1.3 - Modèles de Psychologie criminelle

Du point de vue épistémologique, selon Pinatel (1983, 52) c'est dans la période qui va de la fin de la guerre à 1934, que la criminologie prend sa véritable dimension, grâce aux découvertes de Freud. En 1934, avec la création de la Société Internationale de Criminologie, commence une période d'ajustement et de synthèse, dominée par les travaux du IIe Congrès International de Criminologie (Paris, 1950) avec le «triomphe» de De Greeff. Grâce à lui, il fut acquis qu'il convenait de saisir les interactions des facteurs criminogènes et de les rattacher au vécu du sujet. C'est autour du concept de personnalité que la clinique s'organisa et réalisa la synthèse criminologique. «Du point de vue étiologique, certains concluent à l'origine génétique de la personnalité criminelle, ce qui conduirait à condamner à l'avance toute tentative, mais, en l'état actuel, il n'existe pas de preuve biologique en faveur de cette assertion. Tant qu'elle ne sera pas apportée, il faut s'en tenir à une position éclectique tenant compte de l'action et de l'interaction des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux dans la formation de la personnalité criminelle. Ce qui importe,, c'est de se situer dans une perspective dynamique et d'étudier les différentes étapes de cette formation à travers le vécu du sujet» (Pinatel, 1991, 263). La prise en compte du vécu du sujet constituerait donc la préoccupation essentielle des modèles psychologiques. Ces modèles s'inscrivent dans des perspectives de régulation et de socialisation. Par rapport à celles-ci, l'homme ne naît pas social, il le devient. Si la socialisation est le processus par lequel les individus apprennent et intériorisent les règles, normes et valeurs qui sous-tendent l'ordre social et si la délinquance peut être considérée comme mettant en cause cet ordre, alors socialisation, déviance et organisation sociale sont en étroite interdépendance, et la délinquance exprimerait une faille dans la socialisation. Comme le définit Lagache, (Selosse, op. cit.) le développement individuel est une socialisation par intériorisation des relations intersubjectives et l'identification. Ce qui paraît central dans la socialisation, c'est que l'être humain ressente et sache qu'il signifie quelque chose pour les autres. Mais autrui peut être rassurant ou persécutoire et les référents privilégiés, soit comme supports d'Identification, soit par leur fonction, statut et rôle sécurisants ; ou encore une estimation négative est susceptible d'entraîner un processus de dévalorisation des sujets jeunes. D'où l'attention portée sur les premières relations avec autrui qui jouent toujours dans la vie d'un individu, comme le dit Freud, «le rôle d'un objet, d'un modèle, d'un associé ou d'un adversaire» (Selosse, op. cit.). La famille constitue un objet relationnel privilégié. La façon dont l'enfant a été accueilli, l'atmosphère et le climat familial, la discipline, conditionnent sa manière d'être au monde. De nombreux travaux ont insisté sur l'influence des premières relations objectales et les effets néfastes des carences maternelles précoces. Ces travaux ont dégagé également l'importance pathogène de l'alternance de frustrations et de satisfactions des pulsions dans la première enfance, considérée comme responsable d'un caractère dissocial ou d'une tendance dissociale (Selosse, op. cit.). Dans ce sens note Aichhorn (Freud, A, 1996, 272), Les perturbations et les ruptures de la première relation parent-enfant sont pathogènes et favorisent la délinquance car empêchant l'enfant de renoncer au principe de plaisir.

Pour comprendre un acte, il faut l'analyser en profondeur ; ainsi selon Freud, chaque sujet très tôt assume un double apprentissage : l'adaptation aux besoins grâce au moi et l'apprentissage des règles et impératifs sociaux grâce au surmoi ou über-ich ; c'est la défaillance du sur-moi qui conduit directement à la délinquance, les pulsions s'exerçant alors sans frein (Castellan, 1977, 136). Mazerol (1977, 277-283) a proposé une répartition des criminels en trois grands groupes :

Certains auteurs envisagent l'histoire de la personnalité inadaptée psychosociale et observent de sérieux déficits psychologiques chez les adolescents (Héraut, 1991, 217). Une autre tendance a mis en rapport des aspects de la personnalité et le comportement délinquant. Au centre de la personnalité, ceci, étant en fait son élément le plus important, se retrouve une certaine insensibilité structurale présente au sein du psychotisme. Le plan structural est complété par un mauvais ajustement social, ce qui laisse percevoir un sujet au prise avec une conception de soi plutôt négative et un certain manque d'inhibition. En ce qui a trait au plan psycho-relationnel, il est surtout constaté une conscience de l'autre déficitaire, ce qui annonce un manque de recul vis-à-vis de l'implication de ses propres actes (l'anxiété sociale est faible). Finalement, au plan psycho-affectif, il est notable de voir que l'affect est teinté d'agressivité. Il est aussi plus tendu puisqu'il est au prise avec des sentiments d'agressivité d'une part et de vulnérabilité d'autre part, étant donné qu'il a de la difficulté à contrôler cette agressivité qui l'anime. L'extraversion s'associe assez fortement à la délinquance criminelle (Côté et Leblanc, 1983, 270-271). En définitive, au regard du cadre théorique, la dimension psycho-sociale (Lamontagne et Lacerte-Lamontage, 1993, 318), en ses éléments structuraux, paraît centrale quant à la prédiction d'actes délinquants d'ordre criminel avec prédominance du psychotisme.

Selon une étude (Algan, 1980, 573) sur des adolescentes socialement inadaptées, le sentiment de valeur personnelle est plus faible chez les inadaptées ; elles se dévalorisent davantage, ont plus souvent une image négative d'elles-mêmes. Elles éprouvent également souvent des sentiments de culpabilité, expriment davantage un sentiment de rejet par la société. Ces données sont importantes. Il reste cependant à mettre en rapport cette image de soi négative des adolescentes socialement inadaptées et l'environnement familial qui à notre sens, n'est pas neutre dans la représentation de soi négative. C'est dans cette perspective qu'il faut situer les travaux qui privilégient le rôle de l'environnement (familial) dans la problématique des adolescents socialement inadaptés.

Adler (1982, 21) attribue comme facteur d'expression d'un vol, une affection perdue, celle de la mère instrument d'acquisition du sentiment social. Cesbron (1980, 310) dans cette perspective compare les enfants abandonnés (sans amour) aux «chiens perdus sans collier» ayant besoin d'amour.

Dans une autre étude, Zeiller (1987, 76), a observé au niveau des facteurs explicatifs, non seulement les dissociations familiales mais surtout les difficultés d'aide psychologique liées à la personnalité de la mère qui semble plus «fréquemment possessive et envahissante, souvent séductrice. Ainsi les relations mère-fils sont-elles marquées par une érotisation avec une culpabilité Œdipienne». Cette explication nous semble insuffisante.

Si l'attitude maternelle s'avère ici déterminante (Giret, 1991, 61) nous pouvons nous demander si c'est seulement l'absence d'amour ou le rejet de l'enfant par la mère qui est responsable des inadaptations sociales et non l'absence du père dans une relation qui aurait due être triangulaire et non seulement spéculaire, si les conduites prennent une expression quasi symboliques (Mâle, 1980, 177).

Selon Mâle, chez le Pré-délinquant le vol est souvent compensateur de frustrations réelles subies ; chez le délinquant réactionnel, il s'agit d'une situation instinctive insuffisamment élaborée et fixée au stade sado-masochique ou d'un repli névrotique devant la situation œdipienne ; chez le délinquant névrotique, les délits appartiennent à l'organisation névrotique de l'adolescence. Chez le délinquant vrai, il s'agit tantôt des jeunes agressifs qui s'opposent aux tentatives de récupération, organisant leurs conduites caractérielles avec une haine féroce de l'autorité et une tendance à la cruauté et à la destruction des biens et des personnes (Mâle, op. cit.). Dans tous les cas selon toujours Mâle «la plupart des cas sérieux nous apparaissent liés, en dehors des facteurs héréditaires, aux échecs de la relation avec la mère dans les deux ou trois premières années de la vie» (Mâle, 1984, 243). Nous revenons toujours à la problématique maternelle qui semble déterminante chez les auteurs occidentaux, problématique qui s'inscrit dans le cadre général de l'explication des conduites névrotiques c'est-à-dire dans le recours aux difficultés vécues lors des premières années de l'existence (Lemay, 1973, 453). cependant l'hypertrophie de la mère au détriment du père peut poser problème dans la mesure où dans la famille, il n'y a pas que la mère ; les concepts de «mauvaise mère», de «mère schizophrénogène», de «mère mortifère» donnent l'impression que tout se déroule dans la relation duelle. Or ce n'est pas toujours le cas selon Lemay (1983). Le père a une «fonction organisatrice» dans la mesure où la plupart des «fonctions maternantes» peuvent être assumées par le père car «les faits d'observations nous révèlent que des milieux nourriciers ou adoptifs, des grands-parents, des hommes vivant seuls ont pu se substituer de manière efficace à l'absence d'une mère réelle» (op. cit., 523). Ainsi, il faut prendre en compte tous les membres de la famille (Hayden, 1988, 832 ; Stéphanie, 1984).

Le travail de Mucchielli (1971) s'inscrit aussi dans ce contexte du «familialisme». Le délinquant vrai, est un «sociopathe» (au contraire du psychopathe), c'est-à-dire un individu ayant un «moi normal et fort, mais ayant grandi d'une certaine façon. [...], un sujet éminemment adapté au réel mais inadapté social parce que par rapport ... à la société, et quelle que soit cette société, il se trouve en marge ...» (op. cit.).

L'étude de l'histoire familiale des adolescents délinquants dénonce le dysfonctionnement familial et Naouri (1986, 59) note que si la mère est un acquis-«un à qui ?», le père lui est un dû dont le rôle s'articule à une notion morale d'obligation. Ainsi, Gore (1991) met l'accent sur la pauvreté des relations intrafamiliales. Fréchette et Leblanc (1987, op. cit.) découpent le milieu en trois variétés : Le milieu inéluctable, le milieu partagé (famille, école, autres influences sociales) et le milieu subi. Il apparaît en ce qui concerne le milieu inéluctable que la famille d'origine joue un rôle capital dans la formation de la personnalité du délinquant.

Selon Zeiller, chez les adolescents criminels, c'est la conjonction des deux figures parentales défaillantes dans leur rôle de soutien et de protection qui semble être la source de leurs difficultés, nous conduisant ainsi à une problématique prégénitale (1994, 58 ; 1995, 203-205). Lemay (1996, 25) souligne qu'il n'y a pas de modèle de famille qui génère la délinquance mais il existe des attitudes familiales qui favorisent la délinquance : conflits conjugaux répétés et prolongés non expliqués à l'enfant ; séparation des parents lorsque l'enfant se rend compte qu'il est utilisé par ses parents comme projectile l'un contre l'autre, disputes continuelles dans la famille (op. cit.). Couraud (1997, 121) note que l'acte criminel apparaît comme une tentative pour survivre psychiquement et exister, d'où son caractère d'urgence. Chez ces adolescents criminels, il manque des repères externes et internes c'est-à-dire au niveau de la représentation des images parentales et au niveau de leur propre histoire et de celle de leur famille (Couraud, 1997, 122-123).

Dans une étude plus spécifique des toxicomanes, Chabrol (1992, 77) évoque les facteurs familiaux qui sont : usage de toxiques par la famille ; attitudes des parents face à la consommation de toxiques des adolescents ; psychopathologie parentale ; situation familiale ; relations conjugales ; relations familiales ; relations entre les parents et l'enfant et les sévices physiques et sexuels. Dans une autre perspective, Winnicott (1994) utilise le concept de "déprivation", c'est-à-dire d'absence ou d'insuffisance du lien mère-enfant et le sentiment de vengeance que l'enfant a-social ou délinquant pourrait rencontrer dans les foyers l'accueillant. Comte (1994, 57) note que la paternité semble avoir beaucoup de mal à se faire admettre, la société étant fondée sur le matriarcat. Ceci expliquerait la violence chez les enfants. Lesourd (1994, 34) note qu'en l'absence des représentants familiaux, l'enfant restera en plan dans la construction de son identité d'adulte et donc de son inscription dans le social.

Dans le cadre cognitif-comportemental, Feldman (1977, 1993) considère comme facteurs l'apprentissage par observation, la formation et le changement des attitudes, les situations sociales et les environnements sociaux (Proulx, 1995, 188). Quant à Akers (1992, 1994), la première conduite délinquante est déterminée par des définitions favorables aux comportements délinquants, une anticipation des conséquences positives et l'imitation de modèles criminels (Proulx, 1995, 191-1992).

Du point de vue cognitif-développemental, chez Kohlberg et al. cités par Dionne (1995, 255 ; 1996, 53), les adolescents délinquants de 15 à 17 ans raisonnent comme des enfants de 10 ans et donc retardés pour la plupart au niveau pré-conventionnel et au stade 2. Selman (1993), Selman et al. (1991, 1992) notent que certains adolescents en difficulté d'adaptation présentent des retards de développement importants à la fois au niveau de leur compréhension interpersonnelle et de la qualité des stratégies de négociation qu'ils utilisent (Dionne, 1996, 49).

Enfin, Leca (1995, 1996) établit un rapport étroit entre les carences cognitives et la délinquance juvénile. Les sujets délinquants manifestent des carences au niveau de la combinatoire, des probabilités et du raisonnement hypothético-déductif (Leca, 1996, 296). La loi est pour ces adolescents extérieure à la conscience ; ceux-ci n'ont pas de rapports de coopération dont l'essence est de faire naître à l'intérieur même des esprits, la conscience de nomes idéales commandant à toutes les règles.

Si la thèse de Leca est pertinente, si elle s'inscrit dans ce que Echeburüa nomme des nouvelles voies de recherche, celles qui mettent l'accent sur le développement des facultés cognitives et des états de raisonnement moral-cognitif (1991, 174), elle est insuffisante car les déficits cognitifs ne peuvent être séparés des déficits affectifs et éducatifs dans la compréhension de la délinquance des adolescents. D'ailleurs, le recours de Leca à «l'image de soi» détériorée chez l'élève incapable, à la «stigmatisation», «l'étiquetage» (1996, 297) montre que la variable «carences cognitives» est insuffisante pour expliquer le comportement délinquant des adolescents, tout comme l'est la conception cognitive-développementale dont le travail s'est inspiré. Dans ce sens Kohlberg et al. (Dionne, 1996, 53) reconnaissent qu'il est nécessaire de compenser cette théorie psychologique par une théorie sociologique dont la plus pertinente est la théorie du contrôle social de Hirschi. Peut-être faut-il intégrer d'autres variables intermédiaires comme l'ennui, l'inattention, l'échec, la mésestime, le refus scolaire délibéré, variables qui s'enchaînent successivement et conduisent à la délinquance chez l'adolescent (Cahens, 1996, 15) ?

En définitive les modèles psychologiques en dehors des modèles cognitifs mettent de plus en plus l'accent sur la constellation familiale dans le développement de la délinquance soit par rapport à la mère, soit par rapport au père, soit par rapport aux relations intrafamiliales. Ils s'inscrivent de ce point de vue dans un contexte micro-criminologique et nous permettent alors d'avoir une prise sur les facteurs criminogènes rapprochés. Cependant ces modèles présentent des limites majeures :

- Ils ne prennent pas suffisamment en compte les interactions et introjections familiales, trop préoccupés par le rôle d'une figure parentale ; - Ils n'abordent pas suffisamment les facteurs psycho-criminogènes sous l'angle des Interactions avec l'environnement ; - Ils ne prennent pas en compte le rôle de certains agents de socialisation ou de di-socialisation comme les pairs et l'environnement rééducatif au sens intégratif (Koudou O., 1996b). Malgré ces limites, ces modèles psychologiques sont d'une utilité certaine pour l'évolution de la compréhension et l'explication des comportements délinquants.

Il apparaît à travers ce qui précède que du point de vue explicatif, les modèles analytiques ont abordé en général la question du comportement délinquant de l'adolescent sous l'angle disciplinaire. Parallèlement à la recherche de facteurs explicatifs se sont développés des modèles préventifs.