d’éviter le fait du communisme ; deuxièmement, on ne peut qu’enregistrer comme un fait la liaison organique du communisme avec l’ensemble du monde ouvrier.
Le communisme est à la classe ouvrière, selon le mot de Montuclard, ce que Louis Jouvet est au docteur Knock : ‘« Sans lui, il n’y aurait plus, dans la classe ouvrière, que le vide, la stagnation et, sans doute, un immense désespoir’ », car le communisme fournit aux besoins du monde ouvrier une triple réponse : il lui explique scientifiquement sa condition ; il lui offre un moyen d’organisation et d’action efficace ; il lui donne, avec le matérialisme dialectique, une conception de la vie et du monde adaptée à sa manière de penser et à sa condition, bref, une philosophie. « ‘Une philosophie confiante dans le devenir de l’histoire, à l’image de la certitude ouvrière que le monde présent est mal fait et que ça ne peut plus durer. Une philosophie de l’action ; si séduisante pour ces hommes débordant de vitalité, désireux d’entreprendre, de trouver enfin un débouché à leur initiative et à leur sens de la responsabilité ; pour des hommes habitués à se tenir debout. Une philosophie universaliste qui exalte l’instinctive fraternité des opprimés, en même temps que leur sens et leur amour de toute l’humanité.’ »...724 Une classe ouvrière parée de tant de vertus et le communisme désigné comme « ‘l’agent le plus dynamique et le plus représentatif d’une conception active de la vie du monde et de la société. ’»725 : Montuclard échappe-t-il aussi bien qu’il le prétend à un ouvriérisme idéaliste et romantique ? Sa perception du socialisme marxiste ne dépasse-t-elle pas quelque peu l’analyse objective et distanciée qu’il dit vouloir opérer ? D’autant plus que son lyrisme épouse bien souvent les thèmes de la rhétorique communiste d’alors : la dénonciation de la croisade anticommuniste occidentale ; la menace de l’apocalypse nucléaire, exclusivement attribuée aux Etats-Unis ; les allusions aux manques de liberté outre-atlantique (« ‘Vous savez, si je publie, un jour, les choses que nous venons de dire, je doute un peu d’obtenir l’autorisation d’aller jusque chez vous’. »).726
En fait, la démarche de Montuclard nous montre que la reconnaissance du communisme ne peut se faire sans sa consécration, dès lors qu’on refuse de rallier le front de ses adversaires. C’est toute la force du contexte de guerre froide - manichéenne, comme toute guerre - qui est celui de l’époque. Certes, Montuclard refuse de conditionner ses constatations à une opinion politique personnelle. Il veut s’en tenir aux faits - les faits, ce mot qui revient sans cesse sous sa plume comme un sceau d’irréfutabilité. Mais il adhère totalement au schéma suivant : le monde ouvrier, constitué comme classe, trouve son expression exacte dans le mouvement ouvrier dont la seule expression valable est la doctrine marxiste-léniniste. « ‘Premièrement, d’ordinaire, quand les communistes ne bougent pas, rien ne bouge et quand quelque chose bouge, les communistes sont généralement aux avant-postes. Deuxièmement, les autres organisations ouvrières peuvent combattre le Parti communiste ou, au contraire, collaborer avec lui ; mais quelle que soit leur position sur ce point, c’est un fait qu’elles ne peuvent proposer aucune position du communisme.’ » Quant aux initiatives chrétiennes, leur audace même les disqualifie : la surenchère et l’enflure qui les caractérisent traduisent leur décalage et leur complexe d’infériorité. « ‘Rien autant que ces travers ne confirmerait la primauté de fait du communisme, dans les combats ouvriers.’ »
Après avoir décrit « les choses comme elles sont »727, Montuclard s’attache à étudier les prolongements apostoliques d’une telle situation. L’idée séduisante d’une classe ouvrière séparée de l’Eglise par un simple malentendu est pure illusion : les prolétaires ne portent pas en eux, d’instinct, la révélation chrétienne ; entre l’Eglise et eux, tout diffère, car ils n’appartiennent tout simplement pas au même monde. Est-ce à dire que les ouvriers sont des païens à l’image des Zoulous ou des Caffres. Pas même ! ‘« Il n’y a à peu près plus personne maintenant pour se laisser tromper par le vocabulaire saisissant mais inexact dont se servit l’abbé Godin’ ‘ dans son fameux rapport sur la France, pays de mission.’ » Revoilà la critique énoncée dès 1943 : pas de religiosité naturelle, ni de sentiment de vide ou d’impuissance chez le « vrai militant ouvrier », mais un athéisme positif, fort, serein. ‘« Dans ces conditions, quand et comment le Christ pourra-t-il naître dans le monde ouvrier et dans la société nouvelle qu’il préfigure et qu’il prépare ? Ce ne sera certainement qu’au bout d’un très lent travail de gestation dont Dieu, sans doute, gardera longtemps encore le secret et auquel, nous chrétiens d’à présent, nous avons seulement à ne pas faire obstacle.’ »728 C’est le temps de Jean-Baptiste : le temps de la préparation et de l’attente. La révélation du Salut chrétien ne peut s’opérer que dans des consciences libres. ‘« Or, il n’y a de promotion ouvrière possible que selon les plans et par les moyens que suggèrent aux travailleurs les conditions d’existence et de lutte qui sont les leurs, à eux. ’»729 Ainsi, ‘« la classe ouvrière redeviendra chrétienne - nous en avons le solide espoir - mais ce ne sera vraisemblablement qu’après qu’elle aura, elle-même, par ses propres moyens, guidée par la philosophie immanente qu’elle porte en elle, conquis l’humanité.’ »730
‘« Mais en attendant, quelle doit être l’attitude de l’Eglise ? Que faut-il entendre par « ne pas faire obstacle ?’ » ‘« Il n’y a qu’une attitude possible et vraie : nous taire, nous taire longtemps, nous taire des années et des années durant ; et participer à la vie, à tous les combats, à toute la culture latente de cette population ouvrière que, sans le vouloir, nous avons si souvent trompée ! ’»731 A ceux qui rétorquent que l’Evangile pourrait être le ferment de la libération, que souvent , au cours de l’histoire, l’Eglise en apportant Dieu aux hommes, leur a apporté de surcroît l’humanité, Montuclard répond qu’on ne peut ‘« faire fleurir la religion sur de la pourriture ’»732, autrement dit que ‘« pour sauvegarder la possibilité d’un rayonnement futur de l’Evangile, il est indispensable de ne rechercher aucun résultat apostolique immédiat qui puisse confirmer, dans l’esprit des militants conscients du mouvement ouvrier, l’objection trop commune que la religion ne peut exister qu’en des consciences aliénées.’ »733 C’est cette posture interprétée comme une subordination de l’évangélisation à l’action révolutionnaire qui déclenchera les réactions les plus virulentes.
Comment se réalisera la conversion de ce monde nouveau ? Les hommes qui devront au communisme une première libération seront alors mûrs pour la vraie libération dans le Christ. Montuclard est persuadé qu’après le Grand Soir viendra une Aube Nouvelle. Est-il nécessaire de rappeler que pour lui, s’il reconnaît sa grandeur humaine et sa dimension historique, le communisme n’est pas l’alpha et l’oméga de l’Histoire ? Il en cherche l’assurance aussi bien dans l’histoire religieuse que dans l’analyse de l’humanisme soviétique . Comme l’empire romain a d’abord persécuté l’Eglise et refusé la foi, puis réalisé les conditions de l’implantation de l’Evangile734, le socialisme ne réalisera-t-il pas, en créant un ordre humain meilleur, les conditions d’un nouveau développement de l’Eglise ? Surtout que ‘« l’humanisme soviétique n’est pas un humanisme purement païen, clos sur lui-même, il est en quelque sorte messianique et eschatologique. Il révèle une inquiétude et une attente. ’»735 Après l’Avent johannique, Montuclard invoque une nouvelle révolution paulinienne : l’humanité contemporaine rejoue l’opposition du juif et du païen. Le monde occidental incarne un nouveau paganisme dont les veaux d’or ont pour nom Argent ou Profit, tandis que le monde soviétique, esclave de la Loi, est une sorte de judaïsme oriental. Il faut de nouveaux saint Paul pour annoncer à tous la Bonne Nouvelle libératrice. Car le dominicain n’oublie pas sa dialectique favorite : la foi des incroyants ne pourra être dépassée que si l’incroyance des croyants est vaincue. Revient alors la question fondamentale : quelle figure peut prendre la foi au sein d’un monde où l’athéisme est devenu une sorte de nécessité ? Elle ne peut qu’être ‘« la figure simple et dépouillée d’une pure rencontre avec Dieu de l’homme libre et libéré.’ » Pour cela, elle doit être débarrassée de toutes les tactiques de ce monde, duquel elle n’est pas. En entrant dans l’arène politique sous le couvert de référence chrétienne, les militants chrétiens - qu’ils soient démocrates-chrétiens ou chrétiens progressistes - dénaturent la foi. Il en font, au yeux de l’ouvrier athée, une idéologie : « ‘La foi, dans son essence, s’évanouit. ’»736 Mais les militants communistes jouent d’ailleurs le même jeu, en utilisant, notamment au Mouvement de la Paix, des chrétiens comme attrape-mouches 737!
Pour Montuclard, les uns et les autres font fausse route. Le chrétien a certes le devoir d’agir pour la paix, comme l’en presse l’Evangile et la doctrine de l’Eglise. Il faut, par exemple, adhérer à Pax Christi, s’il souhaite donner un prolongement militant à sa réflexion chrétienne. Mais, comme chrétien, il n’a pas à aller plus loin. S’il souhaite s’engager plus avant, c’est comme citoyen qu’il le fait pour des motifs qui n’ont rien à voir avec sa foi. Utiliser sa qualité de croyant pour convaincre d’autres croyants, c’est plus qu’un abus de confiance : c’est une dégradation du mystère de la foi !
Certes, le risque encouru est un risque total : que la foi sombre, voire que le chrétien participe lui-même à l’athéisme. De fait, le chrétien subit ce passage bien souvent comme une crise, une « nuit » mystique. Mais « ‘au sortir de ces épreuves, la foi s’est en quelque sorte purifiée de toutes ses preuves, de toutes ses expressions, de toutes ses théories ; elle n’a pour ainsi dire plus de figure et la conscience ne la perçoit plus que dans un je ne sais quoi - pour reprendre le mot de Bossuet - qui témoigne mystérieusement de l’union de l’homme avec Dieu. ’» Cette évocation d’une foi désincarnée retrouve les accents de Dieu, pour quoi faire ? Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette conception d’un catholicisme à la fois aboli dans l’engagement aux côtés du mouvement ouvrier et conservé comme perspective n’est pas un arrangement commode, une ruse tactique grossière. Elle est un bouleversement radical qui fait de l’athéisme la forme moderne de l’existence religieuse738, dans la grande tradition de la théologie négative.739 Le temps de Jean-Baptiste est aussi le temps de Galilée : comme au temps de la révolution copernicienne, l’Eglise doit être capable de garder la foi dans les Ecritures sans renoncer aux conclusions rationnelles imposées par la science. Comme Galilée a démontré les lois qui régissent la marche de l’Univers, Marx a bâti un système qui décrypte les lois qui régissent la marche des sociétés et qui permet la marche de l’humanité vers sa libération.
C’est cette double fidélité à l’Eglise de Jésus-Christ et à la classe ouvrière que Montuclard revendique pour finir. Deux fidélités pour l’heure apparemment antagonistes, entre lesquelles les militants chrétiens qui ont épousé la cause du prolétariat sont écartelés. Les dernières lignes de son article résonnent à la fois comme une bravade et une sombre prophétie : « ‘Tant que la possibilité nous en sera laissée, nous ne cesserons d’approfondir et de crier les exigences de notre double fidélité (...) Nous combattrons avec le seul souci de la vérité, opportune et importune, à temps et à contretemps. Pour le reste, nous nous en remettrons à Dieu ! 740 ’»
Les événements et la foi, page 12.
Ibid, page 18.
Ibid, page 21.
Ibid, page 48.
Ibid, page 49.
Il n’est peut-être pas abusif de voir aussi une allusion orientée dans les choix gastronomiques des deux personnages mis en scène : « Oh non ! De la cuisine française ! » me dit en riant l’Américain, comme je faisais mine de m’arrêter devant le menu d’une gargotte indochinoise ». Ibid, page 28.
Titre significatif de la première partie de l’article.
Ibid, page 55.
Ibid, page 59.
Ibid, page 57.
Ibid, page 60.
Ibid, page 61.
Ibid, page 62.
« Pour qu’advienne la religion en esprit et en vérité, la religion universelle, il faut certes l’audace de Paul, mais aussi peut-être les armées de Titus », L’Evangile captif, page 164.
Robert Bosc, « Chronique de littérature russe », Etudes, juillet-août 1951, page 86, cité par Maurice Montuclard, Les événements et la foi, page 73.
Ibid, page 66.
Maurice Montuclard parle ici d’expérience : la dirigeante du Mouvement dans son quartier ne regrettait-elle pas que le religieux fit du porte-à-porte en blouson de cuir et non en soutane, lors de la campagne de signatures pour l’appel de Stockholm ?
Louis Althusser s’est attribué la paternité de la formule : « Je fréquentais, je ne sais comment je fis, le « petit père » Montuclard et Jeunesse de l’Eglise au Petit-Clamart. Je disais à qui voulais l’entendre : « L’athéïsme est la forme moderne de religion chrétienne ». Ce mot eut un grand succès dans notre groupe ». L’avenir dure longtemps, page 198. Mais il est difficile de dire qui, du maître ou du disciple, a le plus influencé l’autre sur ce point.
« Celui qui blasphème loue Dieu », sixième proposition de Maître Eckart condamnée par la bulle In agro dominico, 1327.
Maurice Montuclard, L’Eglise et le mouvement ouvrier, pages 82 et 83.