2) Des plaintes d’évêques

Le premier prélat à manifester son émotion est Mgr Dutoit, ancien évêque d’Arras, écarté de son siège épiscopal à la Libération en raison de son attitude à l’égard du régime de Vichy et nommé alors archevêque in partibus de Sébastopol. Le 28 janvier il écrit au cardinal Gerlier : « ‘La France catholique publie une vigoureuse et très opportune critique d’une étude parue dans la revue qui s’intitule Jeunesse de l’Eglise. Les théologiens de contrebande qui dogmatisent sous ce titre alléchant sont en train de semer le trouble et la révolte, principalement dans le jeune clergé facilement épris de nouveauté. Cette équipe étrange de novateurs m’apparaît comme ayant créé l’organe d’enseigne ecclésiastique où la fantaisie se donne libre carrière, une sorte de cheval de Troie, destiné à installer le communisme athée au coeur de l’Eglise de France’.758 » Sommé de  » parler haut et ferme », le cardinal expose à son correspondant les mesures déjà prises et lui fait part de son identité de vues759, mais rejette l’idée d’une protestation publique, craignant « ‘de faire à ces lignes déplorables une publicité qui en provoquerait la lecture par beaucoup de ceux qui les ignorent encore.’ »760

Mais voilà que les plaintes émanent de deux prélats en fonction : Mgr Richaud, archevêque de Bordeaux et Mgr Rémond, évêque de Nice761. Ce dernier écrit au père Avril pour lui faire part de « ‘l’inquiétude profonde dans laquelle [l ’] a jeté la lecture de l’article du père Montuclard’ ‘, ’ ‘Les événements et la foi’. » Il s’en prend vigoureusement au dominicain qu’il rend responsable de la conduite égarée et rebelle de plusieurs prêtres de son diocèse, « disciples spirituels et sociaux, j’ajouterais révolutionnaires du père Montuclard. » Le procès de tendance est bien là : « ‘Si je remonte à la source, je dois constater qu’ils ont été victimes de religieux qu’ils appelaient leurs théologiens et leurs directeurs et dont ils opposaient les thèses aventureuses et dangereuses aux directives de l’Eglise et aux conseils de la Hiérarchie. ’» En conséquence, il envisage la mise à l’Index de Jeunesse de l’Eglise dans son diocèse et y interdit d’ores et déjà au père Montuclard toute activité, afin « ‘de protéger et de défendre le troupeau qui lui a été confié et de chasser les mauvais bergers et les faux prophètes, fondateurs d’un nouveau protestantisme ’»762.

Voilà le père Montuclard interdit de séjour dans un nouveau diocèse, tandis que l’archevêque de Bordeaux prend soin de confirmer auprès des autorités dominicaines sa décision de l’année précédente763. Mais Mgr Rémond se montre nettement plus véhément que Mgr Richaud. Le 7 février, il rencontre le père Avril pour lui confirmer de vive voix sa décision. Il lui écrit à nouveau le 25 mars pour lui dire la fureur que lui a inspirée la lecture de la mise au point parue dans le Bulletin de liaison. Pour lui, il s’agit d’une « bravade » dans laquelle il voit « ‘le père Montuclard’ ‘ parader avec hauteur et impertinence et se moquer impunément de tous ceux, évêques et laïcs, dont il a soulevé l’indignation.’ »764  Dans l’élan, il dicte à son secrétaire six pages de commentaires sur le texte qu’il incrimine. Il y dénonce la fausse soumission du père Montuclard et sa persistance dans l’erreur, avant de conclure : « ‘En attendant, le scandale demeure et le mal causé à ceux qu’a dérouté l’école de non-théologie de J.E exige toujours réparation. ’»765

La démarche de l’évêque de Nice vaut d’être observée avec attention, car elle contient en germe tous les ingrédients de l’attitude future de l’épiscopat à l’égard du père Montuclard : le soupçon de l’influence du dominicain derrière toute expression d’idées proches des siennes ; la volonté, non pas seulement de le sanctionner, mais de le réduire au silence d’une manière ou d’une autre ; l’illusion qu’une telle mesure dissoudra toutes les contestations, au sein du monde missionnaire ouvrier. Enfin, Mgr Rémond soulève déjà la question de l’autorité exercée sur le religieux . En effet, les derniers mots de sa lettre ne résonnent-ils pas comme une mise en cause à peine voilée des supérieurs dominicains : « Avec quelle autorisation, sous quel contrôle, après quelle censure publie-t-il encore cette « mise au point », au sujet de laquelle je me demande qui en porte la responsabilité ? »766

Notes
758.

Lettre de Mgr Dutoit au cardinal Gerlier, 28 janvier 1952, A.A.L., Papiers Gerlier.

759.

« Je n’ai pas besoin de vous dire combien je partage tous les sentiments que vous a inspirés la lecture de l’article de la France catholique, sentiments qui ne pourraient que s’accroître si vous lisiez l’article lui-même. C’est la mise en clair de pensées que l’on devinait ».

760.

Idem.

761.

Sur Mgr Rémond, voir le livre de Ralph Schor, Mgr Paul Rémond  : un évêque dans le siècle, Nice, Serre, 1984, 232 pages.

762.

Lettre de Mgr Rémond au père Avril, 1er février 1952, A.D.P.F., Dossier Montuclard.

763.

Lettre de Mgr Richaud au père Avril, 9 avril 1952, A.D.P.L., Dossier Montuclard.

764.

Lettre de Mgr Rémond au père Avril , 25 mars 1952, A.D.P.F., Dossier Montuclard.

765.

A.D.P.L., Dossier Montuclard. Il serait intéressant de connaître la liste des destinataires de ce brûlot. Les provinciaux de France et de Lyon en ont reçu chacun un exemplaire. En fût-il envoyé d’autres ? Et à qui ?

766.

Lettre du 25 mars 1953, déjà cité.