Chapitre 1 : Histoires et mémoire

Le monde est peuplé d'histoires qui se transmettent dans l'espace et dans le temps et qui permettent à l'individu de connaître le monde, dans le temps et dans l'espace. Le rapport au monde se construit, non seulement par une expérimentation singulière, mais aussi par les histoires des expériences menées par les autres.

‘Jusqu'à notre mort, et depuis que nous comprenons des paroles, nous sommes perpétuellement entourés de récits, dans notre famille tout d'abord, puis à l'école, puis à travers les rencontres et les lectures. ( Michel Butor, Essais sur le roman, p.7)’

Ainsi, et pour ne s'en tenir qu'à l'histoire individuelle, il est impossible de connaître l'événement de sa naissance, si ce n'est par le récit d'un témoin. La mémorisation s'effectue selon deux structures différentes : la mémoire épisodique 1 qui renvoie aux expériences directement vécues par l'individu et la mémoire sémantique 2 qui renvoie aux connaissances et expériences transmises par les autres. Pierre Jacob 3 souligne que ‘«’ ‘contrairement à la mémoire sémantique qui est une source de connaissances à la troisième personne, la mémoire épisodique est égocentrée : elle reflète la perspective de l'individu sur les événements qu'il a vécus’ ‘»’ ‘.’ ‘ 4 ’ ‘’La mémoire autobiographique de l'individu, qui constitue son identité personnelle, repose sur la mémoire épisodique ; celle-ci permet à l'individu de se (re)connaître : elle est autonoétique. ‘«’ ‘Un souvenir épisodique est autonoétique parce qu'il représente nécessairement le fait qu'il dérive lui-même de l'expérience personnelle du sujet, et non pas du témoignage d'autrui. Cette réflexivité de la mémoire épisodique, qui la distingue fondamentalement de la perception, est une condition de la connaissance de soi et de l'identité personnelle.’ ‘»’ ‘’ 5

Cependant, ce n'est qu'à partir du stade du miroir que l'enfant est capable de se mémoriser son passé et il faut plusieurs années pour que la mémoire épisodique se stabilise. De ce fait, l'individu se construit également par la mémoire sémantique, constitutive du savoir, qui est une mémoire collective constituée par l'ensemble de représentations et d'expériences partagées par un groupe : celles-ci sont transmises de génération en génération et constituent la culture du groupe. Par ailleurs, la mémoire est métareprésentationnelle c'est-à-dire qu'elle peut représenter ses représentations et celles d'autrui : c'est cette structure qui permet à l'individu de se constituer comme unité et d'adhérer ou de refuser les représentations qui lui sont transmises.

Chacun se construit donc à partir de son histoire, qu'il se raconte, et à partir d'histoires qu'on lui raconte. Les histoires cumulent les expériences des individus, comblent les défauts de la mémoire, transcendent le temps et l'espace : ce sont des moyens de connaissance.

Parmi toutes les histoires qui constituent l'univers de référence d'un individu, il en est certaines que l'on distingue en fonction de leur caractère imaginaire. Il y aurait donc une séparation entre des histoires vraies et des histoires inventées. Les histoires vraies pourraient trouver des garants d'authenticité ou pourraient se soumettre à la vérification contrairement aux histoires inventées. Or, dans la culture occidentale, l'imagination est une faculté dévalorisée ; seules les histoires vraies seraient des moyens d'accès à la connaissance. A contre-courant de cette tradition, nous porterons notre réflexion sur les histoires inventées, inscrites dans le champ littéraire, qui sont des moyens de connaissance. La critique actuelle regroupe sous le terme de fictions 6 ou de récits fictionnels les histoires inventées qui se désignent comme telles et qui sont inscrites dans le champ littéraire 7 .

Notes
1.

Pierre Jacob, Identité personnelle et apprentissage, p.26 sq

2.

Pierre Jacob, ibid., p.26 sq

3.

Pierre Jacob, op. cit., p.26 sq

4.

Pierre Jacob, op. cit., p. 26 sq

5.

Pierre Jacob, op. cit., p.26 sq

6.

Dorrit Cohn, Le propre de la fictionpassim

7.

Christine Montalbetti, Fiction, réel et référence, p.44