« ‘Il fallait vivre’ » écrit Emile Poulat dans un hommage posthume à Maurice Montuclard. La plupart des membres de J.E. exerçaient parallèlement une activité professionnelle. La question se posait en revanche pour les permanents du mouvement . Jacques Roze rejoint dès 1953 le C.O.S.E. (Centre d’orientation sociale des étrangers) de l’abbé Glasberg.
Marie Aubertin avait pris en 1954 un emploi de secrétaire à l’Institut de psychologie sociale que dirigeait Paul Fraisse à la Sorbonne. Quant à Maurice Montuclard, il entra en 1955 à la SNECMA comme stagiaire, en qualité de secrétaire administratif et social du comité d’entreprise. Cette expérience professionnelle lui permit de rédiger sa thèse principale dirigée par Jean Stoetzel, La dynamique des comités d’entreprise 912 , qui demeure une référence dans son domaine et a été traduite en plusieurs langues étrangères. Déjà en décembre 1956, lorsqu’il avait intégré le CNRS comme attaché de recherches au Centre d’études sociologiques, il l’avait fait significativement dans le cadre de la sociologie du travail, alors que ses anciens compagnons de lutte – Henri Desroche, François Isambert, Jacques Maître ou Emile Poulat – avaient tous choisi la sociologie religieuse. En cela, il signifiait sa fidélité à une cause à laquelle il avait décidé de vouer son existence et à la résolution qu’il s’était fixée en quittant l’Ordre dominicain, de ne plus prendre publiquement position durant quelque temps sur les questions religieuses contemporaines. Ce qui ne l’empêcha pas de rechercher dans l’histoire les clefs d’une possible conciliation de la conscience religieuse et de la liberté. C’est ainsi qu’il consacra sa thèse secondaire, dirigée par Raymond Aron – un parrainage sans doute incompréhensible, et inacceptable pour certains camarades des luttes passées – et soutenue en Sorbonne en février 1964, à une étude du mouvement démocrate chrétien en France de 1891 à 1902, sous le titre « Conscience religieuse et démocratie ». Certes, sa carrière universitaire, couronnée par une chaire à l’université de Provence, fut consacrée à la sociologie du travail, notamment avec la fondation en 1973 du L.E.S.T.913 à Aix-en-Provence, en collaboration avec François Sellier. Pourtant la préoccupation religieuse ne le quitta pas. Et si cela n’apparaît pas de prime abord, c’est là pour lui une manière de poursuivre sa recherche, tant sociale que religieuse. Ainsi, il écrira bien des années plus tard, à propos de son travail sur les comités d’entreprise : « ‘Par cette étude, menée pendant deux années sur le terrain, ma réflexion reprenait contact avec la réalité. Avec la réalité sociale, certes ; avec la quête de l’intelligence de la foi également.’ »914 C’est aussi pour lui l’occasion d’entamer un processus critique qui tranche étonnamment avec la vulgate marxiste. Les commentateurs ne s’y trompèrent pas : « ‘Il définit la participation comme l’inclusion des intérêts du groupe ouvrier dans la poursuite des objectifs communs qui définissent l’entreprise ; il montre que le comité d’entreprise ne peut être considéré comme une simple émanation de l’organisation syndicale. »’ 915 Bien plus tard, il consacra les dernières années de sa vie à approfondir la réflexion du théologien à la lumière des acquis du sociologue, avant que la maladie ne le condamne à un long silence, à partir de 1984 et jusqu’à sa mort, le 22 décembre 1988 916.
Quant au devenir des autres membres de Jeunesse de l’Eglise, il mérite d’être examiné en regard de leur évolution religieuse et de leurs engagements. Ici, l’établissement d’une typologie est impossible, tant l’on rencontre de cas de figure différents. Si tous ont pris leurs distances avec l’institution ecclésiale, les positionnements sont plus variés vis-à-vis de la foi. Pour un Jacques Roze qui, après dix ans sans mettre les pieds dans une église, dit aujourd’hui se sentir plus proche des protestants ou un François Le Guay qui a entrepris, à près de 80 ans, une lecture intégrale de la Bible, combien sont-ils à avoir perdu la foi dans l’aventure ? Gilles Ferry décrit ainsi l’itinéraire spirituel de nombreux anciens militants de J.E. : « ‘On peut comparer Jeunesse de l’Eglise à un oignon : nous avons voulu rejeter les compromissions de l’Eglise avec le monde bourgeois, les représentations naïves de la religion, les exigences d’une morale pseudo-chrétienne, pour ne garder que le coeur du message de foi. Mais, une fois enlevées les différentes pelures, on s’aperçoit qu’il ne reste rien’. »917
Quant aux engagements, ils couvrent tout le spectre de la gauche politique ou associative. Plusieurs sont passés par le parti communiste : Jacques Roze y resta jusqu’en 1956, Marie Aubertin adhèra en 1953 à la cellule de la Sorbonne, avant de prendre ses distances au moment de l’affaire Prenant 918. D’autres deviendront des militants durables, même si peu, en définitive, garderont jusqu’au bout une fidélité sans faille au Parti. Quelques-uns, comme Gilles Ferry, rejoindront le parti socialiste, après un passage par le P.S.U.. La plupart ont prolongé leur engagement dans le militantisme associatif ou syndical : C.G.T., C.F.D.T., S.N.E.S. ; aujourd’hui, Secours Populaire, Attac, associations de soutien aux chômeurs, aux exclus, aux démocrates algériens ou aux Palestiniens ...
En quoi ces engagements portent-ils le sceau du passage par Jeunesse de l’Eglise ? Cela est bien difficile à déterminer, dans la mesure où l’action de J.E. se définissait par un positionnement actif à l’égard de l’Eglise et que, par la suite, les anciens du mouvement se sont situés hors de toute référence à l’Eglise. Cependant, J.E. a bien marqué leur histoire personnelle, comme l’explique Albert Loizil, membre actif des dernières années de J.E. et longtemps militant communiste : « ‘J.E. m’a aidé dans la distance que j’ai prise à l’égard du P.C., cette rencontre m’apportant ce que je cherchais : un engagement total dans le Parti, mais un refus de m’y perdre tout entier. Cette transcendance que m’apportait J.E. correspondait à mon besoin d’une vision dépassant mon plein engagement communiste (...) En somme, ce que je n’ai pas été assez intelligent pour comprendre ( que mes insatisfactions relatives au P.C.F. et à l’U.R.S.S. s’expliquaient normalement ; que le communisme ne serait jamais une construction achevée ; qu’il irait par étapes successives, grâce à la critique du parcours accompli ), J.E. m’a aidé à m’en passer provisoirement, en me conduisant à porter sur notre engagement ( total tout de même ) un regard critique. J.E. a eu pour moi un rôle de substitut à ce que le communisme ne pouvait me donner à l’époque. Et quand nous avons constaté que nous n’avions plus la foi, j’avais totalement assumé une distanciation qui ne manquerait plus de se consolider jusqu’à la démission, mais bien sûr me laisserait dans la souffrance de l’incompréhension de telles erreurs du communisme existant.’ »919
Publiée en 1963 aux Editions du C.N.R.S.
Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail.
Cahier manuscrit 10, page 54. Archives personnelles de madame Maurice Montuclard .
La sociologie . Les idées, les oeuvres et les hommes , Centre d’études et de promotion de la lecture, 1970, page 316 .
Cf infra, page 396.
Entretien du 13 septembre 1994.
Le biologiste Marcel Prenant, membre du comité central, de retour d’URSS, dénonce les théories de Lyssenko comme une imposture . Il est vertement semoncé par Garaudy et Casanova.
Lettre d’Albert Loizil, 27 novembre 2000 .