CONCLUSION

« Nous avons déposé sur la route, un à un, les bagages religieux qui entravaient notre marche ; d’autres nous ont été enlevés de force, et nous continuons d’avancer, habités par une liberté nouvelle, légère, mais douloureuse, traversée de lumière et d’hésitations. ( ...) Qu’on ne s’y trompe pas, nous ne sommes pas des désespérés : le désespoir est silence, et nous avons quelque chose à dire. »
011Jean Gall, Cahier 1 du C.L.R.

‘ « Il ne me reste plus qu’un seul témoignage que je puisse objectivement porter en faveur de l’Evangile dont je vis : briser ma vie, renoncer à tout - sauf à ma foi et à ma fidélité à l’Eglise - pour pouvoir continuer à partager concrètement le sort et les luttes de ceux auxquels toutes les puissances de ce monde semblent dénier le droit d’être des hommes. »’

Ces lignes adressées le 23 mars 1953 par le père Montuclard au père Suarez et qui accompagnent sa demande de réduction à l’état laïc ramassent en quelques mots le drame qui s’est joué sur près de vingt ans et qui s’achève dans le déchirement : le témoignage d’une double fidélité à l’Eglise et à la classe ouvrière considérée comme impossible. Celui qui aurait dû fêter quelques mois plus tard les 25 ans de sa profession dominicaine et avait considéré l’Ordre des prêcheurs comme sa famille renonçait au sacerdoce pour ‘« continuer le combat auprès des travailleurs opprimés’ ». Cet épilogue douloureux scellait ainsi la faillite d’une stratégie élaborée dans l’exaltation d’une période si féconde en initiatives pour l’Eglise en France qu’elle avait poussé certains de ses fils à croire que « tout était possible ». Comment Jeunesse de l’Eglise est-elle passée, dans ce contexte, de la reconnaissance à la condamnation, comment ce mouvement qui s’était voulu ancré au coeur de l’institution a fini par rompre avec elle, c’est au fond la question centrale de ce travail. Tenter d’y répondre a nécessité de débrouiller l’écheveau des influences reçues, des changements de cap opérés, des intuitions et des hésitations, des relations humaines et des choix théologiques.

Ainsi, il a fallu revenir longuement aux origines. Dès l’ébauche de Communauté créée à Lyon, les grandes lignes du projet de Montuclard étaient présentes : restauration du sens communautaire dans une Eglise vécue comme corps social, approfondissement de la vie de foi, de manière individuelle - par la recherche de la sainteté personnelle - et collective - par la réhabilitation de la paroisse -, retour au « dedans » de l’Eglise. De telles perspectives ne signifiaient pas pour autant repli sur soi et retrait du monde. Tout au contraire. Il s’agissait, en plein accord avec le vaste programme de « royauté sociale du Christ » qui marquait alors le pontificat de Pie XI, de s’inscrire dans une dynamique de présence au monde, en assumant pleinement la place des chrétiens dans la société et la construction de son avenir. En revanche, ce sont les moyens employés que Montuclard et ses amis condamnaient : là où ils proposaient une « présence », l’action catholique d’alors répondait « reconquête » ; là où ils préconisaient l’ » écoute », ils voyaient le prosélytisme en oeuvre. Tandis que les mouvements de jeunesse lançaient leurs colonnes à l’assaut du monde déchristianisé pour « refaire  chrétiens nos frères », les membres du groupe lyonnais rêvaient d’être les francs-tireurs de qui le monde moderne, dont ils reconnaissaient les valeurs, pourrait dire : « Voyez comme ils s’aiment ».

Dès ses prodromes, l’expérience de la Communauté lyonnaise s’inscrivait donc dans une démarche critique, ce qui n’allait pas de soi à l’heure où l’Action catholique connaissait les succès que l’on sait. Les difficultés rencontrées par le père Montuclard pour en faire avaliser l’existence par la hiérarchie étaient déjà éloquentes. Ce projet d’un « super-laïcat » formé par les meilleurs militants des mouvements de jeunesse n’était-il pas un ordre religieux de plus ? Par ailleurs, cet embryon d’institution nouvelle malmenait bien des schémas établis, en proclamant la mission supérieure des laïques dans la stratégie apostolique de l’Eglise, plaçant ceux-ci sur un pied d’égalité avec le clergé, en mêlant hommes, femmes et ménages, prêtres et fidèles, dans les mêmes structures communautaires. Surtout, positionnée au point de contact entre l’action spirituelle et l’action temporelle, elle soulevait la question de l’autonomie des laïcs chrétiens dans le jeu social, question qui commençait alors à poindre et qui allait provoquer bien des débats et des tensions dans les décennies suivantes.

Il n’est pas sûr, dans ces conditions, que le projet lyonnais ait connu les brillants prolongements que l’on sait – et ce malgré la ténacité et l’ardeur de ses promoteurs – si la guerre n’était pas venue bouleverser toutes les données. En provoquant le relâchement du contrôle hiérarchique, en favorisant des rencontres et des contacts inespérés – au premier chef avec Emmanuel Mounier, qui fut, pour la petite cellule lyonnaise, un passeur en direction de l’intelligentsia catholique de l’époque – en suscitant l’adéquation entre le message délivré par Jeunesse de l’Eglise et les attentes d’une certaine frange de militants chrétiens aux prises avec le chaos du monde, la guerre a fourni un contexte favorable à l’éclosion du mouvement. Car, il faut le redire, le succès du premier Cahier de Jeunesse de l’Eglise ne s’explique que par l’attente à laquelle il répondait, attente qui dépasse la soif de lectures nouvelles d’un public frustré par la censure et la pénurie de papier. Aux militants des mouvements de jeunesse privés de la possibilité de poursuivre à l’âge adulte l’action entreprise par le manque de structures conformes à leurs désirs, aux chrétiens soucieux de prendre toute leur part dans le monde en gestation, à ceux d’entre eux, surtout, qui, dans les réseaux et les maquis, au contact avec les incroyants et particulièrement avec les communistes, découvraient la richesse d’une humanité qui se passait de Dieu et oeuvrait à sa propre libération, Jeunesse de l’Eglise apportait un ancrage, un repère. Pas de réponse toute faite : c’était justement cette absence de réponse qu’il fallait assumer. Ainsi donc, le monde naissant puisait en lui les forces de sa délivrance et le vieux modèle de chrétienté ne pouvait lui apporter que des solutions aliénantes et moralisatrices. Pour l’heure, il n’y avait rien d’autre à faire que se jeter dans la mêlée et participer au bouillonnement général, sans chercher à donner de leçons. Le christianisme n’était pas en cause, mais les chrétiens avaient failli. Il leur fallait devenir d’abord vraiment chrétiens s’ils voulaient apporter au monde la révélation de son salut en Christ. Les saints laïcs que Montuclard appelait de ses voeux, il les avait trouvés, non pas parmi les chrétiens, mais parmi les incroyants et plus précisément chez les militants communistes : ils possédaient la charité, la foi et l’espérance, mais en l’homme. L’incroyance des croyants n’avait d’égale que la croyance des incroyants...

Parallèlement à cette découverte, le père Montuclard faisait paraître aux Editions de l’Abeille dont il était alors le directeur, le livre-événement des abbés Godin et Daniel, France, pays de mission ? Le dominicain, dont il faut rappeler à quel point l’ardeur apostolique fut profonde, ne pouvait rester insensible aux conclusions de cette publication dont tous les historiens du catholicisme français contemporains s’accordent à souligner le retentissement. Mais si Jeunesse de l’Eglise adhérait au diagnostic, elle émit aussitôt une critique fondamentale sur les remèdes : si l’Eglise ignorait ou combattait le communisme qui était - qu’on le veuille ou non – l’agent le plus dynamique et le plus représentatif au sein de la classe ouvrière, cette dernière serait irrémédiablement perdue. Or, le prolétariat était appelé à conduire l’humanité vers le progrès et l’Eglise se devait d’être de la partie. En cela, Jeunesse de l’Eglise a été aussi – et, peut-être, avant tout – une forme de réponse à France, pays de mission ?

Jusqu’en 1947, Montuclard avait fait son miel de la pensée de Jacques Maritain, qui fut son premier maître. Poussant au maximum les distinctions fameuses proposées dans Humanisme intégral entre les attitudes du croyant qui agit tantôt en chrétien, tantôt en tant que chrétien, il en avait tiré une justification du pluralisme des engagements politiques et une condamnation des organisations confessionnelles, politiques ou syndicales. Ce point de vue ne rendait toutefois pas suffisamment compte du rôle libérateur de l’Histoire. C’est pourquoi Montuclard substitua à la vieille distinction entre spirituel et temporel, une autre dualité qui lui paraissait plus pertinente, entre Eglise et Histoire. Loin d’instaurer un dualisme, cette reconnaissance d’une double médiation pour le chrétien visait à concilier l’espérance humaine et le plan divin, à condition d’aborder la Parole de Dieu en y cherchant la révélation du sens de l’Histoire. Cette conception donne tout son sens à la pratique originale de Jeunesse de l’Eglise qui, à côté d’une lecture intense et approfondie de la Bible, accorde une égale importance à la lecture des événements, ces « maîtres que Dieu nous donne ». Une telle approche fonde la vision de Jeunesse de l’Eglise sur le rapport entre religion et politique : ni confusion des plans, ni politique tirée de l’Ecriture sainte. La séparation radicale de la vie de foi et de l’engagement politique doit permettre de pousser à fond les deux démarches, sans compromission ni affadissement de l’une par l’autre. C’est le seul moyen d’être à la fois vraiment chrétien – autrement dit participer à la vie de l’Eglise et témoigner du message évangélique – et vraiment militant politique, sans chercher à se concilier les bonnes grâces de la hiérarchie catholique ou à récupérer l’enseignement du magistère.

Mais cette réflexion est avant tout religieuse : en rejetant l’identification entre les positions traditionnelles de l’Eglise catholique, ses activités temporelles et la pratique de la foi, J.E. affirmait l’autonomie absolue de la foi et du monde, la pureté radicale de la foi et, partant, la liberté du chrétien dans ses engagements temporels, politiques et philosophiques. Le magistère ne s’y est pas trompé, qui a porté ses premières attaques – via la mise en garde du Conseil de vigilance de Paris, le 3 février 1952 – sur la relégation de la foi hors du champ de la pensée et de l’action. Pourtant, la vindicte hiérarchique qui aboutit finalement à la condamnation de Jeunesse de l’Eglise se cristallisa non pas sur le terrain théologique, mais « ‘d’une manière générale, contre l’imprégnation marxiste de ce mouvement d’idées’ ». (communiqué de l’A.C.A. d’octobre 1952).

Il faut dire qu’avec Les événements et la foi, J.E. avait donné toutes les armes à ses adversaires. S’il était plus nuancé qu’on ne l’a dit sur le rôle messianique du prolétariat, le texte de Montuclard avait affirmé jusqu’à la caricature la fameuse « liaison organique » entre le parti communiste et la classe ouvrière. Les plus anciens membres de J.E. y virent, dès cette époque, l’aboutissement d’une dérive ouvriériste regrettable.

La notion de « dérive » n’appartient pas à l’outillage de l’historien, qui se bornera à constater une évolution dans la pensée. Evolution indissociable du climat d’une époque manichéenne qui pousse aux simplifications abusives ; évolution indissociable aussi de la radicalisation du discours entraînée par l’irréductibilité des positions antagoniques. Car ce que nous avons décrit dans l’affrontement de 1952-1953, c’est un vrai dialogue de sourds, le choc de deux positions irréconciliables. Là où J.E. se plaint d’avoir été condamnée sans même avoir été entendue, les évêques mettent en avant la patience et le talent d’écoute dont ils ont fait preuve... Là où J.E. se considère sévèrement sanctionnée, la hiérarchie ne voit qu’un rappel aux règles élémentaires de l’obéissance. Mais bien sûr c’est sur le plan doctrinal que l’opposition est la plus forte, comme en témoignent les échanges entre les dirigeants de J.E. et Mgr Guerry. Pour Montuclard, le communisme portait un double défi, qu’il était impensable, dans les circonstances de l’époque, de chercher à éluder. Défi philosophique, d’abord, le marxisme proposant une analyse économique et une interprétation des phénomènes sociaux qu’il juge pertinentes et qu’il s’agit d’assimiler dans une perspective chrétienne, comme saint Thomas d’Aquin l’a fait avec la pensée aristotélicienne. C’est ce qui transparaît clairement dans ces lignes de Montuclard : « ‘Il y a dans le marxisme les éléments d’une véritable science de l’économie et peut-être de la société. Il appartient aux théologiens thomistes (mieux préparés que quiconque, me semble-t-il à ce travail) de préparer prudemment l’intégration de cette science dans la ’ ‘philosophia christiana’ ‘.’  » 941

Mais le communisme est aussi – et, peut-être, surtout - un défi à la foi des chrétiens. Le rayonnement des militants communistes, leur dévouement à la cause des ouvriers, leur disponibilité et leur générosité dans la défense de leur idéal ne cessent de fasciner et d’interroger les dirigeants de Jeunesse de l’Eglise. En eux ils voient vivre les trois vertus théologales, mieux que chez bien de leurs coreligionnaires. Ils ne sont pas loin de penser qu’en un certain sens, « ‘l’athéisme est la forme moderne de la religion’ ».942 Et sans cesse leur revient en mémoire cette remarque d’un militant communiste : ‘« Si votre foi et votre Dieu étaient vraiment ce que vous dites, alors cette affaire-là devrait prendre toute votre vie!’ » En cela, l’athéisme marxiste est vraiment un défi posé aux chrétiens, il est en quelque sorte la condition de la foi.

Toutefois, la rencontre du mouvement ouvrier s’est faite avant tout par une démarche théologique. Elle découle de l’affirmation fondamentale de la présence de Jésus-Christ dans l’Histoire et de l’idée qu’il faut comprendre l’Histoire si l’on veut comprendre la parole de Dieu. Mais J.E. récuse la possibilité d’un sens immédiatement déductible du sens de l’histoire, qui s’opérerait à partir du christianisme. Car Jésus-Christ est présent, mais caché. Dès lors, il y a deux manières d’accéder à cette présence : par l’expérience mystique ou par la participation active à l’histoire en train de se faire. C’est là l’option retenue par J.E. C’est en ce sens que Montuclard voit dans l’action militante la réalisation effective de l’acte de croire. Jean-Jacques Kirkyacharian a donc doublement raison d’écrire : « ‘Le christianisme que professait Montuclard’ ‘ et qui faisait l’orientation propre du mouvement « Jeunesse de l’Eglise » était une méditation de la présence, dans tous les aspects pratiques et théoriques de cette idée.’ »943

Encore faut-il préciser que, si la foi est ramenée dans le champ de l’immanence, toute tentation de confusionnisme est vigoureusement rejetée. La stricte séparation des domaines de la foi et de l’action doit préserver de la tentation de la « civilisation chrétienne » comme de l’instrumentalisation du christianisme par les chrétiens dans leurs combats idéologiques. La vigueur des choix en faveur du parti communiste faits par de nombreux militants de J.E. a pu masquer la force de ce message qui ne sera pas trahi : on peut très bien participer aux organisations de luttes pour la défense de la cause ouvrière et de la paix, voire adhérer au parti communiste – car si l’on a fait ce choix, il faut l’assumer à fond – sans rien abdiquer sur le terrain de la foi !

Ni rendre les armes sur le front de la réforme religieuse. C’est là que la doctrine de Jeunesse de l’Eglise s’écarte des autres mouvements de la tendance progressiste, même si, pour les militants de base, toutes ces officines participaient du même combat. Pour Montuclard et ses amis, il ne s’agit pas de recruter des troupes chrétiennes pour favoriser le succès de la lutte conduite par le parti communiste ou faire en sorte que la sensibilité chrétienne soit représentée au moment du Grand Soir, il s’agit de permettre aux militants chrétiens engagés dans cette lutte de ne pas désespérer de leur Eglise et de trouver des raisons positives de lui garder leur pleine adhésion. Ce qui signifie que l’engagement aboutit à transformer les formes de la religiosité, comme l’écrit en janvier 1953 l’équipe de Jeunesse de l’Eglise : « ‘Comment vivre la Foi et l’Eglise dès lors que l’engagement parmi les non-chrétiens – et plus particulièrement avec le prolétariat conscient – nous a amené à faire une révision sérieuse de nos habitudes chrétiennes ?’ »944

Le christianisme demeure l’alpha et l’oméga. Pour ceux des chrétiens progressistes qui sauteront le pas, le salut de l’Eglise ne peut pas se trouver dans l’Eglise, elle ne peut secréter en elle-même les forces de sa propre transformation. C’est à l’Histoire de remplir ce rôle. Pour Montuclard, les choses sont plus nuancées. En campant la double médiation de l’Eglise et de l’Histoire, il intègre cette dernière dans le plan divin pour le salut de l’humanité. L’Histoire est le lieu de la révélation de l’humanité, mais l’Eglise est, pour l’Histoire, sa propre révélation. « ‘Chez le clerc Montuclard’ ‘, c’est l’Eglise dans son devenir catholique à la fin qui est la conscience de soi de l’Histoire et le procès de son accomplissement. ’»945

On pourra encore s’interroger sur le sens des mots. De quelle Eglise s’agit-il dans l’esprit de Montuclard ? Si l’Eglise comme communauté vivante, comme Corps mystique du Christ reste dépositaire de la présence divine, l’Eglise-institution n’est-elle pas condamnable, qui, par ses choix idéologiques et ses compromissions avec les pouvoirs temporels, trahit sa mission apostolique auprès des hommes ? Montuclard, dans ses dernières réflexions, a bien théorisé cette opposition entre « l’institution instituée » fossilisée dans son discours orthodoxe et « l’institution instituante », porteuse d’une dynamique et d’un projet. Pourtant, là encore, on ne peut se satisfaire d’une approche simplifiée. La meilleure preuve en est la recherche permanente de l’imprimatur pour les écrits de J.E., souci qui ne peut se réduire à la peur des sanctions et à la crainte de la condamnation. Plus qu’une caution, c’est un engagement de l’institution ecclésiale vis-à-vis de ses écrits que souhaite obtenir ainsi Montuclard, afin de peser dans le dialogue avec les incroyants : « ‘Si j’étais incroyant, et qu’il me plaise de juger du christianisme en connaissance de cause, je ne voudrais, me semble-t-il, que des chrétiens qui ont fait leurs preuves et qui me parlerait avec l’imprimatur de leur Eglise’ ». Montuclard n’a que faire d’être un franc-tireur : il veut « compromettre » le magistère dans sa recherche, car lui seul lui confère une légitimité.

On comprend dès lors que l’opposition entre le dominicain et la hiérarchie de l’Eglise se double d’un terrible malentendu : tandis que ses supérieurs pensaient réduire un rebelle et un schismatique, Montuclard se voyait comme un garde-fou et un recours, profondément animé du désir de conserver ou de ramener au sein de l’Eglise des militants dont il entrevoyait les possibles dérives, soumise qu’était leur foi à toutes les rigueurs du contact avec l’athéisme. Il ressent incompréhension et désolation face aux mesures qui le frappent parce qu’elles signifient, aux yeux des chrétiens engagés dans le combat social, la condamnation de la double fidélité à l’Eglise et à la classe ouvrière.

Cela dit, cette présentation du débat comme celle d’un choc frontal est encore réductrice, influencée par la conclusion tragique du scénario et par la mémoire blessée des acteurs. Nous avons voulu montrer toute la diversité des mouvements étiquetés progressistes et l’originalité de la partition jouée en leur sein par Jeunesse de l’Eglise, même si ces particularités sont surtout sensibles au niveau des états-majors et de la doctrine. Mais du côté des gardiens de l’orthodoxie, les positions ne forment pas davantage un bloc. Aussi, à l’image souvent évoquée d’un » match de ping-pong » entre des congrégations romaines conservatrices effrayées par la furia francese et des théologiens animés par un tenace complexe anti-romain, nous préférerons, pour filer la métaphore sportive, celle d’une partie de billard à trois bandes : tandis que Rome s’inquiète de plus en plus des turbulences venues de France, mais se garde de frapper directement, l’épiscopat français, pris entre le marteau et l’enclume, cherche à sauver l’essentiel – à ses yeux les prêtres-ouvriers – en éradiquant les éléments jugés les plus néfastes. Mais, là aussi, bien des sensibilités s’expriment : rien qu’entre les trois cardinaux français placés en première ligne – sans parler de l’ensemble des évêques...- on passe de la Realpolitik d’un Feltin à l’impénitente volonté de conciliation d’un Gerlier. Et que dire du jeu compliqué mené à Rome, entre le Saint-Office et la Curie générale des dominicains, par le père Suarez ?

En définitive, ce qui apparaît le plus clair, c’est la logique irrépressible de la condamnation. A partir des premiers heurts, elle semble inscrite de manière inéluctable au terme d’un processus qui, de durcissements en incompréhensions, conduit à la rupture. C’est qu’avec Jeunesse de l’Eglise, la hiérarchie pensait avoir débusqué l’école de pensée du progressisme en France et pour elle, la tentation était grande de condamner un mouvement qui ne comptait que quelques centaines de membres, mais dont l’influence semblait se retrouver partout. Nous pensons avoir montré qu’au bout du compte, Montuclard et ses amis ont endossé plus que ce dont ils étaient directement comptables. Mais en produisant une oeuvre publique et en se targuant de la caution longtemps obtenue de l’Ordre dominicain et des autorités épiscopales, ils avançaient à découvert et attiraient les foudres.

Pourtant, en ce qui concerne les deux griefs fondamentaux formulés contre Jeunesse de l’Eglise – imprégnation marxiste et suspension de l’apostolat – Montuclard s’est expliqué abondamment au moment de la crise. Peut-on parler d’imprégnation marxiste parce que la collaboration avec les communistes est préconisée sur le plan politique ? C’est d’une part faire preuve d’une confusion des plans temporel et spirituel et de l’incapacité de penser de manière distincte la présence religieuse de l’Eglise au coeur des sociétés humaines et son intervention dans les affaires du monde. C’est d’autre part reconnaître implicitement que l’Eglise a lié totalement son destin à la société libérale et bourgeoise, au point de voir dans l’émergence possible d’un nouveau modèle de société une menace pour sa propre existence. Sans parler du scandale que représente cette alliance avec une idéologie – le libéralisme - qui proclame des valeurs diamétralement opposées à celles du christianisme. Cette critique ne se fonde que sur une erreur de perspective : A-t-on reproché à Saint Rémi un « confusionnisme barbare » lorsqu’il a baptisé Clovis ? Ce « temps de Saint Rémi » qu’évoque un numéro de La Quinzaine, le voici revenu. L’Eglise doit être capable de se désolidariser d’avec un monde qui croule pour accueillir en son sein les forces vives de l’humanité.

Quant au soupçon de prôner une suspension de l’apostolat en milieu ouvrier jusqu’à la libération de celui-ci par la révolution socialiste, Montuclard l’a rejeté par une argumentation que l’on peut ramener à ces quatre arguments :

Reste donc à aborder le progressisme de Jeunesse de l’Eglise. Le concept, forgé à l’époque même des faits et dans une logique polémique, voulait désigner l’ensemble des chrétiens qui souhaitaient la victoire politique du parti communiste et désiraient l’engagement d’un grand nombre de chrétiens à ses côtés. Emile Poulat et Yvon Tranvouez ont insisté sur l’hétérogénéité d’un tel regroupement, tout en montrant qu’il recouvre bien une réalité, qui se donne à voir notamment dans le soutien à l’appel de Stockholm ou dans la défense des prêtres-ouvriers. Si, pour certains mouvements, le degré de leur progressisme a pu faire débat, le cas de Jeunesse de l’Eglise a pour lui d’être limpide et de n’avoir jamais été discuté : c’est le parangon du progressisme. Pourtant, l’étiquette ne doit pas favoriser une simplification abusive. D’abord parce que le progressisme de J.E., issu d’une préoccupation missionnaire primordiale, est basé sur une démarche originale de rénovation religieuse, ce dont l’expression de « progressisme théologique » rend, bien qu’imparfaitement, assez fidèlement compte. D’autre part, parce qu’elle pourrait conduire à perdre de vue qu’à côté d’engagements conjoncturels déroutants qui l’ont privée, en France du moins, de postérité, Jeunesse de l’Eglise a élaboré une théologie de l’action basée sur une dialectique délicate entre une foi ressourcée et l’action temporelle pleinement assumée, et qui a encore quelque chose à dire pour les temps qui viennent. Autrement dit, l’essentiel n’est pas de rameuter des soutanes sur les estrades du parti ou de collecter des déclarations d’évêques favorables aux idées progressistes, c’est de réaliser au sein de l’Eglise un aggiornamento pour mettre celle-ci en accord avec son temps, pour la réconcilier avec le monde. Comme l’écrit Yvon Tranvouez : « ‘Il faut bien mesurer la révolution que cela représente pour la mentalité catholique : au lieu de penser le monde moderne à la lumière du christianisme – ce qui est la logique du catholicisme intégral jusque dans ses versions les plus à gauche – on entreprend de repenser le christianisme dans le cadre de la modernité. ’» 947

En définitive, Montuclard fut vraiment un révolutionnaire, mais plus encore dans son approche théologique que dans sa démarche politique. De fait, ses prises de position dans le champ politique découlent en partie de sa réflexion religieuse : si la foi est délivrée de ses conditionnements sociologiques et de ses pesanteurs moralisatrices, elle peut cohabiter avec n’importe quelle idéologie dont le but est l’amélioration du sort de l’humanité. En prônant la reconnaissance de la liberté du chrétien dans ses engagements temporels, en appelant de ses voeux l’aggiornamento d’une Eglise « servante et pauvre » face au monde, Jeunesse de l’Eglise a participé de cet élan réformateur qui aboutit à Vatican II. Mais la condamnation que lui valurent tant son radicalisme que ses compromissions avec le mouvement communiste l’empêcha d’y prendre toute sa part. C’est sans doute aussi ce flirt poussé – et trop daté – avec l’idéologie marxiste-léniniste qui la priva d’une réelle postérité. S’il arrive à des adeptes latino-américains de la théologie de la libération de s’en réclamer – « Vous êtes nos grands-pères ! » a pu dire l’un d’eux à François Le Guay –, on peut s’étonner de ce que la recherche de JE ne soit jamais mentionnée dans la genèse du ralliement d’une partie des catholiques français à la gauche dans la seconde moitié du XXème siècle. Or, cela ne doit pas surprendre. Ce phénomène – la fameuse « deuxième gauche », pour faire court – puise ses racines bien plus dans la prise de conscience politique des militants jécistes durant la guerre d’Algérie et dans les luttes syndicales ou tiers-mondistes que dans les constructions théologiques de groupes comme Jeunesse de l’Eglise. Et c’est un parti socialiste rénové, qui, après Epinay, saura rafler la mise. A l’époque de J.E., un tel rapprochement était impossible avec la vieille S.F.I.O. empêtrée dans ses contradictions et ses reniements. A gauche, le seul partenaire possible, dans une démarche de réalisme politique, était alors le parti communiste. Mais un tel choix ne pouvait que broyer ceux qui avaient opté pour lui.

Notes
941.

Lettre du père Montuclard à Mgr Fauvel, évêque de Quimper.

942.

Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, page 198.

943.

Jean-Jacques Kirkyacharian, « Maurice Montuclard et l’histoire ou une herméneutique de la présence et de l’action », L’instituant, les savoirs et les orthodoxies, Actes du colloque en souvenir de Maurice Montuclard, Aix-en-Provence, 1991, page 36.

944.

Bulletin de liaison, n°19

945.

Yann Moulier-Boutang,, Louis Althusser ....., page 299.

946.

Mgr Pinson, évêque de Saint-Flour, cité par Maurice Montuclard, Bulletin de liaison, n°20 mars-avril 1953.

947.

Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes, op. cit. , page 183