B) Les réactions à la publication.

La première salve - en l’occurrence un boulet de gros calibre - est tirée du camp des partisans, par un article de l’abbé Boulier dans Action, le journal des sympathisants du Mouvement de la Paix. 741. Sur cinq colonnes et sous un gros titre en majuscules « Jeunesse de l’Eglise et sclérose des chrétiens », le vieil ami de J.E. exprime sans détour son soutien enthousiaste. Il compare implicitement la portée des Evénements et la foi à celle de France, pays de mission ? et salue le souffle d’air frais qu’il procure. « ‘Il n’est pas destiné aux vieilles outres : elles crèveraient à vouloir s’en emplir. Mais des esprits neufs et des coeurs généreux y puiseront l’alacrité et la lumière après la sylve obscure où l’on a longtemps erré.’ »

La riposte ne se fait pas attendre. Elle s’exprime d’abord par la voix de Jean de Fabrègues dans La France catholique du 25 janvier. Celui-ci n’a pourtant pas oublié combien il partageait les vues des premiers Cahiers 742. Il prend d’ailleurs bien soin de marquer son accord avec J.E. sur les points de départ de sa réflexion : que le sort de l’Eglise est en grande partie conditionné par le sort réservé à la classe ouvrière ; que le mépris du pouvoir et d’une partie de l’opinion pour les revendications ouvrières menace la cohésion de la communauté et le salut des âmes... De la même manière, Fabrègues se défend de mener une attaque personnelle contre le père Montuclard et les dirigeants de Jeunesse : « ‘Les hommes en cause ont trop donné de gages de leur courage personnel et du don d’eux-mêmes qu’ils ont consenti pour qu’on puisse penser un instant à une diatribe personnelle.’ » Mais ces précautions oratoires masquent mal la violence de l’attaque qui s’ensuit, car l’essentiel du Cahier lui paraît fondamentalement inacceptable, en cela qu’il subordonne le salut de l’humanité au succès d’une force historique. Que l’athéisme soit consusbstantiel au marxisme, qui a dénoncé l’aliénation de l’homme par la foi comme la cause essentielle de l’oppression, et que Montuclard ne le voie pas, n’est pas encore le plus grave. Le plus grave, c’est qu’en choisissant de participer à la lutte prolétarienne telle qu’elle est menée par le communisme, les catholiques de J.E. vont trahir l’Eglise, car la « double fidélité » revendiquée par Montuclard et ses amis est impossible : « ‘Oui, c’est au marxisme que vous avez donné votre Foi, c’est lui que vous croyez chargé de la mission historique, porteur de la vraie Loi, en lui que vous décelez le Sauveur. Tel il se dit, tel vous l’acceptez. Mais n’oubliez pas que, se disant le Sauveur, il se dit aussi le seul Sauveur. Il faut choisir. Vous voici acculés au mot essentiel de Marx’ ‘, celui que les communistes ne citent plus : « L’homme est l’être qui résout lui-même son problème et qui sait qu’il le résout. » Entre cela et le Christ Sauveur, il n’y a pas de partage possible. Il faut choisir. Alors, tout ce que vous apportez d’arguments pour établir la valeur du marxisme, ne sentez-vous pas que c’est dans la balance de ce choix que cela est pesé - cette balance qui n’est pas autre chose que celle de la Foi ou de son refus ?’ » Parés d’une conception de la foi totalement désincarnée, les chrétiens qui considèrent la victoire du communisme non seulement comme inéluctable, mais comme juste et bien-fondée, ont déjà choisi. Fabrègues va jusqu’à comparer à demi-mot la situation avec la collaboration entre 1940 et 1944 et à citer les propos au vitriol de Péguy dans sa Note conjointe sur M. Descartes : « ‘Tel est le châtiment de celui qui trahit son ordre : c’est que dans le nouvel ordre pour lequel il a trahi le sien, il trouve toujours quelqu’un qui est plus du nouvel ordre que lui (...), quelqu’un par conséquent qui y est maître et qui l’y vaincra. Tandis que lui, le transfuge et le traître, il ne peut ni y être chez lui, ni y être lui-même, ni y être maître, ni y vaincre.’ 743« Il conclut : « ‘Telle est l’aventure de Jeunesse de l’Eglise, mais aussi celle de bien d’autres, ils ne sont plus eux-mêmes et ils ont été vaincus jusque dans leur esprit et dans leur âme - bien qu’ils aient voulu le contraire - par ceux chez qui ils ont voulu entrer.’ » Le transfuge et le traître : les injures ont beau être enrobées dans une citation, elles donnent assez la mesure de la dégradation du climat et de la violence de l’affrontement.

Nettement plus mesuré dans ses propos est l’éditorial que signe le père Gabel en une de La Croix du 31 janvier, sous un titre suggestif : « La foi et les événements », qui est à lui seul une réponse, étant entendu que celle-là doit éclairer ceux-ci et non le contraire. Mais, écrit le père Gabel, »  Jeunesse de l’Eglise préfère : »  Les événements et la foi. » Est-ce à dire que les événements du monde ouvrier ou plutôt l’interprétation marxiste - la seule valable, dit-on - de ces événements éclairent la foi et conditionnent l’apostolat ? Ce serait grave. » En fait, le père Gabel s’avoue troublé par l’ardeur apostolique exprimée dans l’ouvrage, mais il achoppe sur quatre points : la « liaison organique » du communisme avec le prolétariat ; la conception déterministe et matérialiste de l’histoire, contenue dans la référence au « temps de Galilée » ; la réfutation intrinsèquement athée du marxisme ; la subordination de l’évangélisation à l’accomplissement révolutionnaire.

Tandis que l’affaire continue de défrayer la chronique tout au long du mois de février et que ses échos se retrouvent dans la presse régionale744, voire étrangère, avec des articles dans deux journaux belges745, on cherchera en vain un papier qui reprenne favorablement les interprétations du père Montuclard. Combat 746 se contente, « par souci d’objectivité » et dans une présentation très vague, de faire entendre ‘«  la voix de l’accusé qu’on ne veut point nommer  et qu’aucun de ses juges ne cite d’ailleurs. ’» Le Monde 747 se cantonne aussi à un très neutre exposé des faits. Quant à Témoignage Chrétien 748, s’il partage évidemment le diagnostic sur la coupure entre l’Eglise et le monde ouvrier, c’est pour mieux se démarquer de la démarche suivie par le père Montuclard, accusé de systématisme et de dogmatisme : « ‘Sur le témoignage se greffe prématurément une réflexion qui tend, à travers la générosité de l’action entreprise et dans une hâte trop fébrile, à se constituer en système. Sur quelques engagements, qui ne sont pas forcément les plus authentiques, on bâtit un schéma qui s’efforce de rendre compte par avance de l’expérience à venir et de l’y emprisonner. Cela est fatal.’ » L’éditorial, signé impersonnellement «  T.C. », présente largement son interprétation du projet de J.E., mais dans une tonalité qui en dit long sur l’opinion du journal : « ‘Toute la question est, dit-on, au fond, question de jeunesse. Le mouvement ouvrier est jeune. L’Eglise, elle, a vieilli. Dès lors, l’Eglise et le prolétariat ont beau être sur le même terrain, n’étant pas du même âge, ils ne peuvent se comprendre : l’Eglise pense et parle en fonction du passé, le prolétariat en fonction de l’avenir. Que faire donc ? Est-ce aux jeunes à se vieillir ou aux vieux à se rajeunir ? Poser la question, c’est la résoudre : il faut à l’Eglise une jouvence. Voici alors la thérapeutique suggérée : laisser les chrétiens s’engager, sans réserves749, dans le mouvement prolétarien tel qu’il est sous nos yeux organiquement lié au communisme. Ne pas chercher, pour l’immédiat, du moins, à christianiser cet élan révolutionnaire, car christianiser fait automatiquement « décrocher » l’ouvrier chrétien de la classe ouvrière. En consentant à cela, qu’a donc à perdre la foi chrétienne ? Objectera-t-on que le marxisme est la philosophie immanente du mouvement prolétarien ? La belle affaire, en vérité ; puisque, pris tel quel, le mouvement prolétarien n’est, après tout, qu’une technique opératoire de transformation sociale. La foi n’a pas plus à voir dans cette affaire qu’elle n’avait à voir dans l’affaire Galilée. Le phénomène révolutionnaire est en dehors750 de la croyance, tout comme le phénomène astronomique : ici et là, « événements et foi » sont côte à côte. Pourquoi alors le christianisme ne laisserait-il pas l’événement ouvriériste suivre librement son cours sans l’entraver de théories religieuses ? Bien loin d’y perdre, l’Eglise et la foi ont tout à gagner à ce jeu : car, une fois accompli le passage révolutionnaire des tristes « aujourd’hui » aux « lendemains » qui chantent, l’Eglise aura à sa disposition la jouvence qu’elle cherche en vain dans les conditions sociales actuelles. Il lui suffira demain – en ce chemin enchanté et enchanteur - de laisser entrer en son sein le prolétariat, enfin humanisé par la révolution marxiste, pour être ipso facto pénétrée par la jeunesse, l’allégresse de la classe ouvrière triomphante. La chose, à cette heure-là, sera aisée. Si présentement le prolétariat est sourd, c’est qu’il est obsédé par la révolte à réussir ; mais, une fois abolie sa misère par la révolution marxiste, son âme deviendra disponible et il sera attentif au spirituel. Ce sera, du même coup, l’heure d’une nouvelle jeunesse pour l’Eglise. Tous les revêtements usés dont le catholicisme ne peut arriver à se débarrasser au sein du vieux monde capitaliste, tomberont d’eux-mêmes. Dans le monde nouveau qu’aura créé le mouvement ouvrier abandonné à son génie, l’argent et ses préjugés ne seront plus dominants ; ils ne contamineront plus la foi, ses formulaires, ses impératifs. Entre l’Eglise ainsi rajeunie et le prolétariat ayant terminé sa crise de croissance, le dialogue pourra s’établir, l’union se faire. Tout sera, dorénavant, au mieux dans le meilleur des mondes !’ »

A l’opposé de l’angélisme et de la naïveté de Jeunesse de l’Eglise, dénoncés à chaque ligne, T.C. n’accorde aucune foi à la probabilité de « lendemains qui chantent », même pour les prolétaires. Le marxisme, qui est d’abord une idéologie athée, méconnaît forcément l’homme. Son caractère monolithique empêche d’y distinguer doctrine de fond et tactique d’action. La révolution qui en naîtra, faute d’une dimension spirituelle, subira l’emprise d’une mythologie humaine, trop humaine : « ‘Les tragiques déboires de la mystification hitlérienne ne devraient-ils pas nous rendre méfiants à l’égard de la mystification marxiste ?’ » Entre T.C. et Jeunesse de l’Eglise, le fossé passe bien par le rejet fondamental du communisme de l’un et par son acceptation par l’autre. « ‘Une révolution vaut-elle donc simplement ce que vaut son efficacité et ne vaut-elle pas plus encore ce que vaut son inspiration’ » se demande l’éditorialiste qui n’est décidément pas sur la même longueur d’ondes. Quant à la mise en veilleuse du témoignage chrétien, comment serait-ce une stratégie concevable pour un organe de presse qui en a fait, plus que sa raison d’être, sa dénomination même ? Infidélité, trahison...le modèle de chrétienté proposé risque bien, « ‘en manquant le présent de voir lui échapper l’avenir. » Et l’article s’achève sur ces lignes : » Si « les événements sur le plan de l’histoire » ne peuvent donner [aux militants] les règles ultimes de leurs engagements, les données de la foi ne les dispensent pas d’être attentifs aux exigences de présence et de dialogue pour l’efficacité de leur témoignage.’ »

Notes
741.

Action, 17 janvier 1952.

742.

Demain, 10 janvier, 7 mars, 20 mars 1943.

743.

L’essentiel de la citation est en majuscule dans l’article.

744.

Le Nouvelliste alsacien du 6 février 1952 ; Le Lorrain (même date) ; L’indépendance de l’Aube du 7 février 1952 ; L’essor [Saint Etienne] du 17 février 1952 ; Peuple libre [Valence], même date.

745.

La Flandre libérale du 8 février 1952 et La Nation belge du 22 mars 1952.

746.

Combat, 4 février 1952.

747.

Le Monde, 3 février 1952.

748.

Témoignage chrétien, 8 février 1952.

749.

L’expression est écrite en majuscules dans le texte.

750.

Idem.