C) Le débat avec l’A.C.A. et la condamnation de J.E.

« ‘Nous allons tâcher seulement de sauver J.E. ’» 834. La priorité de Montuclard reste identique et il met en avant le risque d’un désaveu officiel comme argument de la négociation : « ‘Si l’on veut éviter les répercussions de ma réduction que craint l’épiscopat, il faut que J.E. continue : une condamnation de J.E. ferait tout rebondir’.» C’est dans cet esprit qu’il écrit au cardinal Gerlier : « ‘Il ne faut pas, Eminence, que ceux qui sont engagés avec moi ou comme moi se trouvent demain dans l’Eglise, à cause de la décision que j’ai dû prendre, en position plus difficile. Cela dépend de moi, cela dépend de Jeunesse de l’Eglise, mais cela dépend aussi des évêques. La paix et l’unité semblent être le meilleur et peut-être le seul moyen de dissiper les équivoques et d’empêcher que ma décision ait pour qui que ce soit les conséquences regrettables dont l’éventualité inquiète si fortement votre souci pastoral’.» 835 En d’autres termes, un raidissement de l’épiscopat risquerait fort d’entraîner de nombreuses défections parmi ceux qui, en cas de disparition de J.E., désespéreraient de trouver au sein de l’Eglise un espace où s’expriment leurs préoccupations et leurs recherches. On retrouve la même argumentation dans la lettre adressée par le comité directeur de J.E. au secrétaire de l’A.C.A., Mgr Guerry : ‘« La disparition de Jeunesse de l’Eglise aurait, sur la foi et la fidélité à l’Eglise de milliers de chrétiens, des répercussions regrettables. Ces chrétiens ne reviendraient évidemment pas sur des options politiques que l’honnêteté les a conduits à prendre ; mais Jeunesse de l’Eglise disparaissant, ce leur serait un motif de plus de se demander si les pauvres ont bien encore leur place dans la Maison du Seigneur’.»

Mais l’affaire est mal engagée. D’abord, parce que le retour de Maurice Montuclard à la communauté des laïcs n’a calmé aucune inquiétude. Bien au contraire, elle est perçue comme un signe supplémentaire de révolte. Ainsi, au père Belaud qui évoquait dans un message à tous les religieux de sa province la « ‘grandeur redoutable de la rupture du Père avec son sacerdoce’ »836, tout en déplorant « ‘l’horreur de la décision et le scandale provoqué par son geste’», le cardinal Roques, archevêque de Rennes, réagit vivement : « ‘Sans doute la faiblesse du coeur n’intervient pas, mais l’orgueil de l’esprit est bien en cause et ce n’est pas mieux : se révolter (car en définitive la rupture est une révolte) parce qu’on pense n’être pas compris par l’Eglise, n’est-ce pas tout compte fait refuser l’autorité de l’Eglise et glisser vers le libre examen ?’ »837

Quant aux aspects pratiques de la réduction, c’est Mgr Feltin qui les exprime le plus clairement, se retrouvant, comme au départ, en première ligne dans l’affaire : «‘Dégagé de toute autorité, le Père donnera désormais libre cours à son activité, dont l’influence fâcheuse s’affirme chaque jour davantage, à Paris en particulier. L’avenir dira si [la réduction] est une solution heureuse. Je me permets, jusqu’à plus ample expérience, d’en douter. En tout cas, elle n’éclaircit pas la situation, au moins pour le moment.’ » Pourtant, les membres de J.E. revendiquent cet éclaircissement. C’est dans ce souci de clarté qu’ils consacrent le Bulletin de mai à la décision du père Montuclard, en publiant tous les documents qui s’y rapportent. Mais s’il s’ouvre par une profession d’obéissance aux évêques, il désigne clairement la responsabilité de l’A.C.A.. Surtout, en éditant une lettre ouverte à Mgr Guerry, il livre au public un débat que le prélat pensait confidentiel : ‘«  Belle loyauté en vérité !’ » s’exclame l’archevêque de Cambrai à la lecture du document .838

Le climat est donc bien peu propice à une explication que réclament depuis longtemps Montuclard et ses amis et qui leur paraît désormais indispensable. On se souvient que, dès avril 1952, le religieux réclamait un débat clair à ses supérieurs : «‘Si je suis coupable, qu’on me dise en quoi ; si je ne suis pas coupable, qu’on nous défende !’ »839. La situation nouvelle du père Montuclard renforce ce désir, «  ‘à la pensée que le père Montuclard’ ‘ aurait pu rester dans l’ordre sacerdotal si ceux qui l’accusaient avaient seulement songé à l’entendre !’ 840«

En vérité, cette volonté de dialogue repose sur deux motivations : d’une part, le souhait de dissiper les équivoques que vaut aux membres de J.E. leur statut de perpétuels « condamnés en sursis », ce qui mine leur travail auprès de leurs camarades athées ; d’autre part et surtout, la conviction que tous les malheurs de J.E. viennent d’une perception déformée des positions de J.E. par les évêques : ‘« Qu’on nous juge sur ce que nous sommes, sur ce que nous pensons réellement, et non sur les bruits qui peuvent courir sur nous ! Et qu’au lieu de laisser s’accumuler les malentendus, l’on veuille bien, avant de nous condamner ou de jeter sur nous la suspicion, écouter nos explications et, si besoin est, notre défense’.»841

En fait, le premier acte du dialogue s’était déroulé le 26 janvier 1953, lors d’une rencontre entre Mgr Guerry et trois membres des instances dirigeantes de Jeunesse : Marie Aubertin, François Le Guay et Jacques Dousset. Au cours de cette entrevue, ces derniers avaient exprimé leur étonnement d’avoir appris par la presse la teneur de la mise en garde dont J.E. avait fait l’objet en novembre 1952 sans qu’aucun avertissement ne leur eût été adressé depuis le communiqué du Conseil de Vigilance de Paris au mois de janvier précédent. Ils avaient également réclamé quelques éclaircissements sur les trois points soulevés par l’A.C.A. – évangélisation, rapports de la foi et de l’action, imprégnation marxiste. Mgr Guerry avait repris en détail ces trois points en insistant spécialement sur la nécessité fondamentale du lien entre la foi et l’action et les aspects pratiques de ces rapports dans la perspective de l’Action catholique. Les représentants de J.E. avaient tenté de convaincre leur interlocuteur que, loin de prôner la séparation entre la foi et l’action, les chrétiens, engagés dans le monde ouvrier aux côtés d’athées et hors des mouvements confessionnels mandatés, découvraient un lien nouveau entre la foi et la vie. Si leur recherche avait pu paraître contraire aux directives de la hiérarchie, c’était en raison d’une expression maladroite. L’archevêque de Cambrai avait alors reconnu la bonne volonté de l’équipe et soutenu ses nouvelles dispositions .

C’est dire que la mise à l’Index des Evénements et la foi et la convocation du père Montuclard à Rome avaient surpris et déconcerté le groupe, au point de voir dans les contacts établis une manoeuvre de la hiérarchie.842

011Du coup, pour tenter de renouer le dialogue et sauver ce qui peut l’être encore, les mêmes dirigeants de J.E. sollicitent deux nouveaux entretiens, l’un avec Mgr Villot qui a lieu le 23 mars, jour de l’arrivée du père Montuclard à Rome, l’autre à nouveau avec Mgr Guerry. Mais celui-ci demande, avant toute nouvelle rencontre, que ses interlocuteurs lui précisent par écrit leur interprétation de la précédente rencontre, car il est en désaccord avec le résumé qu’ils en ont fait à Mgr Villot. S’étant promptement exécutés, les animateurs de J.E. reçoivent aussitôt une réponse de Mgr Guerry. Il y présente une version sensiblement différente de l’entretien. Décidément, le dialogue est bien difficile ! Sur les faits reprochés à J.E., le secrétaire de l’A.C.A. maintient la position de la hiérarchie : le fait d’Orléans - la réunion à Vésines - est avéré ; le fait de Nice - la dissidence des deux prêtres - est exact, tout comme celui de Marseille - l’entrée de militants chrétiens au P.C.F. -, ces derniers imputables l’un et l’autre aux directives de Jeunesse de l’Eglise : « ‘Il n’est pas nécessaire pour cela qu’il y ait un groupe constitué . ’» Surtout, le prélat insiste sur le point central à ses yeux : l’attitude de J.E. vis-à-vis de l’Eglise. Pour lui, c’est une rupture incontestable qui est en train de s’opérer, non seulement avec la hiérarchie et les mouvements d’Action catholique, mais aussi sur le plan de la doctrine. Mgr Guerry qualifie ainsi de « pharisaïsme de gauche» («Nous, les purs ») et de «protestantisme évangéliste» la dérive qu’il dénonce dans les positions de J.E.. Mais, au fond, ces déviations ont pour lui une même cause profonde : l’option temporelle du communisme : «‘Vous avez choisi le communisme. Vous estimez qu’il est dans le sens de l’histoire. Vous affirmez qu’il incarne seul le mouvement ouvrier, qu’il en est seul la conscience. Vous rejoignez automatiquement toutes les positions du communisme sous la raison que là est la vérité de l’action. C’est alors que le dialogue devient très difficile. Car vous aurez toujours, à cause de cette position, une tendance à minimiser tous les avertissements qui vous seront donnés sur les dangers que le marxisme représente pour votre foi et pour l’Eglise. Bien plus, vous les taxerez aussitôt de l’étiquette « anticommunisme politique». Certes ! Vous acceptez encore que l’on parle devant vous en théorie des dangers de l’athéisme. Mais, en vous-mêmes, vous vous rassurez en vous disant que vous saurez faire à temps les distinctions nécessaires. Vous m’avez dit expressément que ce ne sont pas les idées qui intéressent les ouvriers, mais l’efficacité d’une lutte contre les injustices sociales. Autrement dit, il ne s’agit pas pour vous ici de doctrines, mais de faits. Je ne pense pas que, actuellement – et tant que vous serez sous l’emprise de l’option marxiste – vous soyez en mesure de découvrir les périls très graves que la doctrine du marxisme présente non seulement pour la foi et pour l’Eglise, mais aussi pour la morale ( l’intérêt du parti, seul critère de la vérité d’une action ), pour les relations entre les hommes et les peuples ( tout accord et contrat devenant impossible ) et tout simplement pour l’homme lui-même et pour l’humanité.’»

Fort de cette conviction, Mgr Guerry accepte de poursuivre le dialogue, à condition que ses interlocuteurs répondent préalablement à quatre questions : 

  1. «‘Estimez-vous que l’Eglise a le droit et la mission d’apporter à la société temporelle une conception de l’homme’ ? »

  2. «‘Si l’Eglise a cette conception, estimez-vous que ceux qui se disent ses fils et prétendent être dociles à son enseignement ont le devoir d’adopter cette conception, de chercher à la défendre et à la répandre ?’ »

  3. «‘Estimez-vous que cette conception est compatible avec un communisme essentiellement athée, apportant lui aussi sa conception de l’homme toute différente de celle de l’Eglise, et persécuteur de l’Eglise et de sa hiérarchie partout où il s’installe au pouvoir ’? »

  4. «‘Estimez-vous que toute force de collaboration à un mouvement, qui a pour but de bâtir une société sur cette conception marxiste de l’homme, pose, pour des catholiques fils de l’Eglise, une forme grave de coopération ?’ »843

A ces «‘questions qui évidemment les gêneront beaucoup’»844, d’après Mgr Guerry, les responsables de J.E., réunis le 29 mars à Paris, en présence du père Belaud, souhaitent apporter une réponse claire et précise, mais ils ne la feront parvenir que deux mois plus tard, afin de ne pas gêner la médiation entreprise par le cardinal Gerlier en faveur du père Montuclard. Dès lors que la décision de réduction a été prise par le Saint-Siège, le comité directeur s’empresse d’adresser ses réflexions à l’archevêque. Pas question, en effet, de laisser passer cette occasion de dissiper les équivoques qui pèsent sur les relations entre J.E. et l’épiscopat. C’est ce même souci de clarification qui poussait, quelques jours plus tôt, le père Montuclard à inviter le cardinal Gerlier à ne pas limiter leurs tractations aux seuls aspects techniques, au détriment des questions de fond et à lui poser à son tour trois questions :

Mais là où Montuclard ne signalait qu’un désaccord limité à ses yeux à l’action pastorale, sans que le dogme, la morale, ni même la discipline ecclésiastique ne fussent en cause, l’équipe de J.E., dans sa réponse à Mgr Guerry, est bien décidée à ne pas escamoter le débat, et à traiter de front les points de doctrine qui lui ont été présentés.846

Le document qui en résulte - une lettre de près de vingt pages 847- ne laisse aucune illusion sur les positions de J.E.. Certes, il est répondu affirmativement aux première, deuxième et quatrième question, négativement à la troisième, mais chaque réponse est développée dans un sens qui diffère certainement de celui attendu par Mgr Guerry. L’Eglise a bien le droit et la mission de présenter sa conception de l’Homme, mais il convient de distinguer entre la révélation essentielle du christianisme (l’homme, racheté par Jésus-Christ, est par grâce fils de Dieu et frère de tous les hommes ; sa conduite est gouvernée par les exigences de l’amour, qui contient toute la Loi) et les types historiques d’homme chrétien qu’elle engendre. Certes, les chrétiens doivent affirmer, défendre et répandre la révélation essentielle du christianisme sur l’homme, mais ne sont pas tenus à adhérer au nom de la foi à une forme historique d’humanisme chrétien. Si la Révélation est incompatible avec l’athéisme marxiste, cela ne signifie pas l’impossibilité d’une rencontre sur des valeurs communes entre christianisme et marxisme : seul le manichéisme prône l’existence d’un mal absolu. Enfin, une telle collaboration ne va pas, c’est certain, sans poser de graves questions. Mais la participation au fonctionnement du régime capitaliste n’en pose-t-elle pas aussi ? C’est le monde entier qui est «  ‘sous la puissance du malin’  »...848 D’ailleurs, la théologie, par la réflexion sur le « volontaire indirect », a déterminé depuis longtemps la validité d’un acte qui a un double effet, l’un bon, l’autre mauvais : «  ‘Un ingénieur, un banquier, un fonctionnaire ne peuvent pas ne pas coopérer aux injustices du système capitaliste et donc à la dégradation physique, morale et religieuse qui en est la conséquence pour des millions d’hommes ; de même, la majorité des travailleurs se rend compte qu’il est impossible de libérer le prolétariat sans coopérer à l’avènement du socialisme. Pourquoi tolérerait-on la coopération dans un cas et la refuserait-on absolument dans l’autre ? Le parti-pris serait d’autant plus flagrant que l’excuse des uns n’est rien de plus que la sauvegarde de leur situation personnelle tandis que le motif des autres – infiniment plus noble – est de conquérir pour tous la pleine dignité humaine.’ »849

Une fois de plus, il s’agit de montrer que l’option en faveur du socialisme marxiste ne saurait être réfutée sur des bases religieuses et que l’attitude de la hiérarchie est inspirée par la confusion entre l’essence du christianisme et son incarnation dans un type socio-historique particulier. Une fois de plus, il s’agit de redire que les chrétiens de J.E. n’ont pas choisi le communisme, mais qu’il s’est imposé à eux comme un fait incontournable placé au coeur de la classe ouvrière. A ce moment-là, un choix décisif s’est présenté à eux : « ‘Nous aurions pu, il est vrai, comme tant d’autres, rester systématiquement enfermés dans les idées et les habitudes de notre milieu, et ne rencontrer le communisme que pour le combattre. Mais, en agissant ainsi, nous aurions trahi l’amitié d’hommes avec lesquels nous nous étions senti tout de suite – et sur beaucoup de points – en fraternité. ’»850 La rupture avec le milieu d’origine, la rencontre du communisme par le contact humain avec les militants, la soif de fraternité ouvrière : le mécanisme de l’adhésion est parfaitement décrit. Et après dix années de fréquentation intense de l’idéologie et de la pratique communiste, le soutien des membres de J.E. au parti communiste s’appuie sur une triple conviction :

Certes, il reste l’épineuse question de la situation du catholicisme dans les pays communistes. Dans la réponse fournie, on sent un certain embarras : il est bien difficile de nier les persécutions ! Reste l’esquive. Les rédacteurs de la lettre mettent en doute la solidité des accusations : on parle souvent avec passion de situations mal connues et déformées, on fait l’amalgame entre des situations très différentes ( le cas de la Pologne est-il comparable à celui de la Chine ? )... L’argumentation s’emploie aussi à relativiser le phénomène – tous les pouvoirs, y compris les rois très chrétiens, ont vu dans l’Eglise une puissance politique à contrôler... – et à retourner la responsabilité : « ‘Dans le cas d’un changement, l’attachement d’une grande partie du clergé à l’ordre ancien explique en partie que, dans certains cas et momentanément, cette incompréhension [ du pouvoir politique vis-à-vis de l’Eglise ] se change en hostilité. ’» Et, au bout du compte, ils font valoir que si une démocratie populaire s’établissait en France, elle ne persécuterait l’Eglise ni plus, ni moins que ne l’a fait la démocratie bourgeoise en raison des sympathies prolongées des catholiques pour la monarchie et la société d’Ancien Régime... Autrement dit, le parti-pris est total !

Là pointe l’argument décisif des signataires de la lettre : quel sera le destin de l’Eglise dans la société de demain si elle s’est identifiée au monde ancien qui s’écroule ? Un évêque n’a-t-il pas le devoir de réfléchir à cette éventualité qui, aux yeux des membres de J.E., est non pas possible, mais inéluctable ? Les conséquences apostoliques d’une opposition de l’Eglise au progrès social ne seront-elles pas désastreuses ? « ‘Si le communisme fait franchir une étape au développement de la conscience humaine et de la société, comment sera appréciée demain la responsabilité de l’Eglise si elle s’est opposée jusqu’au bout, sans les discernements nécessaires, à un progrès qui, comme tant d’autres, se réalisera quand même, mais contre elle ? L’Eglise aura contribué à retarder de toutes ses forces l’avènement d’un ordre nouveau permettant à l’ensemble des hommes de devenir humains et plus aptes par conséquent à vivre selon le plan de Dieu Créateur et Rédempteur. Si le communisme marque un progrès de la conscience et de la société, quel redoutable problème posé à l’Eglise par un athéisme qui ne serait plus – comme le veut une apologétique commode – destructeur de toutes les valeurs, mais constructeur et positif ? (...) Quelle réponse donnons-nous à ces millions d’hommes qui sont déjà en face de cet athéisme constructeur ? Qui voudrait prendre la responsabilité, en traçant des limites arbitraires à l’action salvatrice de Dieu et de l’Eglise, de laisser ces hommes dans l’impossibilité de rendre un jour gloire au vrai Dieu ?’ »

Dans son ouvrage Quand Rome condamne, François Leprieur écrit : « ‘Le père Montuclard’ ‘ demandait un débat sur le fond à ces évêques qui le contestaient dans ce qu’il disait et écrivait. Etait-ce une demande trop subversive ? (...) Quoi qu’il en soit, ce débat demandé, le père Montuclard’ ‘ ne l’eut point.’ »852 Il épouse ainsi le point de vue de Jeunesse de l’Eglise qui, à plusieurs reprises, se plaignit de l’impossibilité d’un dialogue avec la hiérarchie 853. Mais la réalité est un peu différente et l’on comprend l’étonnement du cardinal Gerlier devant un tel reproche : «  ‘L’on vous aurait accusé sans vous entendre. Ne serait-il pas normal qu’un écrivain soit jugé sur son oeuvre ? Mais vous n’oubliez certainement pas, d’autre part, non seulement les entretiens de plusieurs membres de Jeunesse de l’Eglise avec certains évêques, et les lettres que vous avez écrites, mais aussi les heures durant lesquelles vous avez exposé votre position soit au T.R. Père Général, soit à moi-même, dans les conversations auxquelles participait le R. Père Provincial .’ »854

En fait, le dialogue eut bien lieu, mais il s’est agi d’un dialogue de sourds. Le dernier échange épistolaire entre Mgr Guerry et les dirigeants de J.E. le montre parfaitement. Le prélat maintient que la position de J.E. se sépare de celle de l’Eglise, quand elle désigne le communisme comme la voie du progrès humain : «  ‘Certes, c’est la doctrine de l’Eglise qu’au-delà des frontières visibles de son corps, beaucoup d’âmes de bonne volonté lui appartiennent et vivent de la grâce qui vient d’elle. Mais vous dites plus. Vous dites que c’est par le communisme athée que l’évolution de la « conscience humaine « dans le sens du progrès doit se faire, ce qui prouverait que la grâce rédemptrice de Jésus-Christ est avec lui. Avec tel ou tel homme communiste, soit. Avec le communisme, non’. »855

A cette mise en cause, l’équipe de J.E. répond vigoureusement : «  ‘Nous ne voyons pas, en effet, comment la grâce de Jésus-Christ pourrait être avec le communisme athée. Aussi bien avions-nous écrit, contrairement à l’opinion que vous nous attribuez : si des hommes athées réussissent à donner à la société des bases de raison, de justice, de fraternité ...’ »856 Craignant d’être finalement condamnés sur des malentendus mal dissipés, les membres de J.E. s’insurgent : «  Non, ce n’est pas de notre position qu’il s’agit ». Ils trouvent désormais, non seulement « douloureux », mais  «intolérable « une interprétation qu’ils estiment erronée de leur doctrine. La lettre s’achève sur un point final : «  ‘Nous ne pouvons mieux terminer cette lettre, Excellence, qu’en affirmant notre foi en l’Esprit de Dieu  qui ne cesse et ne cessera de pousser son Eglise vers de nouveaux progrès et de nouveaux développements’. »

Ce changement de ton étonne857 : est-il imputable à un accès de révolte face à une incompréhension interprétée comme de la mauvaise foi ? Est-ce la volonté de tirer les leçons d’un dialogue impossible et de prendre acte d’une opposition jugée irréductible entre les positions de J.E. et celles de l’épiscopat ? En fait, Montuclard et ses amis sont persuadés, après la réaction virulente de Mgr Guerry, que la publication et le retentissement du Bulletin de liaison de mai a provoqué le raidissement de l’épiscopat et que l’A.C.A. prépare une condamnation. Mieux vaut donc clarifier les positions, fût-ce de manière abrupte, plutôt que de laisser planer des équivoques.858 En tout cas , les lettres de J.E. à Mgr Guerry et au cardinal Gerlier eurent sur la commission permanente de l’A.C.A. réunie fin juin à Paris l’effet déplorable que l’on imagine. Pour les plus hauts dignitaires de l’Eglise de France, il est clair que J.E. persiste dans son entêtement. Le cardinal de Lyon résume ainsi les positions de la commission : «‘L’épiscopat n’a aucun désir de se « raidir «. Le raidissement que vous paraissez redouter ne pourrait se produire que si vous et vos amis ne compreniez pas, après une réflexion plus attentive et plus paisible, la vérité de ce que vous rappelait Mgr Guerry’ ‘, non certes pour vous attrister, mais pour vous mettre en garde contre le risque de périls dont nous supplions le Seigneur de vous préserver. ’» La menace est à peine voilée : si elle ne reconnaît pas l’hétérodoxie de ses positions, J.E. provoquera elle-même sa condamnation par le magistère. Dès lors, le destin de J.E. paraît scellé. Si la sentence n’est pas prononcée en juin, l’issue semble toutefois désormais inévitable. D’autant plus que les événements de l’été font encore monter la tension d’un cran. La période estivale, traditionnellement calme sur le front politique et social est, cette année-là, au contraire, dominée par un mouvement de contestation d’une ampleur exceptionnelle. Parties de revendications catégorielles dans les PTT et relayées par les craintes de l’opinion à propos des projets gouvernementaux concernant l’âge de la retraite, les grèves ont touché près de quatre millions de travailleurs. Mais surtout, elles frappent par le front uni syndical qui a présidé rapidement à leur conduite, la C.G.T. se ralliant très vite à F.O. dont la base est à l’origine des premiers arrêts de travail. Si l’événement n’a pas la dimension dramatique des affrontements de 1947 et 1948 – pas de violences, ni d’occupations d’usines, pas même de manifestations - , les contemporains ont toutefois le sentiment de vivre des heures graves lorsque le gouvernement Laniel provoque l’épreuve de force en refusant toute négociation avant la reprise du travail. Pourtant, le mouvement s’étiole lorsqu’aboutissent les pourparlers entrepris à l’initiative de Robert Lecourt, président du groupe parlementaire du M.R.P. entre le gouvernement et des représentants des « syndicats libres «, C.F.T.C. et F.O.. En raison de la reprise du travail et des manoeuvres politiciennes du président Herriot, le Parlement n’est finalement pas convoqué. A la tête des deux centrales syndicales, on met en avant le sens des responsabilités, les « intérêts supérieurs » du pays, la volonté d’éviter le pire. A la C.G.T. , on parle de coup de poignard dans le dos.

Dans les milieux chrétiens, l’onde de choc est très forte. Elle provoque le départ de Gaston Tessier de la direction de la C.F.T.C.. A Jeunesse de l’Eglise, la vigueur de la réaction est à la mesure de la déception : le B.L. de septembre est entièrement consacré aux événements de l’été. On y trouve publiée la note confidentielle du secrétariat de l’épiscopat 859 sur les mouvements de grève, assortie de commentaires très critiques. Quant à « l’inqualifiable décision » des dirigeants de la C.F.T.C., elle inspire «  l’indignation, la colère, le dégoût » : « ‘La bourgeoisie capitaliste a bien su manoeuvrer. Ses alliés, permanents ou occasionnels, lui ont procuré un délai. Un délai dont elle entend bien profiter pour que « le cours des choses » ne soit pas réellement interrompu. Un délai pendant lequel elle mettra TOUT en oeuvre pour essayer de briser la seule arme qu’elle redoute : l’UNITE OUVRIERE . C’est pourquoi la lutte continue’ »860. On imagine aisément l’impression laissée par une telle littérature sur les membres de l’épiscopat .

Quant à l’évolution probable de J.E. elle-même, elle ne s’inscrit certainement pas dans un schéma qu’approuverait la hiérarchie. Les responsables réunis à Paris le 5 juillet analysent ainsi la situation : «  ‘J.E. est maintenant dans une nouvelle phase. Il ne s’agit plus pour nous d’envisager les ’ ‘possibilités’ ‘ de l’engagement des chrétiens dans le monde ouvrier, et, pour préciser, dans l’unité d’action avec les communistes. Cette unité d’action s’est maintenant imposée à nous comme un ’ ‘fait’ ‘ et nous y sommes engagés .’ » Surtout, encouragés par les nombreuses réactions reçues à la suite de la publication du B.L. n° 21 de mai, qui disent combien J.E. est « vitale » pour beaucoup de ses adhérents, les dirigeants souhaitent relancer rapidement les publications, à un rythme soutenu, soit trois nouveaux Cahiers ( l’un, à paraître au printemps 1954, reprenant, en quelque sorte à la suite des Evénements et la foi, l’analyse de la situation des chrétiens depuis le décret du Saint-Office et dans l’unité d’action avec les communistes ; un autre traitant des rapports entre les fidèles et la hiérarchie est prévu pour la même date ; un troisième enfin, sur la question des Eglises dans les démocraties populaires, pour novembre-décembre 1954 ) et un Bulletin de liaison, voulu mensuel et accompagné de « fiches doctrinales » destinées à approfondir la formation théologique des militants .

Finalement, c’est le 16 octobre que le couperet tombe sous la forme d’un communiqué de l’A.C.A. réunie en session d’automne :  « ‘Après avoir dénoncé expressément quelques unes des principales erreurs de doctrine que représentent les tendances et les positions de Jeunesse de l’Eglise ( mise en garde publiée par l’Assemblée d’octobre 1952 ), constatant avec tristesse la persistance d’un esprit de dénigrement systématique à l’égard de l’Eglise, une prétention intolérable de réformer l’Eglise sans la Hiérarchie et de vouloir «  être fidèles à l’Eglise même en lui résistant », l’Assemblée des cardinaux et des archevêques à l’unanimité et avec force condamne l’attitude et l’esprit de Jeunesse de l’Eglise, laissant à chaque évêque, docteur de la foi et gardien de la vérité dans son diocèse, le soin de prendre les mesures disciplinaires qu’il jugera nécessaires.’ » Une fois de plus, c’est par la presse que les membres de J.E. apprennent la nouvelle : la radio diffuse l’information le 19, les journaux le 20. A Lyon, toutefois, Mgr Gerlier écrit aux responsables du groupe lyonnais et du groupe de Saint- Etienne, ‘«  afin qu’ils n’apprennent pas uniquement par la presse un coup qui va leur être très dur, mais dont [il] essaie de leur montrer la nécessité pour leur bien et le bien de beaucoup d’âmes.’ »861

Dans les jours suivants, les organes officiels de plusieurs diocèses, ceux de Paris et Lyon notamment, publient les ordonnances épiscopales qui fixent les dispositions réglementaires. La Croix du 20 octobre reprend celle de Mgr Feltin : «  ‘Vu le danger spirituel que constituent, pour le clergé et les fidèles, la lecture des publications de Jeunesse de l’Eglise, l’adhésion à un mouvement de pensée et la participation aux réunions qu’il organise, décrétons ce qui suit :’

On ne peut s’empêcher de replacer la condamnation dans un contexte plus général et notamment de la rapprocher de la crise des prêtres-ouvriers, même si aucun document consulté ne permet de le faire formellement. Le calendrier parle de lui-même. C’est le 24 septembre que les principaux dignitaires de l’Eglise de France, convoqués à la nonciature, apprennent de la bouche du nouveau nonce, Mgr Marella, que Rome a décidé de mettre un terme à l’existence des prêtres-ouvriers. Même si l’épiscopat français est loin de soutenir unanimement ces derniers, l’émotion est suffisamment forte pour susciter le voyage à Rome des cardinaux Liénart, Gerlier et Feltin le 5 novembre. Leur entrevue avec Pie XII à Castelgandolfo ne permettra pas de trouver une issue favorable à la question du statut des prêtres-ouvriers, mais il n’est pas interdit de penser que, dans l’esprit des prélats français, il était nécessaire, afin d’entamer les discussions dans une meilleure position, de montrer que l’Eglise de France était capable de fermeté et qu’elle savait faire le ménage chez elle ... Une telle interprétation a pu d’ailleurs être avancée dès l’époque des faits. Ainsi lit-on dans l’hebdomadaire protestant Réforme du 5 décembre 1953 : «  ‘Venant avant le voyage à Rome de trois cardinaux français et la demi-grâce obtenue par eux en faveur des prêtres-ouvriers, la condamnation de Jeunesse de l’Eglise prend l’allure d’une opération de compensation : la sévérité ici permet ailleurs la clémence, et l’Eglise de France regagne au Vatican une réputation de vigilance en prenant les mesures d’autorité qu’un souci de sécurité lui impose’. »862

J.E. sacrifiée à la cause des P.-O. ? Le scénario est en tout cas plausible : lorsque Jeunesse est condamnée, les trois cardinaux ont déjà arrêté la date et les modalités de leur voyage.863 S’ils existent, les documents qui permettraient de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse ne sont, hélas, pas consultables.864

Notes
834.

Lettre de Maurice Montuclard à Marie Aubertin, s.d. [en fait 14 mai 1953 ]. Papiers personnels de Madame Montuclard .

835.

 Lettre de Maurice Montuclard au cardinal Gerlier, 18 mai 1953. Papiers Gerlier.

836.

« Aux Révérends frères et soeurs de la Province Dominicaine de l’Immaculée Conception », 9 juin 1953, ADPL, dossier Montuclard. 30 exemplaires en furent envoyés dans les différents couvents de la province.

837.

Lettre du cardinal Roques au père Belaud, 16 août 1953, ADPL, dossier Montuclard .

838.

Lettre de Mgr Guerry au cardinal Gerlier, 27 mai 1953, papiers Gerlier .

839.

Lettre du père Montuclard au père Belaud, 28 juin 1952, dossier Montuclard .

840.

Lettre de J.E. à Mgr Guerry, 21 mai 1953, page 16, reproduite dans le Bulletin de liaison n° 21 de mai 1953, page 27.

841.

Lettre de J.E. à Mgr Guerry, 21 mai 1953, page 16, Bulletin de liaison, numéro spécial, mai 1953.

842.

«  Je comprends votre entrevue du 26 janvier avec Mgr Guerry comme une manoeuvre pour apaiser les laïcs et dissocier J.E. de Montuclard . » Lettre du père Montuclard aux camarades de J.E., 22 mars 1953, Papiers personnels de Mme Montuclard .

843.

Lettre de Mgr Guerry au comité directeur de J.E., 27 mars 1953. Papiers Gerlier.

844.

Lettre de Mgr Guerry à Mgr Gerlier, 10 avril 1953. Papiers Gerlier.

845.

Lettre du père Montuclard à Mgr Gerlier, 1er avril 1953. Papiers Gerlier.

846.

C’est le Comité directeur de J.E. qui signe cette réponse. Il est alors composé de huit membres : Marie Aubertin, Jacques Dousset, Henri Grabner, François Le Guay, Maurice Montuclard, Bernard Moreau, Pierre Perego et Jacques Roze.

847.

Le contenu est reproduit presque in extenso dans le Bulletin de liaison n° 21 de mai 1953.

848.

Jn, 5, 19.

849.

Op. cit. en note 847.

850.

Op.cit., note 847.

851.

Les parentés entre la morale chrétienne et la morale stalinienne n’ont pas échappé à ces spécialistes de l’aliénation.

852.

François Leprieur, op. cit., p 186.

853.

Lettre de J.E. à Mgr Guerry, 21 mai 1953 : « Colère à la pensée que le père Montuclard aurait pu rester dans l’ordre sacerdotal, si ceux qui l’accusaient avaient seulement songé à l’entendre » ; lettre de Maurice Montuclard à tous ses amis, 22 mai 1953 publiée dans le B.L. de mai 1953 : «  Parce que j’étais religieux, les évêques, au lieu de m’interroger, préférèrent porter plainte devant mes supérieurs »

854.

Lettre de Mgr Gerlier à Maurice Montuclard, 26 juin 1953, Papiers Gerlier . En fait, Montuclard avait sans doute le regret de ne pas avoir été entendu par Mgr Liénart ou Mgr Feltin, voire auditionné par l’A.C.A. . Mais nous n’avons pas connaissance d’une demande précise dans ce sens.

855.

Lettre de Mgr Guerry au Comité directeur de J.E., 9 juin 1953, Bulletin de liaison, mai 1953.

856.

Lettre du comité directeur de J.E. à Mgr Guerry, 18 juin 1953, Bulletin de liaison, mai 1953.

857.

Détail qui a son importance : de l’abondante correspondance de J.E. adressée aux autorités ecclésiastiques, c’est la seule de notre connaissance qui ne comprend pas de formule de politesse ...

858.

Une lettre de Maurice Montuclard à Mgr Gerlier montre en tout cas que J.E. ne cherche pas à provoquer la rupture :  «  Je m’excuse de vous écrire cela – avec tant de naïveté. Mais je garde dans mon coeur l’angoisse de voir se perdre tant de chrétiens auxquels Jeunesse de l’Eglise est indispensable. C’est en partie à cause de ceux parmi eux qui perdent confiance que nous avons publié de larges extraits de notre réponse à Mgr Guerry. Et le courrier que nous recevons nous montre surabondamment que l’amour de l’Eglise a grandi en eux. [ Votre] affection paternelle (...) me permet , me semble-t-il, de vous lancer cet appel angoissé. » Maurice Montuclard au cardinal Gerlier, 18 juin 1953. Papiers Gerlier.

859.

Circulaire 35/53 . Texte non signé, probablement rédigé par le père Bigo, s.j. .

860.

Bulletin de liaison n°23, septembre 1953, page 1.

861.

Lettre du cardinal Gerlier au cardinal Feltin, 19 octobre 1953. Papiers Gerlier .

862.

Pierre Bungener, « Jeunesse de l’Eglise », Réforme, 5 décembre 1953, pages 1 et 2. Cet article est cependant à manier avec circonspection, tant il présente un point de vue unilatéralement favorable à J.E. qui en a visiblement inspiré l’esprit et a fourni certains détails .

863.

Lettre du cardinal Gerlier au cardinal Feltin, 19 octobre 1953. Papiers Gerlier.

864.

C’est, en tout cas, l’analyse que fait alors le père Congar dans son journal : « Dans l’affaire des prêtres-ouvriers qui couve depuis quelques temps, tout se passe comme si les évêques (parmi lesquels ne règne d’ailleurs pas une unanimité en faveur des prêtres-ouvriers), voulant sauver un gros meuble, jetaient les autres par dessus bord. C’est très net dans la sévérité vraiment extrême dont les évêques viennent de faire preuve envers Jeunesse de l’Eglise. » Yves Congar, Journal d’un théologien (1946-1956), édition présentée et annotée par Etienne Fouilloux, Cerf, 2000, page 225.