B) L’ultime médiation du cardinal Gerlier et son échec : la réduction du père Montuclard à l’état laïc

A peine rentré de Rome, le père Montuclard, accompagné du père Belaud, rencontre le cardinal Gerlier. Celui-ci veut à tout prix éviter la réduction effective à l’état laïc par crainte des conséquences qu’elle pourrait entraîner : défection d’autres prêtres et religieux engagés dans l’action missionnaire, ruine du témoignage de l’Eglise auprès des militants ouvriers, dérive schismatique ... Pendant plus de deux heures, le cardinal tente d’infléchir la position du dominicain et finalement, c’est lui qui sort de l’entretien convaincu que l’A.C.A. ne peut infliger l’exil au père Montuclard. Il décide alors, de son propre chef et sans se cacher de son audace vis-à-vis de ses collègues, de lui faire une nouvelle proposition : en échange de la suspension de la demande de réduction, il serait autorisé à demeurer en France, à condition d’observer un silence total durant une année. Cet engagement de silence comprend la cessation, pendant le même délai, de la publication du Bulletin de liaison. En outre, le père ferait de fréquents séjours dans les couvents dominicains, à Lyon notamment. Reste à obtenir l’accord des cardinaux Liénart et Feltin. Dans un premier temps, le président de l’A.C.A. donne son accord en insistant bien sur les garanties à exiger, tandis que le cardinal de Paris ne cache pas ses réticences et reste attaché à la solution romaine : « ‘C’est là que la condition de silence que vous demandez peut être vraiment efficace. (...) Où trouver mieux qu’à Rome, à Sainte-Sabine 820 ou à l’Angélique 821 ? C’est ainsi que je trouve la proposition de Votre Eminence insuffisante. ’»822 Mais, de toute façon, le refus du comité directeur de renoncer à publier le Bulletin de liaison vient tout compromettre. Mgr Gerlier est obligé de renégocier un nouvel arrangement : la parution du Bulletin, devenue déjà bimestrielle depuis janvier 1952 pour permettre une rédaction plus réfléchie, serait ramenée à cinq numéros par an et soumise à la censure officieuse d’un théologien ( le père Dubarle en l’occurrence ) et à l’imprimatur du père Belaud. Quant au père Montuclard, le cardinal souhaiterait lui attribuer un directeur de conscience. Les deux parties tombent d’accord sur la personne de Mgr Villot « ‘dont la cordialité et la netteté ont conquis les membres de l’équipe [ de Jeunesse d’Eglise ] ’ 823 ». A ce stade des négociations, le cardinal pense être allé au bout de ce qui est faisable pour éviter la rupture : « ‘Je dois rendre hommage aux dispositions du père Montuclard’ ‘, qui a visiblement fait un grand effort, qui nous paraît représenter le maximum de ce qu’on pouvait lui demander, en l’état actuel’ . »824

De son côté, il est vrai que le prélat a adopté une attitude compréhensive et ouverte, qu’il espère voir partagée par les autres cardinaux français : «  ‘Je vois devant Dieu que [l’] attitude [du père Montuclard’ ‘], à laquelle il serait facile d’opposer plus d’un principe s’il s’agissait d’un autre, doit être considérée comme le témoignage méritoire d’un désir sincère de montrer – ce qu’il n’avait cessé d’affirmer fortement à chaque instant – son amour profond de l’Eglise, sa volonté loyale de lui garder fidélité, tout cela englobé dans une position très personnelle d’orientation missionnaire qui ne manque pas de grandeur, même quand il est impossible de la ratifier totalement. ’»825 Autrement dit, le cas sui generis du père Montuclard justifie un traitement adapté qui tienne compte de l’originalité de son action apostolique.

Mais le cardinal se heurte à un refus général. Mgr Villot ne croit pas devoir accepter la mission envisagée par Mgr Gerlier, d’abord parce que sa fonction de secrétaire d’un épiscopat majoritairement hostile à une solution négociée rendrait sa position équivoque, mais aussi parce qu’il incline personnellement à la rigueur dans cette affaire, tant par crainte de l’influence du religieux que des retombées romaines : ‘« J’appréhende surtout la présence à Paris du père, qui est trop pénétré de la mission dont il se sent investi pour pouvoir s’abstenir de toute activité s’il reste au milieu de l’équipe et hors des maisons de l’Ordre. (...) C’est pourquoi il serait périlleux de montrer trop d’indulgence. Votre Eminence ne peut ignorer d’ailleurs que le cardinal de Paris reçoit en moyenne deux ou trois appels du Saint-Office chaque semaine. Elle sera, j’imagine, assez surprise d’apprendre que l’un des derniers concerne l’A.C.I. 826.’ » Mgr Villot se renseigne et les informations qui lui parviennent ne sont pas de nature à le rassurer : ‘«  Le père Bigo’ ‘ 827, le père Villain’ 828 ‘, M. Bonnet’ 829 ‘ ne cessent de me dire qu’à leur avis, la situation empire sous un calme apparent.’ » 830 Et ces avis viennent de personnes qui passent, aux yeux de l’épiscopat, pour ‘« suivre de près le mouvement ouvrier actuel, et dans l’esprit le plus compréhensif.’ »831

Mais le plus grave réside dans la volte-face du cardinal Liénart, sans doute effrayé de voir que l’espoir de ruiner l’influence du père Montuclard risquait fort de s’évanouir dans la dernière mouture des négociations, et peut-être alerté lui aussi par des informations alarmantes : «  ‘Les concessions obtenues répondent-elles aux voeux de l’Assemblée [ des cardinaux et archevêques ] ? Je ne le crois malheureusement pas. Celle-ci n’a pas désiré infliger au père Montuclard’ ‘ des sanctions canoniques, mais elle a nettement marqué sa volonté de l’empêcher de poursuivre en France auprès des prêtres-ouvriers et de certains militants une action contraire à celle de l’Episcopat, seul responsable de l’apostolat de l’Eglise. Or, c’est pour garder des contacts avec ses disciples que le Père entend résider en France, tantôt à Lyon, tantôt à Paris et qu’il refuse d’aller à Rome. Des directives orales ne sont pas moins dangereuses que des articles imprimés ou polycopiés. Comme président de l’Assemblée, je ne puis pas souscrire à une solution qui n’interromprait pas effectivement son action néfaste. L’Assemblée ne demande que cela, mais elle le demande absolument. Je croirais donc manquer à mon devoir si je transigeais sur ce point. ’»832

Cette fois, la situation semble bel et bien bloquée. Mais le cardinal Gerlier, bien qu’atteint par le désaveu de Mgr Liénart, décide de jouer son va-tout : il diligente le père Belaud auprès du cardinal Feltin et se charge lui-même de rallier l’évêque de Lille. Son ultime argument : il peut assurer seul la responsabilité du statut fixé pour le père, qui fonctionnera comme régime de pur fait jusqu’en juin, date de la prochaine commission permanente de l’A.C.A. qui statuera ès qualités. «  ‘Du moment que les droits de l’Assemblée se trouvent ainsi respectés’ »833, le cardinal Liénart ne voit plus de raisons de s’opposer à l’accord obtenu et cède devant l’insistance du Primat des Gaules.

Parallèlement, le père Belaud a informé régulièrement la Curie Généralice de l’Ordre des tractations en cours, par un télégramme et au moins deux lettres. C’est pourquoi le cardinal de Lyon est stupéfait lorsqu’il apprend que, le 8 mai, le Saint-Office a promulgué le décret prononçant la réduction du père Montuclard à l’état laïc. Dans une dernière instance, il reçoit le 14 mai le père Montuclard pour le convaincre de ne pas signer et d’attendre la fin juin pour prendre sa décision. Mais le 18 mai, ce dernier renvoie le rescrit avec son acceptation . La reductio est désormais effective .

Notes
820.

Le siège général de l’Ordre dominicain, attribué par le Pape Honorius III à Saint Dominique.

821.

Le studium général des Dominicains .

822.

Lettre du cardinal Feltin au cardinal Gerlier, 30 mars 1953. Papiers Gerlier.

823.

Lors de la rencontre du 21 mars 1953.

824.

 Lettre du cardinal Gerlier au cardinal Feltin, 10 avril 1953. Papiers Gerlier.

825.

 Ibid.

826.

Lettre de Mgr Villot à Mgr Gerlier, 11 avril 1953, Papiers Gerlier . L’A.C.I. est l’Action catholique en milieu indépendant.

827.

Le père Bigo, jésuite, directeur de l’Action populaire.

828.

Le père Villain, jésuite (1892 – 1982). Supérieur de l’Action populaire, il est le conseiller social très écouté de l’épiscopat français.

829.

L’abbé Charles Bonnet (1906 – 1988), aumônier national de l’A.C.O. depuis 1950.

830.

Ibid. (note 793)

831.

Ibid.

832.

Lettre du cardinal Liénart au cardinal Gerlier, 14 avril 1953. Papiers Gerlier .

833.

Lettre du cardinal Liénart au cardinal Gerlier, 23 avril 1953. Papiers Gerlier .