CHAPITRE III : LA CONDAMNATION

I Une rupture en trois temps

A) La mise à l’index des Evénements et la foi et le lancement de la procédure de reductio

Ils ont tôt fait d’apprendre qu’une fois de plus, l’A.C.A., réunie en sa session habituelle de mars, a réitéré ses exigences d’éloignement du religieux. Ce qu’ils ignorent encore, c’est le ton employé cette fois, qui s’apparente à celui d’une mise en demeure . « ‘Une fois de plus, l ‘Assemblée des Cardinaux et Archevêques (... ) a dû constater le trouble profond semé dans les esprits, notamment en certains milieux du clergé ou des dirigeants de l’Action catholique par les positions doctrinales et l’attitude du R.P. Montuclard’ ‘. L’Assemblée tient à affirmer en termes extrêmement clairs, l’unanimité de ses membres sur le danger que présente l’influence du révérend Père et sur la nécessité de l’éloignement de ce religieux.’ »801 Puis la lettre rappelle au père Suarez qu’il avait envisagé d’assigner le père Montuclard à Rome et réclame de savoir rapidement ce qu’il en est ! Cette fois, le Père Général ne peut plus tergiverser : l’A.C.A. ne souffrira plus aucun atermoiement. Enfin, comme un coup de grâce, l’Osservatore Romano des 16 et 17 mars publie le décret de mise à l’index des Evénements et la foi, signé par Pie XII le 14. Le Père général convoque alors le père Montuclard pour le 21 mars. Il évoquera avec lui un exil temporaire au Japon ou en Amérique du Sud .

Cette fois, c’en est trop : Montuclard a compris qu’il ne parviendra en aucun cas à amadouer la hiérarchie. Deux solutions s’offrent à lui : la soumission ; mais tout en lui s’oppose à accepter cet exil : des raisons morales et apostoliques tout d’abord : «  ‘Si je désertais le combat, en ce moment où les travailleurs sont de plus en plus opprimés, je me conduirais comme un homme malhonnête, je trahirais la confiance que l’on m’a donnée. Cette trahison se retournerait contre l’Eglise, car elle donnerait un singulier crédit à l’opinion (que gardent par devers eux beaucoup de travailleurs) que nos évêques nous ont envoyés dans le monde du travail non pas vraiment pour chercher avec les travailleurs le bien des travailleurs, mais très habilement, pour faire, par notre intermédiaire, une politique qui n’est pas celle des travailleurs’»802. Auxquelles s’ajoutent des raisons personnelles : sa grande surdité, qui le contraint à lire sur les lèvres de ses interlocuteurs ce qu’il n’entend pas bien, l’isolerait totalement à l’étranger et lui interdirait d’apprendre la langue du pays ; de plus, il ne supporterait pas d’être séparé de celle qui a porté avec lui toute l’oeuvre de Jeunesse de l’Eglise et qui partage sa vie depuis 1942, Marie Aubertin .

Deuxième solution : la révolte. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, elle est inimaginable pour Montuclard. Non seulement parce qu’il a fait promesse d’obéissance en prononçant ses voeux, mais parce que la soumission au magistère est pour lui consubstantielle à la foi catholique et à son attachement à l’Eglise. «  ‘Je ne suis qu’en apparence un dissident ’« écrivait-il déjà en 1940 et il est vrai que, si sa conception assez élastique de l’obéissance a pu parfois excéder ses supérieurs, elle est à ses yeux le fondement de l’Eglise comme communauté et donc la garantie de son existence.

Une seule issue s’offre alors au religieux : plutôt que de l’attendre comme une condamnation, solliciter lui-même, quoi qu’il lui en coûte, son retour dans la communauté des laïcs. Au bout de plusieurs jours de réflexion, sa résolution est ferme, inébranlable : ne pas brusquer les choses n’aurait conduit qu’à finasser de nouveau et à se trouver dans la position de celui qui refuse les avantages consentis, notamment vis-à-vis du cardinal Gerlier .

Le jeudi 18 mars, Maurice Montuclard part pour Rome. Il a prévu de faire étape à Lyon. A son arrivée en gare de Perrache, il trouve le père Belaud venu l’accueillir. L’émotion étreint les deux hommes : voilà trois ans qu’ils ont cheminé côte à côte au milieu des difficultés, une amitié est née entre eux. Surtout, ils auraient pu fêter dans quelques semaines les 25 ans de leur profession dominicaine qu’ils ont faite ensemble. Le père provincial, qui est loin d’adhérer à toutes les positions de son religieux, se méfie de lui-même, il craint qu’en son for intérieur, le supérieur ne cède le pas à l’ami : le père Montuclard est si redoutablement convaincant ! Il s’est donc fait accompagner d’un frère, pour mieux s’assurer de défendre la décision de soumission .

Arrivés au couvent du Saint-Nom, rue Bugeaud, les trois hommes s’enferment dans le bureau du provincial. Ils y bavardent jusqu’à 17 h 30 en toute franchise. L’échange est fraternel et profond. Le père Belaud développe tous les arguments susceptibles de retenir le frère Marie-Ignace au sein de sa famille dominicaine. Montuclard défend une autre solidarité, mais il sent que son interlocuteur ne peut en comprendre comme lui le caractère. Pourtant, un moment, Belaud est vraiment ébranlé, quand Montuclard lui avoue carrément : « ‘Mon chemin vers Dieu passe par les exigences concrètes que me présentent l’athéisme et le combat ouvrier rencontrés jour après jour ; hors de çà, je ne suis sûr ni de rester dans l’Eglise, ni de garder la foi. Et c’est peut-être là, en effet, la raison – la moins objective, mais la plus décisive – de ne pas accepter la soumission’ »803. Puis la discussion en vient aux détails de l’affaire. Le père Belaud sort d’un sous-main la copie de la lettre du cardinal Liénart au père général et la lit : la demande d’assignation à Rome ne fait que conforter le père Montuclard dans sa démarche. Pour le reste, Belaud se veut rassurant : le père général obtiendra sans difficulté la réduction ; il ne retiendra le père Montuclard que peu de temps à Rome. Avant de laisser le religieux aller acheter son billet pour le voyage du lendemain, le père Belaud fait une dernière tentative : il propose de téléphoner au cardinal Gerlier ; il peut lui obtenir une entrevue avant son départ. Mais Montuclard refuse : il n’a rien à lui dire, rien à lui demander ...

En fait, c’est le cardinal lui-même qui avait demandé à recevoir le père Montuclard . Il sent trop bien que le moment qu’il redoutait tant est arrivé. La veille, il a reçu un courrier de Mgr Villot qui sonne un peu comme un rappel à l’ordre : «  ‘Puis-je demander à votre Eminence de tenir avec le père Montuclard’ ‘ la ligne arrêtée d’un commun accord par l’A.C.A. et qui va guider les efforts du père Suarez’ ‘ ? L’éloignement étant jugé nécessaire, il y aurait grave inconvénient à la remettre en question. Si l’on veut éviter des mesures plus graves, il faut exhorter le père à obéir : en dehors de là, je ne vois que déboires et complications, d’autant plus que l’entourage du père prend d’autres contacts à Paris et qu’il importe de maintenir une attitude commune »’ 804. Ainsi, l’on se méfie de sa propension à écouter son coeur, à réagir de manière affective. Mais comment ne pas chercher à éviter le geste terrible que s’apprête à commettre ce prêtre qu’il aime comme un fils ? Et que dire des conséquences possibles d’un tel scandale ? Quelques heures plus tôt, Mgr Ancel lui a transmis la lettre de l’un de ses prêtres du Prado, Claude Masson, qui parle de rompre avec la prêtrise par fidélité à la classe ouvrière. Et à qui se réfère-t-il ? A Maurice Montuclard «  ‘au nom de la fidélité qui, au-delà de l’amitié qu’[il lui ] témoigne, [les] rattache à une même cause ’« 805.

Le cardinal est épuisé, harcelé par les soucis qui s’accumulent, mais confiant : tout à l’heure, il saura trouver les mots pour infléchir la détermination du père. Il a déjà en tête ce qu’il va lui dire : «  ‘Vous êtes à un tournant dangereux . De grâce, accrochez-vous à ce qui est indestructible, Jésus-Christ, l’Eglise, la Vierge Marie. Ne cédez pas à la tentation redoutable de faire prévaloir des considérations personnelles, qui sont si souvent à l’origine des illusions, des catastrophes. Que la coïncidence si imprévue, me semble-t-il, de la publication d’une décision qui s’élaborait depuis longtemps806 avec la période difficile que vous traversez actuellement n’entraîne pas de votre part le découragement ni l’irritation. L’un et l’autre sont des conseillers détestables. Il n’y a pas de voie plus sûre que dans l’obéissance virile et humble du religieux, du prêtre, du chrétien. Ah ! je vous en supplie, mon cher Ami, chassez fermement tous les mirages qui risqueraient de vous égarer. Il y va de votre salut et, dès maintenant, de votre bonheur vrai’ »807. Mais les heures passent et la rue Bugeaud n’appelle pas. Le cardinal commence à craindre que le père n’ait pas voulu le voir. Le lendemain matin, il fait téléphoner au couvent. On lui répond que le père Montuclard vient de partir pour Rome.

Il faut alors près de vingt heures pour rejoindre la Ville Eternelle par le chemin de fer. Vingt heures à réfléchir à ce qui se dira dans le bureau du Maître général, à Sainte-Sabine. Le père regarde distraitement la campagne qui défile sous ses yeux, baignée d’un chaud soleil printanier. Au bout d’un moment, il attrape le livre qu’un jeune père lui a glissé sous le bras avant son départ, sans doute dans l’espoir qu’il y puiserait les motifs d’une «  bonne décision »: Méditation sur l’Eglise, que vient de publier le père de Lubac808. C’est l’oeuvre d’un homme qui a connu aussi désaveux et sanctions, mais qui s’est soumis. Montuclard reconnaît la beauté du texte et la qualité morale de son auteur, mais se refuse à partager sa position : une telle théologie purement mystique de l’Eglise ne peut que déboucher sur l’aliénation. «  ‘J’ai foi en l’Eglise, en l’Eglise catholique romaine, se dit-il. L’Eglise a toujours été toute ma vie. Mais mon amour pour l’Eglise est l’amour de quelqu’un que le Christ a rendu libre, c’est un amour plein de colère. Ma foi en l’Eglise ne peut se nourrir de la pure mystique : elle est agissante, elle m’appelle à la résistance’. »809 Finalement, sa lecture le conforte dans sa détermination : «  ‘Il y a une manière de parler de l’unité de la société civile qui aboutit en fait à maintenir le prolétariat hors de la société ... il y a une manière de parler de l’unité de l’Eglise et de l’obéissance dans l’Eglise qui, couvrant inconsciemment tous les abus, aboutit, en fait, à maintenir hors de l’Eglise tous ceux qui n’en sont pas (ou qui n’en sont que juridiquement), en particulier toutes les petites gens. Ma position ne peut être celle du père de Lubac’. »810

Le lendemain matin, le train entre en gare de Roma Termini à 7 heures 40. Le père Montuclard rejoint aussitôt la Curie Généralice. Le frère qui l’accueille lui annonce que le père général le recevra dans la soirée. Ce dernier a été bouleversé par la mise à l’Index et se reproche amèrement de ne pas l’avoir fait venir quelques jours plus tôt :   « J’aurais pu éviter ça ». La remarque inquiète le père Montuclard : « ‘Qu’attend-il que je vais accepter ? Mais je suis décidé à n’accepter aucun compromis, car depuis trois ans, tous les compromis m’ont et nous ont desservis ... ’»811. En attendant, il se prépare à sa première entrevue avec le père Suarez. Il sait que ce sera un moment difficile : «  ‘On aimerait mieux traiter avec des gens sans coeur et à qui on ne doit rien. On serait tellement plus libre. Tandis qu’avec le père Suarez’ ‘ , ce sera tellement plus dur, presque déchirant.’ »812

On frappe à la porte de sa cellule. Le père se lève et s’apprête à se rendre devant son supérieur. Mais non : c’est un télégramme pour lui, qui vient de France. Sa gorge se serre : ce sont les camarades de J.E. qui ont voulu lui témoigner leur amitié et leur solidarité. Il se dit qu’il n’est pas donné à beaucoup de prêtres de vivre au sein d’une telle équipe. Et c’est bouleversé qu’il arrive devant le maître général. Celui-ci lui parle « ‘avec une bonté si humaine et si évangélique qu’ [il ] en a les larmes aux yeux. ’»813 Il lui dit combien il a été attaqué pour sa patience à son égard, qu’il a dû recourir au Saint-Père lui-même qui a approuvé sa manière de faire. Il lui laisse entendre à demi-mots que c’est au Pape qu’il doit de ne pas avoir été nommé personnellement dans le communiqué de mise à l’Index : «  ‘C’est la première fois qu’une telle chose arrive. ’»814 Le père a-t-il aussi remarqué que, contrairement aux usages, l’Osservatore Romano n’a publié aucun commentaire sur cette mise à l’Index ? Mais, aux dires du père général, l’acharnement de l’épiscopat est trop grand 815 : il n’y a donc aucune autre solution possible que le départ du père Montuclard pour un an hors de France et, si possible, hors d’Europe, Rome étant toutefois un lieu de résidence accepté. Il se dit persuadé que les évêques se contenteront de cet éloignement temporaire. Mais le père Montuclard rétorque qu’il n’a aucune raison de l’espérer : ‘«  Une campagne qui dure depuis avril 1950 et qui n’a cessé de s’intensifier en dépit de toutes les précautions que j’ai prises et de l’appui obstiné de mes supérieurs ne s’apaisera pas en si peu de temps.’ » « ‘N’ayez pas l’illusion de croire que, réduit à la communion des laïcs, l’épiscopat vous laissera tranquille’ » avertit alors le père général. « ‘Si vous avez une influence personnelle, des sanctions – l’interdit ou l’excommunication – seront prises contre vous’. »816 Puis il donne congé à son religieux en lui donnant jusqu’au surlendemain comme délai de réflexion .

Quand, au matin du 23 mars, le père retrouve le maître général, son choix est arrêté : «  ‘J’éprouve une douleur immense à vous annoncer la décision que je viens de prendre, car, non seulement cette décision ne vous apportera pas de la joie, mais peut-être vous apparaîtra-t-elle comme une ingratitude’. »817 Puis il lui annonce qu’il a décidé de demander sa réduction à l’état laïc et lui expose longuement les motifs de sa décision. Il l’assure aussi de sa gratitude pour sa patience, sa bonté, sa grandeur désintéressée. En le bénissant, le père Suarez lui dit : «  ‘Toujours, je vous considérerai comme mon fils.’ »818 En quittant Sainte-Sabine, le père Montuclard pense : « ‘La grandeur humaine et chrétienne de cet homme est extraordinaire’. »819

Notes
801.

Lettre des cardinaux Liénart et Feltin au père Suarez, 7 mars 1953, reproduite par François Leprieur , op.cit, p 181. Les mots en italiques sont soulignés dans le document original.

802.

Lettre du père Montuclard au père Suarez , 23 mars 1953, publiée dans le Bulletin de liaison n°21 de mai 1953 .

803.

Lettre du père Montuclard à Marie Aubertin, 18 mars 1953. Papiers privés de Madame Montuclard .

804.

Lettre de Mgr Villot à Mgr Gerlier, Papiers Gerlier. L’allusion aux contacts pris à Paris concerne les échanges entre le comité directeur de J.E. et Mgr Guerry, secrétaire de l’A.C.A.

805.

Lettre du père Claude Masson à Mgr Ancel , 15 mars 1953, Papiers Gerlier .

806.

i.e. la mise à l’index des Evénements et la foi .

807.

Lettre de Mgr Gerlier au père Montuclard , 21 mars 1953, Papiers Gerlier .

808.

En 1950, visé pour ses recherches jugées trop audacieuses, le jésuite avait été mis en « congé d’enseignement » et déplacé à Paris.

809.

Lettre de Maurice Montuclard aux camarades de J.E., 22 mars 1953. Papiers personnels de Madame Montuclard.

810.

Id.

811.

Lettre de Maurice Montuclard à Marie Aubertin , 21 mars 1953. Papiers personnels de Madame Montuclard .

812.

Ibid.

813.

Ibid.

814.

Lettre de Maurice Montuclard aux camarades de J.E., 22 mars 1953. Papiers personnels de Madame Montuclard.

815.

On notera la contradiction contenue dans ces propos : s’il y a eu mise à l’Index, c’est que l’épiscopat français n’est pas seul en cause.

816.

Ibid.

817.

Lettre du père Montuclard au père Suarez, 23 mars 1953, Papiers Gerlier et ADPL .

818.

Ibid.

819.

Lettre de Maurice Montuclard à Marie Aubertin , 23 mars 1953 , Papiers privés de Madame Montuclard .