C’est au milieu de ce concert de réprobations que paraît, dans la Semaine religieuse du 3 février, la mise en garde du Conseil de vigilance du diocèse de Paris.
‘« Le Conseil de vigilance croit devoir mettre en garde contre une conception erronée et périlleuse de la foi et de ses rapports avec l’action, conception que proposent et développent de récents écrits. On préconise une séparation délibérée de la foi et de l’action temporelle : les données de la foi n’auraient pas à intervenir dans les engagements que l’on prend sur le terrain civique et social ; la foi ne fournirait ici qu’un élan mystérieux sans contenu exprimable, et les chrétiens auraient à se guider uniquement d’après l’analyse des événements sur le plan de l’histoire. Conception qui entraîne un double danger par rapport à la nature intime de la foi et par rapport aux règles valables de l’action.Le texte appelle une première constatation : Jeunesse de l’Eglise n’est pas nommément citée. De plus, le document paraît au sein d’un ensemble d’initiatives visant la collaboration avec des mouvements d’obédience communiste : la même semaine, Mgr Delay, dans le bulletin religieux du diocèse de Marseille, enjoint les catholiques de refuser leur participation aux manifestations organisées en faveur de la paix par un « mouvement communiste ou communisant » et l’évêque de Strasbourg appelle ses ouailles à ne pas adhérer au comité de défense de l’enfance, créé dans la mouvance communiste à Paris en octobre 1951. Pourtant, l’absence de mention ne trompe personne. Les « récents écrits » visés sont bien ceux de J.E.. Le Monde des 3-4 février fait clairement le lien - « Ce communiqué vise essentiellement les articles que le R .P. Montuclard vient de faire paraître » - tandis qu’une lettre de Mgr Feltin au père Avril ne cache pas les intentions de l’archevêché : « Vous pourrez constater que [la mise en garde du Conseil de Vigilance] concerne très spécialement le Cahier récent du père Montuclard intitulé : Les événements et la foi ». Il s’agit bien de la première condamnation publique de J.E., en bonne et due forme. Quant au fond, il reprend les deux griefs soulevés tant par Les événements et la foi que par Dieu, pour quoi faire ? : « relégation de la foi hors de la pensée et de l’action », suspension de la mission apostolique de l’Eglise. Sur chacune de ces interprétations, le père Montuclard aurait eu, sans doute, beaucoup à dire, lui qui, en maintes occasions, avait ferraillé pour dénoncer l’athéisme pratique qui impliquait une séparation abusive de la foi et de l’action et qui avait fait du témoignage de la foi et de l’Eglise dans le monde le coeur de son action sacerdotale, dénonçant sans relâche tout ce qui pouvait faire barrage entre l’Eglise et le monde ouvrier. Au demeurant, qu’y avait-il de radicalement nouveau sur le fond dans les deux ouvrages incriminés qui n’ait été exposé dans les Cahiers 5 et 6 (L’Eglise et les valeurs modernes et L’incroyance des croyants) , Cahiers dûment soumis à l’approbation de censeurs patentés et encensés en leur temps pour leur vision roborative ?751
Mais cette défense, le père Montuclard ne peut la présenter : il s’est soumis aux injonctions de ses supérieurs qui lui ont demandé le silence : le 31 janvier, Mgr Feltin, au nom de la Commission permanente de l’A.C.A a instamment prié le provincial de France de faire retirer Les événements et la foi du commerce, ce qui fut fait dans les vingt-quatre heures par une demande de J.E. et du père Montuclard auprès des éditions du Seuil. Mgr Feltin demandait aussi au père Montuclard de ne pas répondre à la mise en cause parue dans La France catholique, ce à quoi le dominicain consentit également752.
On peut s’interroger sur cette promptitude dans l’obéissance et l’acquiescement sans discussion, à laquelle Montuclard n’avait pas habitué ses supérieurs. La première raison est sans doute le désarroi devant l’ampleur des réactions suscitées par la publication de l’ouvrage. Tout porte à croire que Montuclard n’avait pas mesuré la charge explosive qu’il allait déclencher. Pour lui, hormis un tour plus imagé et plus direct donné à ses propos, le contenu de ses écrits est identique depuis 1946-1947. N’écrivait-il pas au père Belaud, à propos des difficultés rencontrées auprès des censeurs de son article : « ‘Je ne fais rien de plus que tenter une description objective de ce monde ouvrier que nous connaissons si mal et dans lequel pourtant nous voulons planter l’Evangile. Par conséquent, si l’on peut discuter la portée des faits que j’invoque, il paraît difficile de trouver là matière à une critique d’ordre purement théologique. A la limite, cette première partie [’ ‘L’Eglise et le mouvement chrétien’ ‘] ne relève pas de la censure ecclésiastique, pas plus que n’importe quelle étude de sociologie.’ 753« Voilà l’équipe de J.E. désarçonnée par le bruit de ses écrits et plus encore l’interprétation qui en est faite : ‘» Nous regrettons vivement que, dans ’ ‘Les événements et la foi’ ‘, un texte [l’article de Maurice Montuclard’ ‘] trop unilatéral et, par endroits, insuffisamment développé, ait pu trahir notre pensée et puisse conduire le lecteur à des conclusions que nous réprouvons’. 754«
La deuxième raison est peut-être la crainte de sanctions sévères contre Jeunesse de l’Eglise, dont la hiérarchie avait laissé entendre l’éventualité, à défaut d’une soumission rapide : « ‘Cet ouvrage [Les événements et la foi] qui soulève de multiples et légitimes critiques, ne peut rester dans le commerce et je vous demande instamment de le faire retirer par son auteur le plus tôt possible, afin d’éviter de graves conséquences’.755 » Le Bulletin de liaison de mars 1952, dans lequel le père Montuclard publie une « mise au point » éclaire d’ailleurs la stratégie qu’il préconise : souplesse et docilité à l’égard de la hiérarchie et des théologiens, durcissement vis-à-vis de la presse et des « bruits de couloirs ». En affirmant haut et fort que J.E. n’est pas une école de théologie et n’a pas d’autre position que celle de l’Eglise, il cherche à donner des gages de bonne volonté au magistère. Il cherche aussi à désamorcer la charge dirigée contre lui en en limitant la portée à la seule sphère des principes. « ‘Si les théologiens nous signalent des écueils, ils ne nous apprennent pas à résoudre pratiquement les difficultés que nous rencontrons quotidiennement. Liaison entre foi et action, certes, mais pas telle qu’il faille nécessairement soutenir le combat pour la « civilisation chrétienne » du président Trumann, ou la politique européenne de Robert Schuman, ni telle encore qu’il faille écouter les Semaines Sociales pour connaître les devoirs du citoyen (...) Les commentaires, les considérations abstraites, les bruits tendancieux... ne peuvent et ne pourront jamais entamer nos certitudes. Ces certitudes, les penseurs en chambre ne les comprendront jamais tout à fait. Tant pis. Il n’en reste pas moins que des hommes sont massacrés en Tunisie, que, chez nous, la misère dégrade notre peuple ; que la propagande excite la haine entre d’honnêtes citoyens, que des travailleurs sont licenciés abusivement et qu’il y va de l’honneur de l’Eglise et de l’intérêt de l’Evangile que des chrétiens luttent et risquent en union avec les hommes de bonne volonté, pour faire reculer l’injustice, le fascisme, la tyrannie, la haine. ’ 756«
Cela dit, ce serait un grave contresens que d’interpréter cette soumission comme une simple manoeuvre tactique. D’abord, parce que Montuclard, même s’il tergiverse souvent, a tout de même un sens profond de la discipline et de l’obéissance tel qu’il sied à un fils de saint Dominique, qui plus est de sa génération ; mais surtout parce que cette mise en garde touche au coeur de ses préoccupations et soulève une question sur laquelle il avance avec tâtonnement et inquiétude. Il suffit de revenir sur ses écrits antérieurs pour s’en convaincre. Ainsi, à l’occasion de l’Assemblée de Pentecôte de 1951 : ‘« Ne nous le dissimulons pas, nous courons de gros risques. Pour tout dire, le risque de l’athéisme - au moins d’un athéisme pratique. Nous risquons d’aboutir en effet à une séparation complète de la religion et de la vie ; à une vie païenne décorée de temps en temps de « pensées » religieuses. Sous prétexte de nous débarrasser du moralisme, du formalisme, du cléricalisme et des résidus de la chrétienté, nous en arrivons à nier le caractère distinctif de la religion chrétienne qui est d’être une religion morale, c’est-à-dire une religion dans la vie (...) Puisque la foi ne peut se contenter d’un simple moralisme, ni d’un simple ritualisme, ni d’une simple théorie, que de plus en plus elle devienne une inspiration ; non pas des directives ni des solutions, mais l’inspiration de toute notre vie et de toute notre action. C’est à cela que nous devons apprécier la réussite de nos réunions : qu’elles portent des fruits.’ »757 Nous sommes bien loin de la relégation de la foi hors de l’action... et ces lignes ont le mérite de montrer la complexité d’une pensée bien éloignée du dogmatisme simplificateur et manichéen auquel on a voulu parfois la réduire.
En tout cas, l’équipe de J.E. pouvait espérer tirer un certain bénéfice de sa soumission. Il n’en fut rien car l’affaire avait lancé une mécanique de normalisation qui ne s’arrêta plus.
C’est d’ailleurs sur cet argument que s’appuie l’abbé Richard dans L’homme nouveau du 10 février 1952 ... pour mieux condamner la démarche du père Montuclard. Pour lui, toutes les erreurs développées par J.E. sont en germe dans les options initiales de « présence au monde » !
Devant le refus du journal de toute rectification, le père Montuclard avait envisagé un temps une plainte pour diffamation.
Lettre du père Montuclard au père Belaud, 5 octobre 1951, A.D.P.L., Dossier Montuclard.
Bulletin de liaison, n° 8, février 1952.
Lettre de Mgr Feltin au père Avril, 31 janvier 1952, A.D.P.L., Dossier Montuclard.
Bulletin de liaison, n° 9, mars 1952, pages 1, 2, 3.
Bulletin de liaison n° 53, mai-juin 1951, page 5. Cf également le Bulletin de liaison n ° 5, septembre-octobre 1951, pages 2 et 3 : « Quand nous avons vu s’écrouler l’humanisme dont les siècles passés avaient fait le revêtement de la foi, nous avons affirmé avec intransigeance que la foi était un domaine à part, presque sans rapport avec l’univers quotidien de l’homme. Mais cette séparation rigoureuse ne peut pas tenir. Si notre foi est vraie, elle inspire tout, toute notre vie d’homme et de citoyen. »