Introduction

L'usage oppose théorie et pratique ; la théorie étant définie comme un ensemble de règles universalisables, la pratique étant définie comme une expérimentation, une mise en œuvre : en fait, l'opposition est factice et l'on peut penser qu' il y a implication réciproque entre théorie et pratique car toute théorie emprunte à la pratique ses expériences et se construit par examen de cas particuliers comme toute pratique se construit dans un cadre théorique préalable. Proposer comme objet d'étude les pratiques réflexives de la fiction, c'est travailler sur la diversité des expériences où la réflexivité, co-substantielle à la fiction, joue un rôle majeur : fiction et méta-fiction sont simultanément théorie et pratique.

Admise comme discipline scolaire depuis la fin du XIXème siècle, la littérature est un objet de connaissance qui échappe à toute définition stable. Dès qu'il s'agit de la définir, surgit un certain malaise : la dissolution des genres, la constatation de la relativité historique rendent problématique toute définition. Traversant le temps et l'espace, elle se transforme, par dilatation ou recomposition, au risque de la dilution. Il n'existe pas de critères internes caractéristiques de l'œuvre d'art et, qu'il s'agisse du brouillage des repères entre les différents champs artistiques ou d'une recherche systématique d'un art sans qualités, aucune autorité ne peut garantir la reconnaissance des œuvres d'art. Pourtant, on enseigne la littérature. Il serait satisfaisant de trouver des critères internes caractéristiques de l'œuvre d'art. Mais on constate que le brouillage de repères ne garantit plus la reconnaissance des œuvres d'art. En effet, à partir du moment où la poésie n'est plus systématiquement versifiée, à partir du moment où le monde de l'art récupère des objets qui ne sont pas à l'origine des œuvres d'art ( ready-made) on peut se demander sur quels critères on construit la notion d'œuvre d'art. Depuis quelques années, se déploie une recherche systématique dans le champ de la banalité, de la dérision, de la bêtise. De la recherche d'un art sans qualités. Il s'agit d'être au plus près de la quotidienneté, sans aucune volonté de la sublimer. La banalité est livrée par l'intermédiaire d'un regard qui se veut le plus neutre possible. La quotidienneté est présentée sous son aspect le plus banal, le plus trivial qui soit. L'enjeu n'est plus de se débarrasser de la banalité, mais au contraire, de l'accepter comme partie essentielle du réel. Les catégories ont été minées entraînant une perte de repères. Là où l'on cherchait l'harmonie, la dissonance, invariant de l'art actuel, s'est installée ; les mots, à l'évidence, montrent leur opacité.

D'un point de vue pragmatique, on peut dire qu'on admet comme littéraire tout texte qui a été reconnu comme tel par l'histoire littéraire tout en sachant qu'une telle position manque de rigueur scientifique et ne permet pas de décider de la littérarité des œuvres contemporaines. Mais y a-t-il jamais eu de critères satisfaisants pour définir la littérature ?

L'histoire montre bien que l'intégration d'un objet dans le champ littéraire s'est effectuée selon des critères instables, extrinsèques aux œuvres. La définition de cet objet culturel est toujours en question ; sans cesse soumise aux variations idéologiques, la littérature ne cesse d'être en suspens de sens, ouverte. De ce fait, la littérature, ancrée dans une structure idéologique, est elle-même idéologique, c'est-à-dire qu'elle est porteuse de valeurs, subversives ou non. Qu'une structure politique promeuve certaines pratiques littéraires, parmi toutes les pratiques discursives, est une preuve de l'utilité idéologique de la littérature.

Au XXème siècle, à l'heure où naît l'enseignement de la littérature, il semble que le monde occidental connaisse une crise des valeurs et des idéologies. Dans le même temps, s'opère une révolution du langage : celui-ci n'est plus considéré comme un outil permettant de refléter le monde, mais comme un outil le construisant. Peu à peu s'impose l'idée que le sujet -constitué par le temps, l'espace et le langage- est responsable de ses représentations du monde : il se construit lui-même en construisant le monde, qui n'est pas une entité objectivable. Cette conception sape les fondements des modalités d'accès à la connaissance dans la mesure où elle postule qu'il n'existe pas de structure objective du monde et que toute connaissance résulte d'une construction du sujet, inclus dans le monde. C'est dans cette perspective constructiviste que s'effectue notre recherche.

Le problème qui se pose alors n'est plus la définition de l'objet lui-même, mais la façon dont le sujet le construit, le structure, le modifie. Cette construction du monde est soumise au principe de réflexivité car le sujet fait l'expérience du monde dont il fait partie : il n'y a pas de représentation exclusive du sujet ou du monde. Le sujet fait partie d'un système cognitif dont il ne peut sortir. En conséquence de ce système d'emboîtement -le sujet observe le monde dans lequel il observe le monde…- les représentations sont sans fondement, sans référence absolue. Néanmoins, l'impossibilité logique aboutit à la nécessité de toujours chercher le moyen de la résoudre. Exposition d'estampes de Maurits Cornélis Escher illustre cette aporie et permet de poser quelques hypothèses : cette lithographie représente un observateur qui est dans un musée, lui-même inclus dans une ville, elle-même représentée dans un tableau, lui-même inclus dans un musée où un observateur regarde … le tableau dans lequel il figure.

Comment sortir de la régression infinie de l'auro-référence ? Nous posons comme hypothèse que pour éviter la régression infinie de l'auto-référence, il est possible de construire des duplications partielles du monde : ces versions ou variantes créent un écart qui permet une dynamique créatrice. Toutes les constructions visant à la connaissance du monde ne sont pas exactement semblables, il y a toujours un écart, ne serait-ce que par le fait de passer par le langage. Dans Exposition d'estampes, l'écart est marqué par la signature de Maurits Cornélis Escher dans la tache blanche au centre du tableau ; l'incomplétude est prévue dans la grille qui permet à Maurits Cornélis Escher de construire le dessin. Dans Exposition d'estampes, la tache blanche permet de sortir de la grille et de la soumettre à de nouvelles règles de transformation. Paradoxalement donc, la réflexivité permet la création d'éléments nouveaux, ne serait-ce que par l'inclusion des processus d'élaboration ou par la transformation de règles antérieures.

Dans cette perspective, nous ciblons notre recherche sur les constructions de fictions littéraires, que nous définissons comme des duplications partielles du monde dans lesquelles le signe d'un écart est visible. Nous partons de l'hypothèse selon laquelle le monde, parce qu'il apparaît incompréhensible, déclenche une recherche de signification ; le sujet construit des hypothèses, élabore de nouvelles relations causales et trouve, parfois, de nouvelles manières de concevoir la réalité. Parmi toutes les constructions ainsi élaborées, les histoires qui structurent l'univers social dans lequel évolue un sujet donné sont des versions du monde, qui déplacent le problème rencontré et le posent en des termes nouveaux, sous des apparences nouvelles. L'histoire peut être réelle ou imaginaire ; la fiction, inhérente à la littérature, se définit explicitement comme une invention. En ce sens, la fiction littéraire est réflexive : elle parle d'elle-même en disant ce qu'elle est, à savoir une construction qui interroge son rapport au monde.

Une fiction peut être considérée comme réflexive dans la mesure où elle montre ostensiblement qu'elle est le résultat d'une construction. Renvoyant à la fois à une pratique dans la mesure où elle est une construction de la réalité qui se concrétise dans des œuvres singulières et à une théorie dans la mesure où toute construction est une structure d'intelligibilité du monde, la fiction est une preuve en acte d'une théorie : c'est une connaissance procédurale et déclarative. C'est pourquoi il est légitime de s'intéresser plus particulièrement à la fiction dans la mesure où, par définition, celle-ci se déclare réflexive et se montre comme étant une construction.

Certes, la réflexivité peut être considérée comme une pratique caractéristique de l'œuvre d'art ; cependant, il semble qu'au XXème siècle, de nouvelles distinctions, de nouvelles approches de ce concept soient envisagées et que certaines œuvres réflexives radicalisent leur position en décrivant explicitement leur processus de construction : fiction et métafiction sont étroitement mêlées. Cette radicalisation des positions peut s'expliquer ou par l'apparition de nouvelles disciplines -comme la sémiologie, le structuralisme ou la psychanalyse- ou par les bouleversements scientifiques, historiques qui ont mis en doute le langage. En conséquence, la finalité représentative de la fiction est mise en crise et la réflexivité devient une finalité explicite. Des œuvres réflexives sont des œuvres référant à elles-mêmes, comme exemples d'une nouvelle pratique littéraire : elles montrent les questions que l'on peut poser sur les conditions dans lesquelles se créent les œuvres, sur les processus d'élaboration, sur les limites de l'art, sur le rapport avec le monde. Toutes les fictions supposent une parole qui raconte : celle du narrateur qui construit le texte. C'est pourquoi la réflexivité est si présente dans la fiction. Dans les œuvres réflexives, le narrateur se montre en train de construire une réalité et pour cela, il se dédouble en un narrateur-personnage ou en un lecteur-personnage ; ce qui lui permet de décrire le monde dans lequel il est inclus. Par ailleurs, les œuvres fictionnelles réflexives cumulent paradoxalement deux visées : elles renvoient au monde par l'histoire qu'elles racontent et elles renvoient à elles-mêmes par la réflexivité.

La fiction réflexive se signale par l'utilisation du miroir. Ce symbole de la fonction représentative de la littérature devient le symbole de la réflexivité. Outil ambigu produisant source d'illusions, le miroir peut également être un instrument de mesure permettant une connaissance de soi, du monde. La fiction littéraire, miroir tourné vers le monde, se retourne sur elle-même et s'interroge. Au XXème siècle, les images et les miroirs se multiplient : que devient Narcisse ? peut-il encore se reconnaître parmi tant de reflets ? parmi tant de miroirs ? Ce changement de fonction du miroir opère un déplacement des questionnements du lecteur en déviant son attention des propriétés représentatives ou expressives de la fiction vers des propriétés métafictionnelles occultées par l'idéologie de la représentation : A quoi sert la fiction ?

Dans une première partie, nous essaierons de montrer que le terme de fiction se caractérise par une ambiguïté fondamentale : la construction fictionnelle apparaît dans des domaines disparates, renvoie à des représentations diverses, joue des rôles contradictoires. Cet objet aux contours si flous est omniprésent dans toutes les sociétés humaines sans que l'on sache vraiment prouver sa nécessité. Reste peut-être alors à considérer la fiction comme une énigme posée à chacun. Ce n'est peut-être pas une réponse scientifiquement pertinente ; pourtant, il est curieux de constater que les découvertes scientifiques de ce siècle - en particulier le théorème de Gödel- aboutissent à l'indécidabilité et que partout où la science échoue à trouver une réponse - débouche sur un blanc- s'installe la fiction. Celle-ci serait la trace d'une vérité indémontrable.

Partant alors de l'hypothèse que toute énigme se construit dans la langue, nous essaierons de montrer que la fiction problématise le langage en traitant textuellement cette problématisation. La fiction s'interroge en priorité sur le langage qui la génère : est-ce un instrument ? comment s'en servir ? La fiction procède de règles qui permettent de nouvelles configurations. Cependant, l'incompréhension du monde amène chacun à s'interroger sur les règles car celles-ci ne permettent pas de déchiffrer le monde. On peut alors modifier les règles à condition de respecter certaines contraintes ; on obtient alors deux sortes de règles : celles qui indiquent comment fonctionne une langue et celles qui indiquent comment on peut modifier les règles. De variations en variations, ne sort-on pas du système  ? Quels risques encourt-on à faire bouger le langage ?

La fiction s'interroge également sur le rapport qu'elle entretient avec la réalité. Dans une deuxième partie consacrée au passage du questionnement de la représentation à la réflexivité, nous essaierons de montrer que la fiction réflexive construit la lucidité du lecteur en montrant qu'elle construit fictionnellement une solution aux problèmes posés par la représentation.

Partant de l'hypothèse que l'enseignement est un cadre dans lequel se transmet la littérature, nous essaierons de montrer dans une troisième partie que la finalité éducative contraint la littérature à des fins idéologiques : la fiction permettrait d'impliquer directement chacun aux problèmes fondamentaux de l'existence. A condition de permettre à chacun de prendre le relais et de participer à la modification des règles du jeu. A l'heure où l'enseignement de la littérature est au cœur de virulentes polémiques, il est nécessaire de s'interroger sur les fondements et les finalités de cette discipline aux contours flous afin de situer les enjeux des réformes proposées tant au niveau des programmes qu'au niveau de la formation des enseignants. . Il est également nécessaire que ceux qui transmettent la littérature analysent l'appareillage discursif qu'est l'enseignement, comme ils analysent les approches de la littérature effectuées dans d'autres champs disciplinaires.

Partant de l'hypothèse que la littérature réflexive se génère en générant ses propres outils critiques, nous construirons notre propos en nous appuyant essentiellement sur des fictions réflexives. Cependant, pour tenir compte du fait que l'art contemporain transgresse les frontières des champs disciplinaires, nous puiserons également notre réflexion dans le domaine artistique. Si la définition de la littérature est problématique, il en est de même lorsque l'on s'interroge sur la notion d'œuvre d'art : c'est pourquoi il nous semble nécessaire de montrer que les mêmes questions sont posées dans différents champs disciplinaires.