2. Représentations sur la fiction

Si la référence à la réalité est une constante de la culture occidentale, il semble qu'une attitude ambivalente à l'égard de la fiction, qui jouit pourtant d'un statut canonique, soit permanente.

En effet, la culture occidentale contemporaine est grande pourvoyeuse de fictions ; le développement des arts technologiques -photographie, cinéma, télévision, médias numériques- souligne leur capacité à répondre aux besoins fictionnels actuels. Pourtant, ces arts technologiques sont la cible de virulentes polémiques anti-mimétiques. Le reproche essentiel qui leur est adressé, c'est la porosité de la frontière entre fiction et réalité. Cet argument dérive en fait directement de la philosophie platonicienne. La réalité virtuelle, simulacre du réel, est perçue comme un danger : elle abolirait la frontière entre le monde réel et sa représentation. C'est là le reproche adressé aux arts mimétiques depuis Platon. Tout se passe comme si une rupture s'était produite entre les arts mimétiques traditionnels -peinture et littérature- qui échappent aux griefs, et les arts mimétiques contemporains. Cela peut s'expliquer par le rôle de l'image dans les supports fictionnels contemporains. L'image -ou signe iconique- est perçu comme un danger. L'enfant serait incapable de se mettre à distance, à couvert des images. Ainsi captivé, prisonnier, il serait aliéné. En fait, l'expérience témoigne du fait que l'adulte n'échappe pas à cette aliénation. En effet, les images que les journalistes transmettent dans la presse et à la télévision peuvent parfois être insoutenables au point de provoquer une fixation de l'esprit sur elles. Les images de la réalité peuvent être aussi dangereuses que les images virtuelles. On peut expliquer cette aliénation tout d'abord par le fait que les images transmises sont inhabituelles : ainsi en est-il, par exemple, des images de guerre qui sont de véritables chocs visuels, émotifs. Par ailleurs, la rapidité de défilement des images, l'impossibilité d'arrêter l'image rendent difficile la perception du lien entre les images et le contexte qui les fait naître. De ce fait, les images surgissent dans une sorte de chaos mental où n'est pas perceptible la structure qui les rend compréhensibles. Pour les enfants, le risque est d'autant plus grand, d'une part parce que la perception d'une structure sous-jacente est moins immédiate que chez l'adulte et d'autre part, parce qu'ils ont tendance à pratiquer le «zapping» qui accentue la décontextualisation. Ainsi, les images réelles peuvent être aussi dangereuses que les images virtuelles.

La réalité virtuelle n'est guère différente de la réalité fictionnelle. Comme le fait remarquer Jean-Marie Schaeffer 18 , ‘«’ ‘les fictions numériques correspondent à des usages spécifiques de l'outil numérique qui ne brouillent pas davantage la distinction entre le ’ ‘«’ ‘simulacre’ ‘»’ ‘ et la ’ ‘«’ ‘réalité’ ‘»’ ‘ que la fiction verbale ne remet en cause la distinction entre ce qui est dit ’ ‘«’ ‘pour de faux’ ‘»’ ‘ et ce qui est dit ’ ‘«’ ‘pour de vrai’ ‘»’ ‘. Dans les deux cas -fiction numérique et fiction verbale-, l'efficacité même des dispositifs imaginatifs, loin de mettre en danger ces distinctions, présuppose leur validité.’ ‘»’ ‘’De fait, il n'y a pas rupture entre les arts mimétiques traditionnels -peinture et littérature- et les arts mimétiques contemporains. L'histoire de l'art témoigne du fait que les arts mimétiques traditionnels ont été la cible de virulentes attaques. 19 C'est peut-être justement parce que la fiction pose le problème de la frontière qui la sépare du monde réel qu'elle est perçue comme une menace. Comme le fait remarquer Gérard Genette 20 , ‘«’ ‘si l'on considère les pratiques réelles, on doit admettre qu'il n'existe ni fiction pure ni Histoire rigoureuse qu'elle s'abstienne de toute ’ ‘«’ ‘mise en intrigue’ ‘»’ ‘ et de tout procédé romanesque ; que les deux régimes ne sont donc pas aussi éloignés l'un de l'autre, ni, chacun de son côté, aussi homogènes qu'on peut le supposer à distance (…)’ ‘»’ ‘. ’L'Histoire elle-même obéirait donc au même principe de fictionnalité que les histoires et la distinction entre les histoires et l'Histoire serait une fiction. Dans cette perspective, Jean-Claude Montel n'hésite pas à comparer le procès Ceaucescu à un film de Godard. 21 Les faux charniers de Timisoara, la guerre du Golfe, -chirurgicale- témoignent de cette fictionnalisation de l'Histoire. 22 Les conséquences de la porosité de la frontière entre fiction et réalité ont été analysées par Platon et les anecdotes illustrant la dangerosité de la fiction sont nombreuses. Ainsi l'histoire raconte que Saint-Genest, chargé par l'empereur Dioclétien d'observer les Chrétiens et de les parodier sur scène, imite si bien le réel que l'imitateur qu'il est devient conforme au modèle et se convertit sur scène. Ainsi, dit-on, Zeuxis avait peint sur un mur des raisins si ressemblants que les oiseaux s'y brisaient le bec en voulant les picorer. Ainsi Don Quichotte, prisonnier des fictions littéraires qu'il a lues, combat-il des moulins qu'il perçoit comme des géants sans distinguer l'espace de la fable ou l'espace théâtral de l'espace réel. Ainsi dit-on, Staline ordonna de prendre des mesures à l'égard d'un comédien jouant, trop bien, le rôle d'un traître. 23

La fiction séduit car elle est plus adaptée à notre structure mentale que la réflexion abstraite, et ce pouvoir de séduction fait peur, ce qui permet de comprendre les attitudes de défiance à son égard. Par ailleurs, si la frontière entre la fiction et la réalité est floue, on peut penser que la frontière entre l'art et le non-art devient également imperceptible. Dès lors, les catégories dualistes qui permettaient d'appréhender le monde ne fonctionnent plus et l'on constate que dans le domaine artistique 24 -qu'il s'agisse de peinture, de littérature ou de musique- de nombreuses questions se posent au public non initié à une culture zen devant des productions paradoxales.

Notes
18.

Jean-Marie Schaeffer, op. cit., p.12

19.

Philippe Hamon, Un discours contraint, p.120

20.

Gérard Genette, op. cit., p.92

21.

Jean- Claude Montel, Relances à pagailles,

22.

Philippe Breton, La parole manipulée, passim

23.

Christian Salmon, Tombeau de la fiction, p.37

24.

On peut penser que la destruction du dualisme dans le domaine artistique entraîne une modification des structures mentales et que d'autres domaines -juridique, politique- peuvent être touchés.