B) L’Ordre dominicain

Il est plus difficile de cerner précisément l’attitude des instances de l’Ordre dans l’affaire. Les choses sont assez claires en ce qui concerne les supérieurs des provinces de France et de Lyon. A Paris, le père Avril, qui n’exerce pas d’autorité reconnue à l’égard du père Montuclard n’entend pas entraver le travail du dominicain. Il demande en revanche une clarification de son statut, car la position équivoque du père Montuclard, qui relève de la province de Lyon, mais réside à Paris, tout en bénéficiant par ailleurs d’une situation d’exclaustration de facto, le met souvent dans l’embarras. Placé en première ligne face aux interventions et aux critiques, il ne sait proprement pas quoi répondre ni comment réagir.

L’attitude du père Belaud est plus engagée : il apparaît comme le principal soutien du père Montuclard au sein de l’Ordre. Au nom du souvenir d’un noviciat commun à Rijckholt et surtout d’une amitié renouée dans l’épreuve dès les débuts de son provincialat, le père Belaud va tenter d’aider le père Montuclard à mener son action missionnaire dans le cadre de sa vocation dominicaine. Même s’il ne comprend et n’approuve pas toujours les positions de son religieux, il ne doute pas un instant de l’ardeur de ses motivations apostoliques. En cela, il est son meilleur avocat et n’a de cesse de rappeler à ses détracteurs que ‘« l’attitude du père Montuclard’ ‘ est loin d’être celle d’un révolté’ » et que « ‘devant les mesures qu’[il] prend à son égard, d’accord avec le Révérendissime Père général (...), [il] a la consolation de trouver avant tout un prêtre attaché à son sacerdoce et à l’Eglise.’ »868 Même lorsqu’il lui faudra dénoncer « ‘l’horreur de la décision’ » du père de revenir à l’état laïc, il ne pourra taire son amitié et son estime pour « ‘son intelligence pénétrante, le sérieux de ses préoccupations apostoliques [et] une extrême délicatesse de sentiments.’ »869

L’écheveau est plus difficile à débrouiller en ce qui concerne l’attitude du père Suarez. Si l’on s’en tient à la thèse du père Montuclard, les choses sont simples : le maître général, dont la grandeur humaine est extraordinaire, l’a sans cesse défendu contre les attaques et les vilénies. Cet « appui obstiné », s’il n’a pu éviter la sévérité de l’épiscopat français, lui a valu une relative bienveillance de Rome, qui s’est manifestée notamment lors de la mise à l’index des Evénements et la foi, laquelle n’a été assortie, fait rarissime, ni de la mention du nom de l’auteur incriminé, ni d’aucun commentaire. « ‘Et ce n’est pas l’aspect le moins étrange de cette affaire que la sévérité soit la plus forte en France, et l’indulgence plus marquée à Rome’ », commente le père Montuclard.870

Comment expliquer cet état d’esprit au-delà des faits avérés ? A nos yeux, de trois manières. D’abord, il faut prendre en compte le lien quasi filial qui unit les deux hommes. Le père général y insiste d’ailleurs beaucoup (irons-nous jusqu’à dire qu’il en joue habilement ?) : «‘Toujours, je vous considérerai comme mon fils’.»871 Ce rapport ne tient pas tant à la différence d’âge (9 ans) qu’à la position que confère la dignité de maître général à celui que ses religieux appellent « Votre Paternité » et qui se pose, de fait, en successeur de saint Dominique. Dans sa Chronique de la petite purge, le père Congar a bien exprimé ce sentiment : « ‘J’ai certainement une candeur dans la façon de me soumettre au père général. Je ne me rends jamais à ses rendez-vous autrement qu’avec l’idée qu’il est le successeur de saint Dominique et, dans l’économie de grâce, sa Personne elle-même. Mais je me demande s’il n’y a pas dans cette simplicité, une forme, aussi, de complicité et si, pour être abandonné comme un enfant, je ne me dispense pas à tort de juger et de réagir en homme’.»872 Le père Montuclard ne se place-t-il pas dans le même registre lorsqu’il écrit : «‘Je me sens incapable, Révérendissime Père, de traduire les sentiments de gratitude, d’affection, de respect, d’admiration que, jusqu’à ma mort, je garderai pour le successeur de saint Dominique qui, en ces jours difficiles, s’est toujours véritablement montré pour moi un Père’.»873

Le second élément qui justifie l’attitude du père Montuclard et des membres de J.E. est l’exclusivité de la source informative dont ils disposent en haut lieu en la personne du père Suarez. Or, celui-ci charge l’épiscopat français au maximum et confirme précisément ce qu’ils pressentent. C’est bien ce qu’exprime le père Montuclard après sa rencontre du 21 mars 1953 avec le maître général : « ‘Comme nous le pensions’ ‘, le P. Général a été très attaqué pour sa patience à mon égard’. » Lors de cet entretien, non seulement le père Suarez ne cache rien à son religieux des attaques de l’A.C.A. à son égard, mais encore lui prédit de nouvelles sanctions de la part des évêques de France, comme l’interdit ou l’excommunication. Une telle insistance ne fait que dépeindre la réalité, mais elle dispense de s’interroger sur la responsabilité des autres protagonistes...

Enfin, troisième élément, la position très particulière du père Suarez dans le dispositif romain. A la fois maître général de l’Ordre et, de fait, membre de droit du Saint-Office, cette double appartenance lui permet en quelque sorte de jouer sur les deux tableaux. D’un côté, il se présente comme l’avocat de son religieux auprès du Saint-Siège («Il a dû recourir au Saint Père lui-même qui a approuvé sa manière de faire.»), doté d’un grand pouvoir («J’aurais pu éviter cela», à propos de la mise à l’Index des Evénements et la foi), mais d’un autre côté, il est dispensé de la moindre justification de ses actes : « ‘Tenu par le secret du Saint-Office, sa lettre ne pouvait contenir aucune explication’ » plaide le père Montuclard auprès du cardinal Gerlier qui s’étonne de l’issue précipitée de la démarche de réduction.874

Or, c’est là que la démarche du père Suarez se révèle équivoque : alors qu’il a été parfaitement informé de l’initiative conjointe du cardinal Gerlier et du provincial de Lyon pour trouver un arrangement qui évitât la réduction, il adresse au père Montuclard le rescrit du Saint-Office prononçant son retour à l’état laïc. Que penser de cette manière d’agir ?

A-t-il voulu répondre au voeu premier du père Montuclard et permettre à celui-ci de recevoir comme une faveur ce qui aurait pu lui être infligé plus tard comme une sanction ? C’est l’avis du dominicain.875 Mais au cardinal de Lyon qui s’interroge et s’offusque (« ‘Ce malentendu – si malentendu il y a – est vraiment étrange. »876 « Ne faudrait-il pas croire que le S.O. a préféré terminer l’affaire ? J’aurais mieux aimé une autre méthode. »877),’ le cardinal Feltin propose une autre explication : ‘» Evidemment, la décision prise est une solution de facilité pour l’Ordre qui, par là, se dégage de toute responsabilité ultérieure. (...) Nous n’avons, une fois de plus qu’à porter les indésirables des congrégations, qui, devant les difficultés, rejettent les sujets encombrants pour faire porter ensuite par l’épiscopat des responsabilités que celui-ci n’a pas assumées.’ »878

Comment interpréter dès lors l’action du père Suarez ? En l’état actuel des choses, il est impossible de pencher pour l’une ou l’autre des interprétations. Son attentisme peut être compris comme une résistance aux pressions des évêques ou comme une manoeuvre de fuite, dans une logique de dégradation de la situation. De même, sa précipitation finale se lit aussi bien dans un sens favorable à Montuclard que comme une volonté de désengagement. En l’absence de preuves, une accusation prononcée contre le maître général tournerait vite au procès d’intention. Dans une telle situation, le juge est enclin à accorder le bénéfice du doute. L’historien n’y est pas tenu a priori, surtout lorsque l’accès aux matériaux lui est impossible. Il doit alors s’en tenir à une présentation impartiale, mais exhaustive, des éléments du dossier.

Notes
868.

Lettre du père Belaud à Mgr Rémond, 12 avril 1952, A D P L , dossier Montuclard.

869.

Cf annexe XVIII.

870.

Lettre du père Montuclard à ses camarades de J.E., 22 mars 1953, archives personnelles de Madame Montuclard.

871.

Lettre de Maurice Montuclard à Marie Aubertin, 23 mars 1953. Papiers personnels de Mme Montuclard.

872.

Yves Congar,Chronique de la petite purge, citée dans l’édition présentée et annotée par Etienne Fouilloux, Journal d’un théologien (1946-1956), page 270.

873.

Lettre du père Montuclard au père Suarez, 23 mars 1953, A. D. P. L. et Papiers Gerlier. Dans la même veine, sa lettre du 20 mars 1953 au cardinal Gerlier : « C’est finalement la confiance que j’ai en celui qui fut mon supérieur et qui reste mon père, qui a emporté mes dernières hésitations. » Papiers Gerlier.

874.

Là encore, le père Congar ne fait pas au maître général le même crédit de confiance : « Le Père Général fait avec nous tout ce qu’il veut. Il est notre seul lien avec l’appareil de la Cour romaine du Saint-Office ; il vient toujours en annonçant qu’il y a péril de mort et que l’amputation bénigne qu’il demande ou suggère évite la mort (...) Comme il invoque le secret des opérations du Saint-Office et de la Cour romaine, on ne sait jamais ce qu’il en est au juste, ni ce qui est de lui ou qui vient de plus haut. Il est toujours un peu comme Pétain, faisant le sacrifice de sa personne demandant une confiance totale et finalement collaborant de fait avec un système abominable. » Journal d’un théologien, op.cit., page 270..

875.

Lettre au cardinal Gerlier, 20 mai 1953, Papiers Gerlier.

876.

Lettre du cardinal Gerlier au cardinal Feltin, 19 mai 1953, Papiers Gerlier.

877.

Lettre du cardinal Gerlier à Mgr Villot, 19 mai 1953, Papiers Gerlier.

878.

Lettre du cardinal Feltin à Mgr Gerlier, 20 mai 1953, Papiers Gerlier.