En 1983, Maurice Montuclard publie, dans la revue Archives de sciences sociales des religions, un court article intitulé : « Limites épistémologiques du système orthodoxe ». Parmi les lettres qu’il reçoit à la suite de cette parution, l’une retient spécialement son attention, tant par les remarques qu’elle contient que par l’identité du signataire, un vieil ami : Paul Fraisse. Ainsi, à trente ans d’intervalle, celui-ci manifeste son désaccord, comme il l’avait exprimé à la sortie des Evénements et la foi. Cette interpellation touche suffisamment Montuclard pour qu’il entreprenne une « lettre imaginaire à Paul Fraisse », dont les deux versions qu’il rédige à quelques jours d’intervalle couvrent près de vingt pages d’une écriture fine et serrée 931. Plus qu’une réponse à l’ami de cinquante ans, c’est une reprise des débats menés entre les équipes d’Esprit et de J.E.. Mais c’est pour Montuclard l’occasion de revenir sur son itinéraire passé et de faire le point sur les questions qui ont dominé sa vie : « ‘Ton amitié me ramène en face de moi-même et m’incite à m’interroger, à me critiquer. En tout cas, à me poser avec sérieux la question : où en suis-je avec moi-même, avec la foi, avec l’Eglise ? » Mais la perspective est bien différente de celle défendue alors par le dominicain, puisqu’il écrit en introduction : « Si je reviens sur 1952, c’est, surtout, pour reconnaître mon erreur.’ »
Une double erreur, plutôt : d’abord la plus grave à ses yeux, qui remet en cause les fondements même de sa pensée théologique : « ‘Non pas de conditionner l’acte de foi, mais de ne pas pousser assez loin le conditionnement.’ » 932. Il s’explique ailleurs : « ‘En 1952, comme en ces dernières années, j’ai toujours réfléchi aux conditions, aux préalables de la foi. En 1952, le conditionnement social et économique retenait exclusivement l’attention. Ce conditionnement s’est révélé insatisfaisant ... d’autant plus que la censure bloquait La Bible, livre du Pauvre... Aujourd’hui, ce sont les conditionnements anthropologiques qui me semblent essentiels. Mais quand je dis «conditionnement», je restreins ma conviction présente. Car ce que je découvre est beaucoup plus qu’un préalable, c’est une partie de la substance de la foi.’ »933
C’est évidemment à ses recherches sur le mythe que Montuclard fait ici référence, ce qui lui fait conclure : ‘» L’événement n’influe pas directement sur l’acte de foi, mais indirectement seulement, c’est à dire en agissant sur le mythe (...). Ainsi, je voyais juste en constatant qu’on ne peut croire sans s’appuyer sur une culture issue de l’histoire, de l’événement. Mais je me trompais sur la manière dont cette culture agit, aide ou freine le croire. Cette manière, je la présentais mécanique. (...) [Aujourd’hui], il m’apparaît qu’il n’y a aucun rapport direct entre ces événements, la culture et la foi religieuse. Il y a nécessité d’un intermédiaire : le mythe.’ »934
Mais cette survalorisation du contexte historique se double d’une erreur dans l’interprétation de ce même contexte et là, Montuclard baisse la garde devant l’ancien ami devenu contradicteur : « ‘Ton amitié a été pour moi si efficace et vigilante que je ne saurais faire fi de tes observations. Celle que tu fis sur les Evénements et la foi en 1952 avait montré, à retardement il est vrai, que tu étais judicieux et sage (...). Les événements t’ont apporté par la suite une éclatante confirmation ... La classe ouvrière ... Le communisme ... » Cette erreur, Montuclard’ ‘ l’identifie clairement : « cette fameuse « liaison organique» entre le communisme et la classe ouvrière dont aucun d’entre nous n’aurait sans doute pu faire une démonstration correcte.’ »
En 1984, l’idéologie communiste a beaucoup perdu de sa séduction aux yeux de l’ancien religieux devenu sociologue qui en vient à s’interroger sur « ‘cette classe ouvrière dont on ne connaît plus les limites sociologiques, ni, moins encore, les traits distinctifs.’ »935 Et, avec le recul, il ne comprend pas sa posture idéologique d’alors : « ‘Sans doute, tu avais raison : lien organique ... non. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un lien organique ? Mais cela n’explique pas pourquoi ce basculement, qui a donné au communisme tant d’importance qu’on a pu y voir une «religion séculière». Qu’est-ce qui permet cette équation ? On dit : il y a un sauveur, un salut, une eschatologie optimiste, un partage du bien et du mal. C’est vrai, mais ce n’est pas cela qui a joué explicitement. Si cela avait été, il y aurait eu possibilité de discuter, de relativiser, de critiquer et de remettre les choses à leur place. Lien organique ? Qualités de la classe ouvrière ? C’est la réduction qui ne s’est pas faite. Au lieu de cette équivalence, il y a eu extraprétation non contrôlée rationnellement. Parce que quelques communistes faisaient cette grande action, le communisme devenait panacée, sorte de rédemption infaillible qui ne se reconnaît pas comme telle et, de ce fait, ne peut se critiquer lui-même. ’»936
Ailleurs, le vieil homme se fait l’analyste de sa propre vie : « ‘La question que je me pose – que je me suis souvent posée – est de comprendre pourquoi j’avais ainsi décollé du solide terrain de l’observation des faits’.» Pour apporter une réponse, il reprend en substance les mêmes griefs que ceux qu’il énonçait quarante ans plus tôt dans le premier Cahier de Jeunesse de l’Eglise et dénonce les mêmes failles : en premier lieu, les choix stratégiques de l’Action catholique, une « ‘action militante, militarisée par la hiérarchie [et] entravée dans la crainte de compromettre l’Eglise par des engagements trop hardis, qui accusait encore l’extrinsécisme (sic !) qui semblait caractériser tout le mouvement catholique à l’exception de ce domaine qu’on nommait la piété.’ » En seconde place, la vie spirituelle, justement, tellement étouffée par la morale qui a fini par se substituer à elle que la vraie spiritualité s’est enfermée dans un spiritualisme individualiste. Inédite en revanche est la rude charge lancée contre le thomisme dogmatique des années 20 et 30 que lui inspirent ses considérations sur le mythe comme antidote à l’idéologie : ‘«[ La] complémentarité incontournable de la pensée rationnelle et de la pensée mythique n’était guère à l’ordre du jour au tournant des années 50. Hommes d’Eglise et chrétiens de la base avaient hérité de la piteuse « théologie» qui avait dominé l’opinion catholique dans l’entre-deux-guerres. Théologie qui, en dépit de l’enseignement donné par quelques hommes éminents, se ramenait, si j’en juge par mes propres souvenirs, à des ratiocinations abstraites où une piètre philosophie cherchait à exprimer une révélation dont les éléments majeurs étaient puisés dans Denzinger plutôt que dans l’Ecriture.’ » Au bout du compte, c’est bien à un insuffisant approfondissement du mouvement d’intériorisation prôné et entrepris par J.E. dans ses premières années, mouvement qui aurait pu conduire à remettre en autorité l’orientation mystique délaissée, que Montuclard impute ses dérives. « ‘En dehors d’une certaine habilité à discourir, nous n’étions guère initiés à un mode de pensée salvateur ; pas plus que nous n’étions familiarisés spontanément avec les chemins de la mystique (...) Nous n’avions, pour nous protéger, nous stabiliser, qu’une théologie rationnelle misérable, que les objectifs imprécis laissés par l’Action catholique. Poussés par celle-ci vers le dehors, vers les non-chrétiens pour les conquérir et rencontrant dans la Résistance des hommes et des femmes admirables, animés par des convictions étrangères aux nôtres, mais séduisantes, comment aurions-nous facilement accepté de glisser entre eux et nous, entre cette conviction et la nôtre, un écran dressé par une église, une philosophie désuète, des préjugés bourgeois ? La découverte du dedans de l’Eglise était encore trop balbutiante pour apporter à ce nouveau pas fait sur la voie de l’extériorité un frein, une mesure adéquate. ’»937
Il ne s’agit certes pas pour Montuclard de faire amende honorable, mais il serait faux de croire qu’il se livre rétrospectivement à un plaidoyer pro domo. Il voit bien, au contraire, les voies qui s’ouvraient à lui et qu’il a sciemment rejetées : l’existentialisme chrétien d’un Gabriel Marcel, l’expérience mystique et surtout la philosophie personnaliste d’Emmanuel Mounier. « ‘La pensée personnaliste donnait à Mounier’ ‘ une philosophie indépendante, respectueuse à la fois de la croyance religieuse et des préjugés de l’époque 938. (...) Je prends conscience de ce que Mounier’ ‘ représentait de juste équilibre et du fait que notre prétention d’affronter le marxisme et l’engagement aux côtés du P.C. – à cette époque «si sûr de lui et si dominateur» – révélait une indigence à la fois de la pensée rationnelle et critique et de la foi.’ »
Cette tardive allégeance au fondateur d’Esprit a de quoi surprendre, mais elle dit bien la nature du fossé qui a séparé durant les dernières années de sa vie Mounier de ceux qui s’étaient considérés au départ comme ses disciples. D’une part, les croyances dans le lien organique entre le communisme et la classe ouvrière, le «pas de trop» dénoncé par Paul Fraisse ; d’autre part, leur refus d’une philosophie chrétienne qui fasse rempart – ou pire, écran – à la foi dans sa confrontation avec le marxisme : « ‘La foi devait se trouver face à face avec les options politiques suggérées par le P.C.F.. Dans leur rejet de la théorie rationnelle de leur époque, vue comme une mauvaise béquille, discréditée par les accommodements avec l’idéologie dominante, ils finirent par repousser toute pensée philosophique, sous prétexte que la foi suffit à tout et n’a aucun avantage à se barder ainsi de règles et de jugements qui ne pouvaient prétendre véhiculer toute la véritable sagesse chrétienne.’ »939 Et tandis que Mounier cherchait l’expression de sa foi dans l’élaboration d’une pensée philosophiquement contrôlée, Montuclard et ses amis cédaient au mirage de la « liaison organique ». Cette analyse appelle plusieurs remarques : d’abord, comment ne pas être frappé par la prise de distance de Montuclard avec ses positions passées, d’autant plus qu’il revendique la précocité de sa clairvoyance, qu’il date de la rédaction de La dynamique des comités d’entreprise, autrement dit des lendemains mêmes de son renoncement à l’action militante ? Du coup, on est bien loin de la « double fidélité » de 1953 : la conciliation dans une même conscience de la foi et de l’engagement communiste est désormais hors de propos. Non pas que cette double appartenance ne soit pas tenable, à condition toutefois de savoir séparer, comme il l’a toujours fait, l’action militante et la vie de foi. Mais la nouveauté, c’est que le dogme sur lequel reposait l’option en faveur du parti communiste – la fameuse « liaison organique » – lui apparaît désormais comme une complète mystification. Les sciences humaines sont passées par là, avec leur dose de soupçon et de recul. Cela dit, on peut déplorer une certaine confusion au chapitre des remèdes. Car, finalement, on ne voit pas très bien si l’antidote se tient du côté d’une approche rationnelle de la réalité ou de celui d’une nuit mystique dépouillée de tout discours. Quand Montuclard écrit : » ‘Ignorions-nous que la foi s’appliquant au réel humain et social ne peut se dispenser d’un équipement, d’un outillage rationnel pour s’adapter à l’objet qu’il saisit ?’ », il met en garde contre le parasitage de la pensée par le mécanisme idéologique. Mais, ailleurs, il dénonce avec plus de véhémence encore l’approche « raisonneuse » de la foi. Celle-ci, définie comme simple disponibilité à l’écoute de Dieu, doit rompre avec le discours, retrouver la voie du silence et de la contemplation, une « naïveté fondamentale ». Alors, les idéologies se dégonflent. « ‘La foi est isolée, sans protection, si le mythe n’est pas là pour empêcher l’événement d’engendrer ses propres croyances.’ » On peut s’interroger – et certains n’ont pas manqué de le faire 940 - sur la nature de ce « croire » naïf et simple, et plus encore sur les formes possibles de son expression. Montuclard n’a pas donné là-dessus de réponse, mais le fait qu’il ait suivi avec intérêt, à la fin de sa vie, le développement du mouvement charismatique apporte un éclairage.
Ibid, pages 47 à 65 .
Ibid, page 46 .
Ibid, page 43 .
Ibid, page 46 .
Ibid, page 53 .
Ibid, page 51 .
Ibid.
Montuclard ajoute :» Epoque où le prestige de l’Union Soviétique étincelait auprès des militaires eux-mêmes – et des plus compromis avec Vichy.» Certes, mais sans doute pas pour les mêmes raisons ...
Ibid, page 56 .
Cf notamment André Manaranche, Attitudes chrétiennes en politique, op.cit., page 182 .