1.2 - Modèles de Sociologie criminelle

C'est Szabo qui résume l'objet de la criminologie sociologique dont le point de départ de la réflexion est selon lui la société qui produit aussi bien l'homme que l'incitation qu'éprouve celui-ci à poser des actes déviants ou délinquants (Szabo, 1980, 27). Concrètement, sont étudiés les éléments dont le dysfonctionnement défectueux peut résulter une conduite déviante ou délinquante : incidences criminogènes de l'industrialisation, de l'urbanisation, des migrations, mécanismes du contrôle social au sein de la famille, de l'école, du quartier, du milieu du travail (Szabo, 1980, 27). Dans une autre étude, Szabo précise davantage que c'est à partir de l'analyse de la normalité sociale, c'est-à-dire de la genèse de nouvelles normes fondatrices de comportements, qu'il s'agit de cerner les sources sociales de la déviance, de la marginalité et de la délinquance (Szabo, 1991a, 248). Dans le tableau synoptique des perspectives sociologiques dressé par Selosse (1981, 17), la délinquance se présente comme une réalité sociale dont l'amplitude s'affirme dans toute situation de déséquilibre, qu'elle soit de nature écologique, socio-culturelle ou conflictuelle. Selosse (op. cit.) montre que c'est surtout la sociologie urbaine et l'école de Chicago avec Shaw et Mc Kay qui ont montré que les seuils de délinquance variaient sensiblement selon les aires résidentielles et que les taux des comportements criminels dépendraient de certaines variables écologiques : les plus élevés s'enregistrent dans les zones de bidonvilles constituant des ghettos où la discrimination sociale pour raisons économiques et ethniques est la plus forte. Les résultats ont été confirmés en France par M.-J. Chombart de Lauwe, Peyre, Stancius, Leauté. La sectorisation fonctionnelle des espaces urbains (espaces de résidence, de production, de consommation, de loisirs...) créant des zones discontinues et contrastées, à la densité d'occupation variable, impose des styles de vie dénaturée contre lesquels la jeunesse s'insurge en conquérant et occupant des territoires de regroupements et d'expressions spécifiques. En bref, il existe une distribution spatiale de la délinquance (Selosse, 1981).

Pour M.-J. Chombart de Lauwe, les délinquants proviennent des quartiers caractérisés par des logements anciens et suroccupés, où les niveaux socio-économiques sont bas, la proportion des chômeurs élevée (1967, 67). Dans une autre étude, l'auteur a énuméré un certain nombre de besoins conjoncturels des enfants de 7 à 13 ans. Leurs actes de violence et de transgression des règles sociales sont le signe d'un échec de leur socialisation, le refus de normes qui ne répondent pas à leurs désirs et besoins (Chombart de Lauwe, 1983, 18).

A l'aspect écologique de l'anomie répond la diversité culturelle dont la problématique s'organise autour du conflit de cultures lié à l'existence de mini-sociétés et de sous-cultures antagonistes. La délinquance est alors considérée comme un produit de la cassure des mécanismes spontanés de la régulation sociale qui s'observe surtout dans le tissu interstitiel ou transitoire des agglomérations urbaines où se manifestent les contrastes et les systèmes d'inégalité sociale. Body-Gendrot (197, 24) évoque les conditions de vie de minorités captives de zones urbaines ghettoisées et Deschamps (1996, 16) met l'accent sur l'inadaptation des dispositifs d'accès au travail. Chez Vander Straeten et Van der Noot, le centre urbain, en développant une organisation ressentie comme injuste par les plus démunis engendre sa propre délinquance (1997, 708). La théorie qui relie la délinquance à l'existence de sous-cultures s'inspire des travaux de Sellin. Elle considère que la délinquance dépend de la non-intégration des diverses parties de la société, que les sujets sont socialisés mais leurs milieux d'appartenance et de référence constituent des ferments de contre-culture face à la société globale et à son pouvoir centralisateur qui tend à s'imposer uniformément de façon autoritaire. La délinquance deviendrait alors un défi lancé par un groupe social, à un autre comme une conséquence de conflits d'intérêts irréductibles. Compte tenu des inégalités sociales, l'appartenance à une classe sociale défavorisée apparaît comme un facteur de déviance car la socialisation dispensée dans son contexte s'écarte des standards de la société globale. Dans cette perspective anomique de diversité culturelle, référons-nous à Sutherland et Cressey, Cloward et Ohlin (Selosse, 1981). Les premiers considèrent la délinquance comme l'expression de l'organisation sociale, le résultat d'un excès de sollicitations d'associations favorables à la violation de la loi dans un champ de forces antagonistes. Un sujet aura d'autant plus de risques de s'engager dans la délinquance qu'il sera exposé plus longtemps à des sollicitations l'encourageant à violer la loi. Quant à Cloward et Ohlin, la délinquance est liée aux «structures d'opportunités sociales» des milieux urbains. Les deux auteurs considèrent que l'accès aux buts proposés par la société dépend des ressources sociales légitimes ou illégitimes telles que les structures les suggèrent : la délinquance paraît une conduite adaptée dans certains milieux aux opportunités locales. Trois types de délinquance illustrent cette théorie de l'anomie : le crime organisé, l'opposition et le retrait.

Dans le cas du crime organisé, la répression policière et judiciaire comme moyen préventif et thérapeutique renforce paradoxalement le modèle déviant alors que le contrôle social illégitime (loi du milieu) entretient les valeurs criminelles. Concernant le second type de délinquance, les activités d'opposition se développent dans des contextes mal intégrés où l'accès aux structures d'opportunité est limité. Les obstacles rencontrés pour satisfaire, de manière aussi bien conventionnelle que criminelle, les objectifs escomptés conduisent à l'hostilité, aux violences, aux vandalismes (Vander Straeten ; Van der Noot, 1997, 309).

Dans le troisième type de délinquance (délinquance-retrait), l'évasion dans l'alcool, la drogue, le sexe, caractérise les milieux relativement intégrés où les occasions de satisfaire aux aspirations par des moyens légitimes ou illégitimes sont soit rares, soit difficiles d'accès, soit sans bénéfice particulier.

Floro (1996, 102) note aussi que la notion d'anomie renvoyant à une absence de règles sociales dans un groupe conduit à une délinquance anomique. Toutes ces théories de l'anomie mettent l'accent sur les effets de la désorganisation sociale associés aux déséquilibres et aux inégalités. Elles illustrent les conditions qui font obstacle aux aspirations des individus, mais également aux perturbations de la transmission du système normatif. De ce point de vue, la délinquance, d'une manière générale et par rapport à ces théories, est associée aux difficultés de classe, de race, d'origine, de scolarisation, d'emploi et de ressources. Les handicaps socio-économiques ne permettent pas d'utiliser les voies «légitimes» pour réussir, le recours à des moyens «illégaux» s'avère alors inévitable. Il existerait en définitive un rapport fonctionnel entre la délinquance et la reproduction de l'ordre social (Selosse, 1981, 19 ; Vander Straeten ; Van der Noot, 1997, 300). Mieux, l'enfant étant le reflet de sa société, la délinquance constitue une «reproduction sociale» (Guy, 1985, 40). Mais malgré cet adage populaire selon lequel chaque société a la criminalité qu'elle mérite, Schüler-Springorum (1983, 41) note l'importance des facteurs «unificateurs» typiques des temps «modernes» urbanisation, économies nationales tributaires d'intérêts multinationaux, communication mondiale par les moyens de masse, etc. (...) dont l'impact sur la «socialisation» de la jeune génération est «formidable». Le modèle d'explication développé est le modèle transnational c'est-à-dire le modèle typique de nombreuses sociétés modernes. Cependant concernant les Etats africains, nous n'appréhendons pas encore comment la «motorisation» par exemple pourrait expliquer la criminalité juvénile. Par ailleurs, les sociétés modernes dans leur composante démographique ne sont pas si homogènes qu'on le pense. Partant des théories exogènes de l'analyse de la délinquance en termes de classes sociales, Dubet (1987a, 270-276) souligne en termes d'hypothèse que s'il existe une conscience de classe ouvrière, la délinquance des jeunes reste limitée à l'expression d'une sous-culture et à celle de frustrations ; lorsque cette conscience est absente et que la domination vécue n'a pas de sens, les jeunes sont remplis d'une «rage» qui déborde très largement les autres niveaux de l'action qui fait de la délinquance une conduite de classe «dangereuse».

La démarcation opérée par l'auteur avec les conceptions de la classe comme communauté, de la classe comme statut et opportunité de mobilité dans les rapports avec la délinquance et l'appropriation de la classe comme acteur et comme conscience de classe pour expliquer la délinquance constitue une autre voie d'exploration du phénomène. Cependant on peut se demander si les groupes délinquants ont toujours une conscience de classe même si on remplaçait les «blousons noirs» par les loubards.

Notons que dans une autre étude, Dubet (1987 b) utilise le terme de "galère" comme univers des adolescents et montre que la délinquance est une "réponse à l'exclusion". Pour Dinitz (1982, 296-298) l'accroissement de la criminalité parmi les jeunes et les adolescents de nombreux pays de l'Asie et de l'Afrique peut être attribué dans une large mesure au déclin de l'autorité de la famille et du voisinage aussi bien qu'à l'accroissement de la complexité sociale de la vie urbaine.

Avec Nadjafi, (1982, 301) le problème de la jeunesse apparaît de la façon la plus visible dans les écoles publiques. Entre la violence commise dans les écoles et la destruction de celles-ci, le problème de la délinquance, tout au moins aux Etats-Unis, focalise la frustration et le mécontentement des jeunes qui n'ont pas une bonne idée de soi, ont des antécédents d'échecs, se trouvent au sein d'une famille désorganisée et ne se heurtent qu'à peu de contraintes : les écoles ne sont pas les seuls lieux à offrir des occasions. Le comportement délinquant le plus stupéfiant se rencontre dans les grands ensembles réservés aux populations (Nadjafi, 1982, 301) à revenu faible et moyen des grandes villes.

Une récente étude établit un rapport entre l'audition de musique «heavy metal» ou le fait de préférer cette musique et la déviance chez l'adolescent (Alarie, Broche, 1996, 301). Cette étude confirme les résultats des travaux de Martin, Clarke, Pearce (1993) et de Arnett (1992), travaux démontrant respectivement qu'il existe des associations significatives entre une préférence pour ce rock (métal et les pensées suicidaires, l'automutilation, la délinquance, l'usage de drogue, etc. d'une part et entre la consommation de drogues, les vols à l'étalage et le vandalisme d'autre part.

Cependant l'étude de Alarie et Brochu aboutit à une conclusion plus prudente. Il faudrait plutôt mettre l'accent sur l'interaction ou le renforcement mutuel entre le processus de marginalisation et les comportements déviants de certains adolescents ce d'autant plus que leur apparence ne leur permet pas de passer inaperçus (1996, 308). Enfin référons-nous aux travaux de Leomant et Sotteau-Leomant (1992 ; 1993) qui posent le problème en termes de précarité, de vulnérabilité, d'anomie de faiblesse des acquis scolaires, d'expériences non valorisantes de «petits boulots», de situation de mobilité culturelle et identitaire. Leomant et al. (1995, 112) par rapport à la famille optent pour le concept de constellations familiales avec existence de processus de précarisation à plusieurs niveaux qui se reflètent dans des pathologies, des ruptures, des mouvances, des morcellements.

Cette interprétation de la sociologie criminelle se réfère à un modèle consensuel de la société qui considère que celle-ci repose sur une certaine conception de la communauté, et, pour lequel, le délinquant se place lui-même, par son infraction, hors la loi. Le système pénal n'est pas mis en question. Dans ce modèle, l'ordre social est un fait établi, considéré comme résultant de la socialisation, fonction de l'intériorisation des règles et du consensus relatifs au «comportement légitime» (Selosse, op. cit.).

A ce modèle consensuel s'oppose le modèle conflictuel. Les sociologues du conflit (Dahrendorf, Chambliss, Phillipson) considèrent que les inégalités sociales invitent à une fonction critique des rapports entre les hommes et leur environnement social, culturel, économique et politique. La délinquance est alors étudiée comme une mise en question des objectifs, des moyens, des organisations, des stratifications sociales, qui ouvre la voie à de nouvelles problématiques concernant les inégalités de traitement et les discriminations qui découlent de l'organisation des Etats et de l'exercice de leur pouvoir. Le fonctionnement de l'appareil de la justice entre ainsi dans le champ d'étude de la criminologie radicale (critique ou néo-marxiste) (Selosse, op. cit., 20 ; Gassin, 1990).

L'intérêt des travaux sociologiques est de montrer la responsabilité du corps social dans la production du phénomène et d'interdire au moins en théorie, le mépris, la culpabilisation de l'enfant et/ou de sa famille et le rejet de l'enfant - considéré comme un monstre biologique - de la communauté humaine. ces travaux montrent aussi le caractère idéologique et non scientifique de l'image de la population qui représente la délinquance infantile et les petits délinquants comme un cancer sur un corps social sain ; ils enseignent au contraire que chaque société a les délinquants qu'elle mérite.

Le groupe social engendre la déviance. Partant, il n'y a pas de criminels en soi, mais des individus étiquetés comme tels, dont le comportement déviant est renforcé par la stigmatisation (Cario, 1991, 143, 1996). Avec Picca (1994, 146), La criminalité actuelle est influencée par des facteurs d'ordre sociologiques à travers un accroissement considérable de la mobilité et de la circulation des personnes et des biens et un mouvement irrésistible de concentration urbaine. De ce point de vue, elle est un sous-produit du fonctionnement social (Picca, 1994, 152) où certains comportements parce qu'ils sont banalisés par les médias émergent chez les adolescents à travers le mécanisme de l'incitation (Sévery, 1994, 225).

Les travaux de sociologie criminelle malgré leur pertinence sous évaluent les aspects individuel et micro-social ; or nous savons que même si l'individu est déterminé par le monde environnemental, son économie affective reste elle aussi déterminante car c'est l'individu lui-même qui confère une signification à l'environnement. Par ailleurs la surpopulation, l'exploitation des parents-travailleurs, le chômage de ceux-ci, leurs mauvaises conditions de vie passent toujours par l'intermédiaire du psychologique : abandon de la mère, rejet de l'enfant, rupture conjugale, dévalorisation du père etc.

La recherche des facteurs lointains ou macro-criminologiques présente donc des limites malgré leur portée. C'est sur ce terrain de la prépondérance de l'individualité que psychologues et psychanalystes vont élaborer des théories du comportement délinquant.