I L’assemblée générale de la Toussaint 1953

La condamnation du 16 octobre a mis un terme à ces espoirs et la question du devenir de J.E. se pose désormais de manière brûlante. C’est pourquoi, dès le 22 octobre, l’ordre du jour de l’assemblée générale prévue de longue date les 31 octobre et 1er novembre, est modifié afin d’arrêter une position. Devant le nombre des militants attendus, la réunion est fixée, non pas au siège de J.E. rue Bessières, mais à la Maison des Métallurgistes, rue Timbault, dans le XIème arrondissement. Sont présents tous les dirigeants du mouvement, ainsi que de nombreux représentants des groupes de province dont les interventions ont été préparées en équipe. Cinq membres de la Mission de Paris sont là également, dont Emile Poulat et Henri Barreau. Ce dernier prendra la parole à la tribune.

La première journée donne lieu à un « déballage » général qui laisse s’exprimer les rancoeurs et les reproches à l’égard de la hiérarchie : tous sont d’accord pour ne pas accepter son refus d’entendre leur voix. Mais le lendemain, des divergences apparaissent qui finissent par se cristalliser en une lutte de tendances. Pour les uns, la condamnation n’a qu’un sens politique et, par conséquent elle ne doit donner lieu à aucune autocritique de la part des membres de Jeunesse de l’Eglise. J.E. peut et doit continuer, car elle est seule en situation de nourrir la foi de ceux que l’Eglise institutionnelle ne peut ni ne veut nourrir. Cette position ne constitue pas une rupture avec l’Eglise comme communauté des fidèles dans la foi, ni même avec l’Eglise institutionnelle ; simplement, au sein de l’unique Eglise romaine, où la hiérarchie incarne Pierre, le charisme de J.E. est de représenter la tendance paulinienne. Pour certains militants, en revanche, il est impossible de continuer à se prétendre d’Eglise tout en maintenant l’existence de Jeunesse de l’Eglise, autrement dit en ne tenant pas compte de la condamnation de la hiérarchie.884

La première option emporte l’adhésion d’une forte majorité, tant au bureau que dans l’assemblée. Il faut dire que Maurice Montuclard a « ‘pesé passionnément sur les débats du poids de toute [sa] personnalité et de tout [son] passé’ »,885 secondé efficacement par Jacques Dousset en président de séance et par Marie Aubertin, qui exige que chacun se détermine clairement.

Mais la teneur des débats laisse un goût amer à certains, choqués par l’outrance des propos : « ‘Dimanche, le gauchisme était flagrant. Un vent trotskard voulait emporter la décision ’» estime Emile Poulat, qui parle d’abus d’autorité, d’aventurisme, de « mafia » à propos de la tendance majoritaire.886 Les cinq P.O. présents, pourtant tous différents dans leur sensibilité, ressentent le même malaise.

Toutefois, les majoritaires souhaitent éviter la division, en décidant finalement d’accorder à tous les délégués un délai de deux semaines pour faire connaître leur position. Surtout, la déclaration qu’ils publient dans le Bulletin n° 25 vise clairement la conciliation et le ralliement des minoritaires. Certes, ils s’expliquent sur la nécessité à leurs yeux de poursuivre J.E., mais ils affirment vouloir « ‘donner à [leur] recherche plus d’humilité, plus de profondeur chrétienne, plus de calme, plus de solidité’ » et « ‘reconnaître que Dieu parle toujours par la voix de ceux à la vigilance desquels Il a confié l’Eglise.’ » Ils décident également de remplacer le titre Jeunesse de l’Eglise par une appellation nouvelle « moins difficile à honorer ». Ce sera le Centre de Liaison et de Recherche (C.L.R.).

Mais, aux yeux des minoritaires, cette autocritique ajoute l’équivoque à l’aventure : « ‘Ou il fallait reprendre les affirmations qui, le jour de la Toussaint étaient apparues claires et décisives à la tendance majoritaire et conduisaient à la position de non-soumission pure et simple ; ou il fallait critiquer ces affirmations, les désavouer explicitement, ce qui conduisait nécessairement à modifier la résolution’. » Au lieu de cela, le dilemme est refusé : « ‘Apparaîtrons-nous ainsi comme soumis, comme insoumis ? Nous n’en savons rien et ce n’est pas à nous qu’appartient la réponse ; en fait la réponse est contenue dans la résolution.’ »887 Et, pour ne pas être entraînés dans cette démarche qui conduit d’après eux à une impasse, cinq membres des instances nationales démissionnent de J.E. : Henri Grabner et François Le Guay, membres du Bureau, Henri Janodet, secrétaire du Bureau, Cécile Grabner-Jullien et Gilles Ferry.

A Maurice Montuclard, François Le Guay écrit la veille de Noël : « ‘Le Centre de liaison et de recherche existe. S’il peut rendre des services, aider des camarades et approfondir leur foi, tant mieux. Mais nous craignons, et de plus en plus, que vous n’alliez à l’impasse, à l’isolement, à la rupture (...) Nous ne souhaitons qu’une chose, c’est que votre recherche prenne ’ ‘effectivement’ ‘ « plus d’humilité, plus de profondeur chrétienne, plus de calme, plus de solidité. » Le sort qu’ont eu dans le passé des résolutions de ce genre (et en particulier à l’Assemblée du 1er Novembre) nous rend cependant sceptiques. Nous sommes les uns et les autres responsables du passé de Jeunesse de l’Eglise, du combat mené en commun, des vérités que J.E. a exprimées. Mais, plus qu’aucun d’entre nous, tu portes, Maurice, devant l’opinion, la responsabilité de ce passé. Ne le détruis pas irrémédiablement en t’engageant vers l’aventure !’ »888 Il en profite pour lui dire le caractère déplorable que revêt à ses yeux le long article que Réforme a consacré à J.E. après sa condamnation : « ‘Au milieu d’un européanisme délirant dans tout le reste du numéro, cette glorification de J.E., mâtinée si évidemment par l’antipapisme à courte vue de ’ ‘Réforme’ ‘,  tout semble fait pour amener la comparaison Luther-Montuclard’ ‘ (...). Beaucoup de renseignements ont manifestement été donnés à J.E. même’. »889

Si l’amitié est réaffirmée de part et d’autre, la distance tactique est désormais indéniable. François Le Guay et Gilles Ferry rejoignent La Quinzaine où ils peuvent poursuivre leur combat sans se placer hors de l’Eglise. Le premier, avec d’autres collègues de Renault (Jacques Cru, Jean Lenoir, ...), traite des questions économiques et sociales. Le second, de par son métier d’enseignant, se consacre plutôt aux questions d’éducation, mais doté d’un fort bagage forgé à Jeunesse de l’Eglise, il intervient souvent dans les débats théologiques. Ils retrouvent au sein de l’équipe Geneviève et Guy Grattesat, membres de J.E. qui participent activement à la rédaction du journal, sous le pseudonyme, transparent dans le cénacle, de « Clairbois ». Cécile et Henri Grabner se rapprochent aussi de La Quinzaine, dans laquelle il leur arrivera de signer quelques papiers. Ils suivront désormais de loin les activités du C.L.R., même si des contacts demeurent : le 25 octobre 1954, les Grabner et François Le Guay viennent au local de la rue Bessières pour rencontrer le groupe.890

Notes
884.

« Nous sommes convaincus qu’en passant outre à la décision [de l’A.C.A.], on se met hors de l’Eglise et que l’on compromet ainsi les objectifs religieux que Jeunesse de l’Eglise poursuit depuis des années. » Texte polygraphié adressé par les membres démissionnaires au bureau de J.E. Archives Le Guay.

885.

Emile Poulat, lettre à Maurice Montuclard, 4 novembre 1953, archives privées de François Le Guay.

886.

Emile Poulat, op. cit.

887.

Texte polygraphié adressé par les démissionnaires au bureau de J.E.

888.

Lettre de François Le Guay à Maurice Montuclard, 24 décembre 1953. Archives personnelles de François Le Guay.

889.

Réforme, 5 décembre 1953, pages 1 et 2.

890.

Mention dans les compte-rendus de Jacques Dousset. Papiers personnels de Roselène Dousset