CONCLUSION

Les résultats de notre étude montrent que le recours exclusif aux modèles analytiques, de processus de changement social et intégratifs dans l'état actuel des données comportent des limites importantes tant au niveau développemental, explicatif que préventif. Ces modèles devraient être complétés lorsque nous nous référons à notre contexte socio-culturel contemporain, mais un contexte dans lequel le sujet-adolescent constitue l'organisateur principal du comportement délinquant. Six résultats fondamentaux peuvent se dégager de notre étude :

Le comportement délinquant chez l'adolescent Ivoirien en milieu urbain se développe principalement en trois stades hiérarchiques. Ces stades vont du stade de l'émergence ou de l'apparition du comportement délinquant au stade d'activation dont les composantes sont l'accélération et la diversification et au stade d'aggravation. Les comportements délinquants correspondant globalement à ces stades sont : pour l'émergence les vols et agressions avec une prédominance du vol. Autre caractéristique de ces comportements à ce stade, c'est leur précocité car apparaissant le plus souvent entre 9 et 10 ans quel que soit le statut juridique des adolescents et donc à l'enfance médiane. Ces comportements sont par ailleurs à la fois sérieux et moins sérieux, confirmant l'idée selon laquelle il existe une délinquance cachée et auto-révélée. Le second stade, celui d'activation réfère à l'accélération et à la diversification comme composantes. Certains comportements délinquants après leur émergence, s'accélèrent, c'est-à-dire s'expriment en moyenne plus de quatre fois par mois et se diversifient, se caractérisant ainsi par le vol à l'étalage, le vol simple, l'agression et la consommation de drogues. L'activation apparaît le plus souvent entre 11-12 ans et 13-14 ans et à un degré moindre entre 15 et 16 ans et donc entre le début et le milieu de l'adolescence.

Soulignons cependant que ces comportements après leur émergence ne s'activent pas toujours tous. Certains s'activent moins (moins de 3 fois par mois) et d'autres restent limités aux comportements d'émergence, conservant ainsi leur rythme et leur dymorphisme initiaux. Ce désistement est plus important chez les adolescents non de justice.

Des comportements délinquants après activation ont pris des formes de plus en plus sérieuses, allant des comportements violents aux comportements astucieux : vols aggravés, détention et usage de stupéfiants et drogues, coups et blessures de faits, assassinats, viol, escroquerie, abus de confiance. L'aggravation qui s'exprime le plus souvent entre 13-14 ans et 15-17 ans surtout, quel que soit le statut juridique des adolescents est plus importante chez les adolescents non de justice avec une prédominance de la délinquance astucieuse. Comme au stade de l'activation, nous observons entre l'activation et l'aggravation un désistement des comportements délinquants, désistement plus important chez les adolescents non de justice.

Il apparaît à travers ce premier résultat que trois stades et deux désistements caractérisent la délinquance des adolescents dans un ordre hiérarchique même si chez certains sujets (cas rares dans cette étude) l'aggravation apparaît en même temps que l'émergence. Comment alors se structurent les comportements délinquants à chacun de ces stades ?

Au plan hiérarchique selon nos données, les dysfonctionnements familial et social rapprochés sont prépondérants car constituent les milieux de départ du sujet et contribuent très largement à l'élaboration d'une personnalité à risque délinquant, laquelle en tant que facteur va soutenir le comportement délinquant lequel pour s'exprimer devra être favorisé par les déclencheurs internes et externes en interaction avec les deux autres grands facteurs. Ainsi, l'impact de chaque grand groupe de facteurs sur le développement doit être perçu différentiellement et donc de manière discriminante. Le rôle du sujet délinquant dans cette trilogie factorielle est celui d'un acteur social, précisément d'un sujet organisateur conférant une signification aux dysfonctionnements familial et social rapprochés, aux déclencheurs et à la conduite délinquante. Comment mettre en relation cette trilogie factorielle et chaque stade de développement du comportement délinquant ?

Les trois grands groupes de facteurs criminogènes à partir des données longitudinales doivent être hiérarchisées selon trois niveaux : primaire, secondaire et tertiaire. Ces trois niveaux du point de vue de leur contenu rendent compte de la persistance et de la spécificité des trois grands facteurs et correspondent respectivement aux stades d'émergence, d'activation et d'aggravation. De ce point de vue, l'émergence du comportement délinquant est fonction de l'interaction entre trois facteurs criminogènes primaires : Dysfonctionnements familial et social rapprochés primaires, personnalité à risque délinquant primaire et déclencheurs primaires.

Les dysfonctionnements familial et social rapprochés primaires (DFSRP) comportent les éléments suivants : séparation précoce parent-enfants ; mobilité familiale, variété des agents éducateurs et abandons d'enfants ; dévalorisation parentale ; relations intrafamiliales conflictuelles (contradictions parentales et inversion de l'autorité parentale) ; rejet ; carence des repères socio-moraux - faible engagement à l'égard de l'école.

La personnalité à risque délinquant primaire se présente comme un construit, puis comme facteur. Ses composantes sont à ce stade d'émergence : sentiment de rejet ; sentiment d'abandon ; dévalorisation de soi ; hypertrophie du moi ; expansion des besoins de sécurité matérielle et affective.

Les déclencheurs primaires sont à la fois internes et externes en termes de sollicitations ou d'incitations : avoir faim, n'avoir rien pour se vêtir ; besoin d'argent , besoin d'habit ; objet du délit sans contrôle social formel ou informel.

Ainsi, l'émergence ou l'apparition du comportement délinquant chez les adolescents est fonction à la fois des dysfonctionnements familial et social rapprochés primaires, de la personnalité à risque délinquant primaire et des déclencheurs primaires dans une perspective hiérarchique, interactive et discriminante avec comme moteur central le sujet-organisateur.

En ce qui concerne l'activation du comportement délinquant, il faut la mettre en relation avec le développement voire la persistance des facteurs criminogènes primaires en facteurs criminogènes secondaires. En d'autres termes, le renforcement négatif des facteurs criminogènes primaires en facteurs criminogènes secondaires et donc la persistance des facteurs criminogènes primaires a conduit à l'activation du comportement délinquant. Ces facteurs sont : les dysfonctionnements familial et social rapprochés secondaires ; la personnalité à risque délinquant secondaire ; les déclencheurs secondaires.

Les dysfonctionnements familial et social rapprochés secondaires ont pour composantes : exclusions familiales secondaires (permanence des abandons comportant la faiblesse d'assistance matérielle, abandons affectifs, abandons par faiblesse du contrôle familial ; dévalorisation parentale secondaire comportant : enfant battu, considéré comme un bon à rien) ; exclusions scolaires secondaires (sorties du cycle et désengagement à l'égard de l'école formelle et informelle) ; inclusions du groupe des pairs marginaux.

La personnalité à risque délinquant secondaire a pour composantes : représentation de soi comme délinquant ; diversification des besoins de sécurité, alors que les déclencheurs secondaires réfèrent à la participation aux activités délinquantes avec des groupes marginaux, à l'objet de délit sans contrôle et aux incitations intérieures.

Ainsi, l'activation du comportement délinquant a un rapport avec la continuité à des âges différents de l'influence des facteurs criminogènes dont les contenus sont renforcés négativement. Plus les adolescents continuent d'être exclus au niveau familial et scolaire et inclus au niveau des pairs marginaux, plus la personnalité à risque délinquant se renforce, plus les adolescents participent aux activités délinquantes en groupes, plus les comportements délinquants s'accélèrent et se diversifient.

Enfin, l'aggravation du comportement délinquant est suscitée par les transformations des facteurs criminogènes secondaires en facteurs criminogènes tertiaires : - exclusions familiales au troisième degré (refus de visites parentales ; négation de l'adolescent comme enfant), "phagocytage" par les pairs marginaux et interactions négatives institutionnelles pour les dysfonctionnements familial et social rapprochés tertiaires. - Personnalité à risque délinquant tertiaire : renforcement de l'identité négative, représentation familiale négative ; sentiment de manque ; hyposocialité (impulsivité-intolérance ; impatience-non endurance ; intérêt personnel et égocentrisme ; propension au mensonge ; abus de confiance ; indifférence affective ; tendance au vol) ; - Déclencheurs tertiaires dont les éléments sont : participation continue aux délits en groupe ; vécu permanent dans les zones à risques ; faible surveillance sociétale.

Ainsi, trois stades et trois grands groupes de facteurs expliquent la délinquance des adolescents. Si certains comportements délinquants ont désisté à la faveur selon les sujets de modifications considérables et positives des milieux familial et social rapprochés (Famille, école, pairs) il convient à partir des résultats obtenus de proposer une stratégie d'intervention préventive.

- L'Intervention préventive comprend trois axes hiérarchisés, indépendants : Prévention de l'émergence de la délinquance dont le but est de modifier globalement les conditions d'existence des populations afin de réduire l'apparition des comportements délinquants. Ce type de prévention est axé sur les facteurs socio-criminogènes non rapprochés dont l'impact sur l'émergence de la délinquance est faible. Six niveaux sont distingués : renforcement de la protection de l'enfant ; amélioration des conditions socio-économiques des familles ; amélioration du cadre socio-éducatif ; valorisation des petits métiers ; promotion des valeurs socio-culturelles positives africaines ; renforcement des infrastructures.

Ce premier type de prévention est permanent et n'est donc pas limité dans le temps. Une évaluation globale du vécu des populations permettra de mettre l'accent sur l'un ou l'autre de ces niveaux.

Le deuxième type d'intervention préventive est la prévention des situations à risque délinquant, laquelle comporte deux niveaux : la réduction des situations précriminelles et le dépistage et l'aide aux personnes en difficulté.

Le premier niveau comprend : identification, contrôle, aménagements et destruction des lieux criminogènes ; renforcement du contrôle social formel ; communication sociale et prévention communautaire ; auto-protection ; le second niveau réfère au dépistage et à l'aide aux enfants et familles en difficulté. Si le premier niveau n'a pas de durée limitée, le second par contre peut l'avoir selon les difficultés des enfants et familles dépistées. Dans tous les cas, cette intervention a lieu en milieu ouvert.

Le troisième type d'intervention préventive est la prévention de la persistance du comportement délinquant et a lieu en milieu fermé. Les comportements visés sont d'occasion, persistants légers et persistants graves. Elle comporte onze étapes hiérarchisées et en interaction : observation et évaluation diagnostique ; contrat comportemental ; acclimatation ; psychothérapie brève ; apprentissage des habiletés sociales (apprentissage des habiletés sociales de base ; entraînement à la gestion des situations problématiques anxiogènes) ; Discussion des dilemmes moraux problématiques ; Discussion des dilemmes sociaux problématiques ; action sur la personnalité à risque délinquant ; apprentissage professionnel et alphabétisation ; renforcement positif des liens avec les institutions sociales conformistes ; resocialisation.

Ces trois types de prévention gagneraient à notre avis à être expérimentés pour une validation mais surtout devraient être évalués.

L'évaluation que nous proposons porte sur l'évaluation de l'émergence du comportement délinquant, l'évaluation des situations à risque délinquant et l'évaluation de la persistance du comportement délinquant.

Ces différents résultats nous conduisent malgré les limites méthodologiques de l'étude (absence de genre féminin dans les échantillons d'étude ; absence de recueil de données systématiques sur les constellations familiales à partir des opinions parentales ; faible utilisation d'outil expérimental propre à la criminologie) à percevoir la délinquance de l'adolescent Ivoirien comme une spécificité et à proposer par conséquent un modèle d'étude du comportement délinquant de l'adolescent en milieu urbain. Il est vrai, ce modèle que nous nommons selon ses caractéristiques principales (hiérarchique, interactionniste, discriminatif autour du sujet organisateur), modèle Hidso est à une phase d'essai. Il gagnerait donc à partir d'études ultérieures à être améliorées afin qu'il résiste mieux au contexte de vérification. Nous espérons y parvenir et ceci dans le but de réguler le comportement délinquant de l'adolescent. Car comme le souligne si bien Szabo (1991b, 25) la réflexion critique des universitaires doit dégager systématiquement les conclusions toujours provisoires. Ainsi, il nous serait alors possible avec Lazerges (1991, 85) de refuser tout pessimisme et d'opter pour un discours sur la politique criminelle porteur de réflexions et de suggestions pour une «sécurité en libertés» par l'intégration et non l'exclusion, par un contrat de société (Cartuyvels, 1996, 163-169) ce qui permettrait de maintenir la délinquance à un niveau tolérable pour la communauté (Picca, 1994, 152). Il nous serait encore possible de réduire l'exclusion dont souffrent certains d'entre nous (Cario, 1996b, 191 ; Cahen, 1996, 60). Car n'oublions pas, la violence, une forme de la délinquance grave, est la réponse de ceux qui ont été repoussés, exclus, jetés hors des zones balisées (Picod, 1994, 180), le langage de ceux qui veulent survivre, qui ont des difficultés pour trouver une place dans la société (Floro, 1996, 11), de ceux «devenus innommables, privés d'image pour eux-mêmes et d'ombre pour les autres ; ils sont si transparents que nous les croisons jour après jour dans la rue sans les voir. Presque en douceur, a été instaurée une société à deux vitesses» (Cornaton, 1996, 91-92).

En définitive, il devient urgent et essentiel de re-intégrer l'individu dans sa dimension d'acteur social (CARIO, 1996, 194), de sujet-organisateur mais dans une société solidaire et plus humaine. La tâche il est vrai n'est pas facile car il nous faut comme l'éducateur renouer un dialogue tel un médiateur, c'est-à-dire viser l'inscription sociale de l'adolescent dont nous cherchons dans le même temps l'autonomisation et le développement optimal de toutes les potentialités (CAPUL, LEMAY, 1997, 19). Il nous faut encore amener l'adolescent à devenir responsable, à "apprivoiser", c'est-à-dire créer des liens (LAZERGES, 1996, 14) ou retisser le lien social (PETIT CLERC, 2001, 10). Car comme le souligne GAUJELAC (1997, 30), la rupture du lien social engendre une souffrance sociale, c'est-à-dire un «mal être» provoqué par une situation caractérisée à la fois par l'absence de confort matériel et l'absence de reconnaissance morale. Ceci est d'autant plus vrai que selon RASSIAL (1987, 33-34), l'adolescent interroge le lien social ; il est quelqu'un qui n'est pas à sa place, mis hors lieu, délogé et qui déloge les objets et les autres. Peut-être à ce prix, nous pourrions aider les adolescents en difficulté d'adaptation.