A) Les évêques de France

« ‘Eminence, je ne reviendrai pas sur le passé. Je me contenterai d’affirmer qu’il eût été facile à l’épiscopat de constater que mon activité sacerdotale ne correspondait pas à l’idée qu’on s’en était faite. Je n’ai jamais été un « agitateur ». En négligeant de s’informer, en fondant sa décision de m’exiler hors de France sur des accusations incontrôlées et inexactes, l’épiscopat a pris une responsabilité qu’il serait injuste de faire endosser maintenant à mes supérieurs ou à moi-même. ’» 865

Ainsi, pour Montuclard, les choses sont claires : la hiérarchie de l’Eglise de France est seule responsable de la situation. Il faut dire qu’il peut étayer sa thèse sur des éléments solides. Dans un premier temps, il a été victime de dénonciations virulentes de prélats isolés : Mgr Rémond (Nice), Mgr Richaud (Bordeaux), Mgr Picard de la Vacquerie (Orléans), en lui interdisant l’accès de leur diocèse, ont jeté sur lui un discrédit qui a dépassé largement les frontières de ces évêchés. Pire, les amis du père Montuclard ont eu de fortes raisons de soupçonner ces évêques d’avoir saisi directement les dicastères romains. 866

Puis, c’est l’A.C.A. qui s’est emparée du dossier et qui a agi unanimement dans un sens défavorable à J.E. : à chacune de ses sessions, à partir de 1952, elle s’est saisie du « cas Montuclard » pour conclure invariablement au caractère néfaste de son influence ; par trois fois, elle a demandé son éloignement de France ; elle a exercé une pression croissante sur la Curie généralice des dominicains, allant jusqu’à mettre en cause la discipline au sein de l’Ordre, afin de voir sa demande d’exil suivie d’effet.

Face à de telles charges toutes fondées, il convient toutefois de souligner deux points importants. Si, au moment des condamnations et des demandes de sanctions, l’A.C.A. s’est prononcée chaque fois à l’unanimité, l’attitude des membres de l’épiscopat n’a pas été uniforme. Il est vrai que, dans leur très grande majorité, les évêques français tinrent Montuclard et ses amis en grande suspicion. Le cas d’un Mgr Fauvel, évêque de Quimper et Léon, qui entretint avec une militante comme Cécile Jullien un dialogue ouvert et compréhensif, est exceptionnel. Mais il serait injuste de ne pas relever les efforts faits par Mgr Gerlier pour infléchir la situation dans un sens plus favorable à Montuclard. Comparée à la rigueur des cardinaux Feltin et Lienart – le premier désireux d’éloigner l’affaire de son diocèse et poussé par son conseil épiscopal, le second soucieux de conformer son action aux voeux de l’A.C.A. qu’il préside – l’attitude du primat des Gaules apparaît toute de compréhension et de sollicitude. En fait, trois éléments peuvent expliquer cette attitude. Tout d’abord, la relation personnelle entre les deux hommes qui se connaissaient depuis quinze ans à l’époque de la crise et ont eu des contacts directs : le cardinal de Lyon est le seul représentant de la hiérarchie épiscopale avec qui Montuclard ait alors eu des entretiens. Ensuite, la perception différente qu’a de la situation Mgr Gerlier par rapport aux autres cardinaux : pour lui, la condamnation, loin de résoudre la crise, va à coup sûr l’aggraver en provoquant de nombreuses défections parmi les prêtres, voire une dérive schismatique au sein de l’Eglise de France. Enfin, la sensibilité psychologique du primat : tandis que ses collègues analysent les tenants et les aboutissants de l’affaire, il ne prend en compte que les aspects humains du drame qui se joue et agit sous l’emprise de l’émotion qu’ils lui provoquent.

L’autre élément qui permet de nuancer la responsabilité de l’A.C.A. est la pression à laquelle elle est soumise de toutes parts. De Rome, d’abord. Même si les éléments manquent pour la cerner précisément, la férule vaticane est omniprésente. Au détour d’une lettre, on découvre les inquiétudes que fait naître la moindre intervention du Saint-Office et l’empressement à satisfaire ses exigences ou à désamorcer ses soupçons. Dans la crainte de justifier une condamnation, voire d’être eux-mêmes accusés de carence, les évêques français en sont conduits à redouter toutes les initiatives qui débordent du cadre normatif. Surtout que, dans ce domaine, l’opinion de Rome est amplifiée par celle de la base et particulièrement par les milieux d’Action catholique. Les évêques ne manquent pas de s’informer, mais leurs interlocuteurs ont des positions unanimement défavorables à J.E. Le cardinal Gerlier reçoit des notes de Mgr Ancel qui pense avoir trouvé dans les idées de J.E. la source des difficultés auxquelles il se heurte au sein du Prado.867 Outre l’avis de Mgr Ancel, Mgr Villot recueille également les critiques des pères Bigo et Villain, de l’abbé Bonnet. Celui-ci, tout comme les aumôniers nationaux de la J.O.C., accumule les griefs contre J.E. qui n’a jamais caché son hostilité envers l’Action catholique en général et l’A.C.O. en particulier.

L’A.C.A. s’est donc sentie confortée, en amont et en aval, dans sa logique de rigueur et d’intransigeance. Les cardinaux et archevêques ont eu le sentiment d’user de leurs prérogatives de pasteurs et de gardiens de la foi en condamnant un mouvement qui leur paraissait incarner le germe d’une fronde qui semblait devoir tout emporter. Il n’empêche que leur attitude peut être l’objet d’une triple critique : le refus de laisser à une voix discordante la possibilité de s’exprimer au sein de l’Eglise ; la vision naïve et simpliste de Jeunesse de l’Eglise comme « chef d’orchestre clandestin » de toutes les contestations ; l’empressement à suivre, voire à devancer les desiderata romains, dans une conception rigide de l’obéissance.

Notes
865.

Lettre de Maurice Montuclard au cardinal Gerlier, 18 mai 1953, Papiers Gerlier.

866.

Présomptions invérifiables dans l’état actuel de la pratique vaticane de consultation des archives.

867.

« J’ai lu l’article du père Montuclard [l’Eglise et le mouvement ouvrier] en allant à Paris et j’en ai été profondément peiné. C’est la première fois que je vois mettre au clair une doctrine et des aspirations que je sentais de partout. » Lettre de Mgr Ancel au cardinal Gerlier, 21 janvier 1953, Papiers Gerlier.