3) La réponse de l’Ordre dominicain 

Dès les premiers remous de l’affaire, les provinciaux ont mesuré la gravité de la situation : « ‘Quelle vilaine affaire encore en perspective et comment va réagir le père Montuclard’ ‘ ?’ » s’exclame le père Avril lorsqu’il apprend la publication du communiqué du Conseil de Vigilance. Dès lors, les efforts des provinciaux de Paris et de Lyon vont porter dans deux directions : clarifier le statut canonique de leur religieux ; apaiser les foudres des évêques. Pour le père Avril, la principale cause des difficultés de l’heure réside dans le flou de la situation de ce frère qui continue de dépendre de la province de Lyon tout en vivant à plein temps à Paris , sans mettre d’ailleurs les pieds au couvent. Le résultat est que le provincial de Paris se trouve régulièrement pris à partie par la hiérarchie ou les détracteurs du religieux, alors qu’il ignore tout de ses activités et n’a aucun moyen de les contrôler. Le but du père provincial n’est pas de contrecarrer l’action de Jeunesse de l’Eglise, mais d’éviter de prêter le flanc aux critiques sur le manque d’autorité au sein de l’Ordre et, in fine, de protéger le travail « ‘qui s’exerce de façon utile, j’en suis convaincu, dans des milieux qui ne sont pas atteints par les moyens ordinaires d’apostolat’. »

Parallèlement, le père Belaud s’efforce d’intercéder pour le père Montuclard auprès de l’évêque qui l’a si violemment mis en cause. Il faut dire que le provincial a quelque raison de s’inquiéter des effets produits sur Montuclard par les attaques du prélat dont le religieux a eu indirectement connaissance par une lettre adressée par Mgr Rémond à l’un de ses prêtres sanctionnés qui lui en a transmis une copie. Ainsi, le père Montuclard a pu lire qu’il était « ‘le théologien et le docteur d’un nouveau protestantisme et d’une religion absurde où l’on mettrait sur le même pied catholicisme, matérialisme, athéisme, marxisme, en donnant la priorité à ces trois hérésies (...), un mauvais berger et un faux prophète.’ »767 Sa réaction est à la mesure des accusations portées et semble mettre à mal ses résolutions de silence et d’obéissance : « ‘Que l’évêque de Nice me considère comme un mauvais berger, c’est son droit, mais qu’il appuie son jugement sur de telles absurdités et de telles calomnies (sans que je puisse me défendre) me pose, je vous assure, de bien redoutables questions (...) Voyez- vous, je me sens bien lâche et j’aime bien peu l’Eglise. Car si j’étais plus courageux et si je désirais vraiment le bien de l’Eglise et du Christ, il me serait impossible de laisser passer de telles imbécillités et de telles saloperies sans crier bien haut mon indignation. Rome et les évêques se conduisent parfois de telles façons, ils trahissent si inconsciemment tous les principes au nom desquels ils sont censés exercer leur autorité, qu’on ne peut pas ne pas se demander à certains moments, si le seul témoignage de la foi ne serait pas de se redire qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. (...) Pauvres évêques qui n’êtes plus capables que d’endormir et de décourager.’ »768 Mais plus que l’amertume, c’est le désespoir qui frappe le religieux qui a certainement touché le provincial769. C’est pourquoi il écrit à l’évêque de Nice pour plaider la clémence à l’égard du père Montuclard : « ‘Je voudrais vous rappeler que, hormis la publication du bulletin incriminé, l’attitude du père Montuclard’ ‘ est loin d’être celle d’un révolté. Il a retiré son livre du commerce très loyalement, à la demande que je lui en ai faite sur le désir de Son Excellence Monseigneur Feltin’ ‘. Lorsque, dans ’ ‘La France catholique’ ‘, M. Jean de Fabrègues’ ‘ l’a attaqué en termes violents au cours d’un article appuyé de citations tronquées et erronées, le père a renoncé à son droit de riposte, à la demande de Mgr Feltin’ ‘. De plus, devant les mesures que je prends à son égard, d’accord avec le Révérendissime Père Général, si je trouve devant moi un religieux qui tient à rester en contact avec le milieu ouvrier, j’ai la consolation de trouver avant tout un prêtre attaché à son sacerdoce et à l’Eglise, et qui m’a lui-même proposé la suppression de la collection ’ ‘Jeunesse de l’Eglise’ . » Mais tous ces gages de soumission ne sont pas de nature à infléchir l’évêque dont l’unique préoccupation est l’attitude de ses jeunes prêtres « ‘envoûtés par les doctrines du père Montuclard’. » Sur ce point, les dénégations du père Belaud - le père Montuclard n’a rencontré qu’une seule fois, par hasard, avenue d’Italie, les deux prêtres en question ; il ne leur a jamais écrit et ils n’étaient pas jusque-là destinataires du Bulletin de liaison - ne convainquent pas Mgr Rémond. A peine a-t-il reçu la lettre du père Belaud qu’il lui répond en invoquant d’autres faits qui étayent sa crainte « ‘que [l’] esprit de discipline du père Montuclard’ ‘ envers ses supérieurs et d’attachement à l’Eglise ne soient pas à toute épreuve.’ » Il dit savoir que les prêtres révoltés ont eu le Bulletin de liaison entre les mains et qu’une lettre de l’un d’eux y a été publiée. Il dénonce aussi l’influence du père Desroches venu pour des semaines de recollection à Allos et celle des longs séjours de convalescence du père Bouche dans la région. Enfin, il rappelle qu’un retrait chez l’éditeur ne signifie pas l’arrêt des ventes dans les librairies. Curieux procédé qui fait fi des efforts du père Montuclard et procède par amalgame : c’est un foyer dominicain de subversion, un complot,  qui sont maintenant dénoncés, alors qu’Henri Desroches a quitté l’Ordre depuis plus d’un an et que le père Bouche n’a jamais entretenu que des contacts très occasionnels avec Jeunesse de l’Eglise...

Le père Belaud a au moins réussi sur un plan : il a pu montrer que l’Ordre ne restait pas inerte devant la situation. En effet, le 24 mars, le père Suarez communique au père Belaud et au père Avril les mesures qu’il a arrêtées concernant le statut du père Montuclard : assignation dans la province de Lyon, qu’il doit rejoindre ; interdiction de demeurer plus de deux mois consécutifs hors d’une maison religieuse ; obligation de soumettre ses écrits et publications à la censure de sa province d’origine. Le quatrième alinea est lourd de sous-entendus : « ‘Circa exsecutionem prefatorum, fareas Nos opportune certious reddire, ut et nos Auctoritati competenti referre voleamus ’»770 : Cela signifie donc que le maître général a désormais des comptes à rendre, qu’au niveau de l’une ou l’autre des congrégations romaines, l’affaire soulève désormais suffisamment d’inquiétudes pour être suivie de près. Le père Belaud éprouve lui-même ce sentiment : « ‘J’ai bien l’impression que dans le cas du père Montuclard’ ‘, le père Suarez’ ‘ exécute une consigne et que nous ne pouvons rien obtenir’. »771 La consigne, en tout cas, est assez pressante pour que ce dernier propose, dès février, au père Montuclard de quitter la France un an environ, le temps que les esprits échauffés retrouvent leur calme.772 C’est la première fois que cette clause est formulée. Elle émane donc a priori du supérieur général du dominicain, même s’il est fort possible qu’elle lui ait été suggérée. En tout cas, l’épiscopat français va s’en saisir et ne plus la lâcher, y voyant la seule issue satisfaisante dans l’affaire Montuclard, ce qui provoquera la rupture finale.

Notes
767.

Lettre du père Montuclard au père Belaud, 22 mars 1952, A.D.P.L., dossier Montuclard.

768.

Ibid.

769.

« Je vous dis tout cela sans orgueil, mais avec une infinie tristesse (...). Le Royaume de Dieu n’est vraiment pas de ce monde ? Mais qui nous conduira à Lui ? Le Christ n’est-il donc que dans le passé, dans l’avenir et, pour le présent, dans la subjectivité ?... »

770.

Circulaire du père Suarez publiée au registre général de l’Ordre (n° 280) et adressée aux pères Belaud et Avril, 24 mars 1952, A.D.P.L. et A.D.P.F. « Quant à l’exécution des avertissements, dis-toi que nous y recourons opportunément et avec d’autant plus de certitude que nous avons voulu en référer à l’autorité compétente. »

771.

Lettre du père Belaud au père Avril, 17 juin 1952, A.D.P.L., Dossier Montuclard.

772.

Lettre du père Montuclard au père Belaud, 27 février 1952, A.D.P.L. : « Très Révérend Père, c’est par votre intermédiaire que le Révérendissime Père Général m’a fait connaître qu’il me donnait l’ordre de quitter la France pendant quelques temps, un an environ. »