D) Retour au débat d’idées : les dossiers des Etudes et d’Esprit sur Les événements et la foi

Dans le numéro de mars des Etudes, le père Rouquette consacre sa chronique à une analyse des Evénements et la Foi, sans jamais toutefois citer ni le père Montuclard, ni même Jeunesse de l’Eglise. Il présente au contraire l’objet de sa réflexion comme une doctrine diffuse, une réflexion qui se cherche. Il en souligne le point de départ apostolique et le caractère roboratif de sa critique de la société capitaliste. Pour lui, les positions développées par J.E. se ramènent en fait à trois affirmations : le marxisme est une science exacte de la société, le communisme est une « valeur » et la cité communiste un progrès libérateur pour l’humanité : la seule action légitime et efficace est de construire, sans aucun prosélytisme, la cité communiste. Il est aisé pour le jésuite de montrer les limites des deux premières propositions. De là, il tire que le renoncement à tout apostolat est intenable. Mais surtout, il dénonce les dangers de la mystique d’assomption telle qu’elle se dessine dans les écrits de Jeunesse de l’Eglise. Dans la reconnaissance des valeurs temporelles issues de l’homme, reconnues par la foi et offertes à Dieu, il voit une adaptation du contenu même de la révélation. Il redoute que la foi définie comme pure disponibilité à l’action intérieure de l’esprit, devienne évanescente et pratiquement vide. Surtout, il rejette la séparation entre charité fraternelle et activité apostolique : « ‘Rien ne peut nous empêcher de désirer que notre charité fraternelle soit un témoignage, c’est-à-dire une occasion de deviner quelque chose du Christ (...). La foi est grâce gratuite, bien sûr ; mais cette grâce passe normalement par ces grâces actuelles, instrumentales que sont nos actes fraternels.’ »

Tandis que le tapage médiatique autour des Evénements et la foi s’est atténué, la rédaction d’Esprit choisit de consacrer à son tour un dossier au sujet dans son numéro de mai 1952773. Elle lui consacre ainsi, sur 17 pages, une large part de la rubrique « Chroniques », en quatre articles, tous signés de collaborateurs éminents de la revue : Albert Béguin, le directeur, qui présente le dossier en trois pages denses et très balancées ; Paul Ricoeur, qui analyse en philosophe et en chrétien, les faiblesses et la valeur de l’essai de Montuclard ; Jean Lacroix, qui réfléchit à l’articulation entre « Conscience religieuse et conscience politique » ; Paul Fraisse, enfin, le vieil ami qui traite « De la liberté politique des chrétiens ». Le survol de l’ensemble et la teneur des titres permettent d’apprécier la volonté d’une réflexion distanciée : dans les deux derniers articles, pas une fois ne sont cités les noms de Montuclard, de Jeunesse de l’Eglise ou de l’ouvrage qui donne sa justification au dossier. Cette attitude traduit un certain embarras. Pour Lacroix et Fraisse, il ne s’agit pas de se tromper d’adversaire : le danger intégriste, qui se manifeste alors par une offensive tous azimuts, paraît à leurs yeux bien plus grand que celui engendré par « ‘ceux qui se posent les problèmes ecclésiologiques et cherchent péniblement à inventer les formes d’un apostolat adapté aux réalités d’aujourd’hui’. » Aussi, chacun s’emploie à mener clairement la charge contre l’intégrisme : il ‘« paralyse l’Eglise, la fossilise de l’intérieur, la dévitalise du dedans : il détruit son âme et (...) en fait un corps mort.’ » Là, au moins, les choses sont claires. Mais, en ce qui concerne les chrétiens qui vont à la rencontre du monde, il s’agit de tracer la limite de possibles dérives.

Paul Fraisse, en posant la question de la liberté politique des catholiques, en vient inévitablement à la collaboration avec les communistes : « ‘Que vous soyez, en France, pour le roi, pour le général, pour le régime des partis, pour le libéralisme ou pour la technocratie, personne ne suspectera votre orthodoxie, à condition que vous ne fassiez pas, même de très loin, le jeu des communistes. Et ceci va jusqu’à signifier : à condition que vous ne partagiez jamais leur point de vue sur aucun problème. ’» Mais en disant cela, il ne fait que reprendre ce qu’Esprit et Jeunesse de l’Eglise ont affirmé maintes fois. Son propos s’achève sur une incantation : « ‘Que les chrétiens aillent de l’avant, qu’ils cherchent avec tous les hommes de bonne volonté, qu’ils s’engagent ici ou là sans prétendre mobiliser la foi, la hiérarchie, les encycliques pour oser prendre parti et sans se combattre en se jetant du même coup à la tête la foi, la hiérarchie, les encycliques.’ » Mais en ayant garde de quitter le champ des injonctions et d’aborder les situations concrètes, Paul Fraisse s’évite d’avoir à condamner ses anciens amis. 

 Jean Lacroix va plus loin. Lui aussi rappelle que « ‘la collaboration entre chrétiens et communistes sur des points limités et précis ne portera des fruits (...) que si les communistes savent exactement ce que sont les chrétiens, que si ceux-ci (...) demeurent pleinement eux-mêmes. ’» Mais il ne méconnaît pas le danger qui menace « les plus généreux de se perdre pour sauver autrui. » Comme Montuclard, il loue le contact avec les communistes pour ce qu’il apprend au chrétien à « ‘examiner les problèmes politiques d’un point de vue rigoureusement politique’ », à abandonner le moralisme au profit de l’efficacité, de la « soumission aux faits. » Comme Montuclard encore, Lacroix analyse le risque encouru par les militants engagés dans le mouvement ouvrier aux côtés des communistes : « ‘Le marxisme décrasse l’esprit. Au-delà, le danger commence’ », et quand il écrit : « ‘En envisageant toutes choses d’un point de vue politique, on risque d’oublier la spécificité de la conscience religieuse ; le christianisme tend alors à devenir une part réservée de soi-même, une part intérieure et superfétatoire, qui perd le contact avec le reste, s’anémie et meurt peu à peu’ », il exprime précisément les idées mêmes de Montuclard. Les deux hommes connaissent fort bien le processus, pour l’avoir croisé maintes fois ; Montuclard chez les jeunes adultes militants et Lacroix parmi ses anciens étudiants avec lesquels il a pu garder des contacts. Et comment ne pas être sûr qu’il a en tête l’exemple de Louis Althusser, le « prince tala » de la khâgne lyonnaise devenu communiste via Jeunesse de l’Eglise lorsqu’il rédige cette description : « ‘Le phénomène est surtout fréquent chez les jeunes étudiants d’origine traditionaliste qui arrivent à la Faculté. Au contact de camarades plus avertis, ils comprennent d’abord qu’ils ont été jusqu’ici des privilégiés et qu’en ne s’occupant pas de politique ils ont commis une faute. Le christianisme, reconnaissent-ils, est l’identité du premier commandement de l’amour de Dieu et du second commandement de l’amour du prochain. Or, le signe effectif et concret auquel on reconnaît qu’on aime Dieu, c’est qu’on aime autrui. Ainsi s’opère un progrès dont bien des jeunes aujourd’hui sont conscients. Et si cette conversion s’opérait en milieu chrétien, elle serait non seulement sans danger, mais totalement bonne. Dans les conditions actuelles, elle ne va pas souvent sans péril subséquent. Ce n’est pas exactement la même chose que de reconnaître le Christ en tout homme et d’identifier l’amour de Dieu avec celui de l’humanité. Puis la conscience perd davantage encore de sa délicatesse. A force de tout voir sous l’angle politique, on en vient à penser que les exigences spirituelles n’ont pas de valeur en elles-mêmes, que le communisme seul procure un amour objectif des hommes, parce que seul il transforme leurs conditions économiques de vie et met fin à leur misère. Cette fois la conscience religieuse est devenue identiquement la conscience politique. Chez les uns les formules chrétiennes subsistent plus ou moins longtemps : ils s’enferment dans leur bonne conscience schismatique, en appelant de l’Eglise d’aujourd’hui à celle de demain et édifient une apologétique, voire une casuistique de la désobéissance. D’autres plus lucides, déclarent qu’ils ne renient pas leur passé, mais que les exigences chrétiennes de leur adolescence n’étaient qu’un appel inconscient vers un dépassement communiste et qu’en abandonnant la religion ils ont accompli plus pleinement le voeu qu’elle portait en elle. De toutes façons l’espoir humain a détruit ou relégué l’espérance chrétienne, la transcendance horizontale de l’avenir a remplacé la transcendance verticale de l’éternité : le christianisme vrai, c’est-à-dire l’adhésion au Christ, Homme et Dieu, a vécu.’ »774

La description de ce « transfert de foi » est pertinente, mais, là encore, Montuclard aurait pu signer cette mise en garde. Quel est alors le point de rupture, la limite franchie par le dominicain au-delà de laquelle ses amis d’Esprit, qui l’assurent pourtant de leur amitié et de leur solidarité « au coude à coude », refusent de le suivre ? Ce n’est pas dans l’article de Jean Lacroix qu’il faut chercher une réponse claire. Il dénonce bien ceux qui, comme d’autres préfèrent la lettre à l’esprit, opposent l’esprit à la lettre. Il leur rappelle qu’il n’y a pas de vie chrétienne hors de l’Eglise, que la voie à suivre est tracée par « ‘cette théologie catholique de l’histoire qui garde de bien des faiblesses ou facilités des philosophes profanes de l’histoire.’ »775 En fait, il se positionne du côté de l’institution, dans une démarche parfaitement orthodoxe : est condamnable ce qui est condamné...

 L’introduction d’Albert Béguin est nettement plus explicite. Sans rien vouloir ôter à la dimension pastorale de la réflexion du père Montuclard « ‘qui fait de lui un des pionniers du christianisme vivant’ », le directeur d’Esprit dit ne pas pouvoir taire « des divergences trop grandes pour [les] passer sous silence. » Et il précise le point de « franchissement périlleux » : le fait « ‘d’admettre, presque sans réserves, qu’il faut commencer par transformer la société temporelle et par favoriser, tout humainement, la naissance d’un homme nouveau ; ensuite seulement, il sera possible de reprendre la tâche apostolique.’ » Voilà une nouvelle fois formulée la critique de l’évangélisation différée, qui va focaliser tout le débat à venir et provoquer la crise finale. Pour Béguin, cette posture est inacceptable : « ‘On n’entre pas dans l’Eglise parce qu’on est parvenu, grâce à une analyse scientifique des lois de l’histoire, à quelque âge adulte de la conscience humaine.’ »

Mais c’est à Paul Ricoeur qu’il appartient de procéder à une critique en profondeur de l’ouvrage. Lui aussi en reconnaît la valeur apostolique, mais il préfère se placer sur le terrain de la critique sociologique que revendique l’auteur lui-même. Et là, le philosophe dénonce la manière du théologien de se référer sans cesse aux « faits » pour mieux les trahir : ce qu’il dit être une constatation est en vérité une évaluation, un pari sur le sens de l’histoire. Quand Montuclard prétend parler en sociologue, il fait, aux yeux de Ricoeur, de la philosophie de l’histoire. A ses affirmations sur la « liaison organique » et le communisme guide et espoir des prolétaires, il oppose quelques questions : n’est-ce pas plutôt le succès historique du socialisme stalinien en Europe orientale qui empêche une libération économique et politique des pays capitalistes ? Sans le communisme, l’Europe ne serait-elle pas déjà socialiste ? Surtout, il montre que les situations, que Montuclard nomme des faits, sont modelées elles-mêmes par les idéologies, dans un processus d’interaction. Ainsi, ‘« le fait de la liaison organique de la classe ouvrière et du communisme est donc un phénomène circulaire où font en quelque sorte boule de neige la situation brute de classe exploitée et l’interprétation de cette situation par une philosophie-bloc comme le marxisme’ ». Quant à la perspective pastorale, de deux choses l’une : ou bien le communisme est effectivement un monde sans vide et sans faiblesse et alors le christianisme n’y a plus sa place : « ‘Quelle raison ce monde marxiste aurait-il de s’adjoindre la foi chrétienne, comme un étage supplémentaire à sa propre architecture, s’il se suffit à lui-même dans l’ordre humain, s’il est sans misère et sans impuissance ? (...) Si le christianisme est vu comme supplément d’âme à une humanité intacte, alors, oui, c’est le marxiste qui a raison : la réussite de l’humanité videra de tout contenu la problématique chrétienne en lui retirant tout motif interne et tout point d’insertion : la prédication chrétienne se supprime elle-même si elle ne sait plus discerner les nouvelles aliénations que l’homme invente (...) Si le chrétien ne sait plus lire le monde marxiste comme les autres mondes, c’est-à-dire comme une grandeur équivoque, ambiguë, alors il n’aura rien à dire aux nouveaux justes.’ »776 Ou bien, seconde alternative, l’exploitation capitaliste n’est pas la racine unique du péché et le monde communiste, par voie de conséquence, le monde parfait annoncé. C’est évidemment l’option retenue implicitement par Montuclard, qui dénie l’innocence et la sainteté à la classe ouvrière, mais affirme qu’elle est saine pour n’avoir jamais eu l’occasion d’exploiter d’autres groupes humains. Mais alors, « ‘la prédication chrétienne, si elle doit un jour être entendue par l’homme marxiste, ne s’édifiera pas par dessus l’homme naturel du communisme, mais éclatera au centre même de cet homme et de son système. Et donc, conclut Paul Ricoeur’ ‘, il est incohérent pour une action missionnaire d’attendre une éventuelle « libération humaine » : c’est « sur les mêmes chemins qu’on avait tracés autrefois que cette humanité rencontrera Dieu.’ »

Notes
773.

Esprit, mai 1952, pages 861 à 882.

774.

« Conscience religieuse et conscience politique », ibid, page 877.

775.

Ibid, page 878.

776.

On mesure là le fossé d’incompréhension qui sépare au fond les deux systèmes de pensée : chez Ricoeur, le christianisme est la libération de l’homme qui se cogne aux limites étroites de sa condition de pécheur ; cette condition est le fondement de sa recherche religieuse. Pour Montuclard, au contraire, l’humanité à venir, libérée par elle-même, sera toute-puissante. C’est parce qu’elle n’aura aucune raison de chercher Dieu qu’elle pourra le chercher pour lui-même, dans un acte de foi enfin pur.