3. Fiction et connaissance

La porosité de la frontière entre la fiction et la réalité peut être perçue comme une menace ; pourtant, adopter une position anti-mimétique, c'est oublier la fonction cognitive de la fiction : la connaissance s'acquiert, partiellement, par imitation et par appropriation de représentations mentales.

La fiction peut être considérée comme le lieu où se pense et s'expérimente une théorie. Comme le fait remarquer Jean-Marie Schaeffer 25 , ‘«’ ‘ (…) si les comportements feints peuvent avoir un effet d'entraînement, c'est uniquement parce que dans la vie comme telle nos compétences comportementales et nos normes éthiques doivent leur existence en grande partie à des activités d'imitation (par réitération et par introjection identifiante) de comportements ’ ‘«’ ‘sérieux’ ‘»’ ‘ observés chez nos congénères. C'est parce que la plupart de nos comportements sont acquis par une imitation formatrice d'habitudes, c'est parce que la plupart de nos valeurs éthiques sont endossées par une identification idéalisante, que la représentation mimétique de ces comportements et valeurs peut elle aussi éventuellement induire des transpositions par modélisation.’ ‘»’ ‘’La fiction est donc un mode d'accès à la connaissance par transmission de modèles comportementaux face à des problèmes existentiels ; elle permet un ancrage des représentations mentales à partir desquelles l'individu construit son rapport au monde.

Adopter une position anti-mimétique, c'est également oublier que les arts mimétiques s'effectuent dans un cadre pragmatique qui délimite l'univers fictionnel et use de procédés qui permettent de limiter les effets aliénants mis en place. Ainsi en est-il, par exemple, des formules telles «Il était une fois», «toute ressemblance avec une personne ayant réellement existé» ou des indications telles que «fiction, roman, fable, conte…» Ainsi, dans Pinocchio, lorsque le pantin entre dans le théâtre de marionnettes où celles-ci ‘«’ ‘gesticulaient et se traitaient de tous les noms avec un tel naturel qu'on les aurait vraiment prises pour deux êtres doués de raison, deux personnes de ce monde’ ‘»’ ‘ 26 ’ ‘, ’il est reconnu par Arlequin, frère de bois. Ce lieu théâtral va permettre à Pinocchio d'être grandiloquent, et d'y jouer le rôle de héros qui sacrifie sa personne pour sauver Arlequin, voué au feu par Mangefeu. Dans ce lieu du «comme si», le pantin peut prendre des accents héroïques et faire comme si la victime nécessaire à l'ogre pouvait être épargnée, comme s'il n'était pas dans la nature de Mangefeu d'avoir besoin de feu pour vivre. Le cadre théâtral permet de jouer sans risque les situations conflictuelles : la distanciation permet de les comprendre et, selon la théorie aristotélicienne, de les résoudre. De la même façon, le début de Pinocchio montre clairement son statut fictionnel :

‘Il était une fois…
Un ROI, direz-vous ?
Pas du tout, mes chers petits lecteurs. Il était une fois… UN MORCEAU DE BOIS.’

L'entrée dans la fable se fait par l'usage de la formule canonique et le cadre fictionnel fonctionne à la manière de la scène théâtrale. Le lecteur se trouve donc dans la situation de Pinocchio dans le théâtre de marionnettes car il s'identifie au personnage de la fiction grâce auquel il peut trouver des modèles de comportement permettant de répondre à des questions qu'il se pose. La fiction littéraire est au lecteur ce que le théâtre de marionnettes est pour Pinocchio. Cependant, l'utilisation -ou non- des ‘«’ ‘indices de fiction’ ‘»’ ‘ 27 ’ ‘’est problématique car ‘«’ ‘les genres peuvent changer de normes’ ‘»’ ‘.’ ‘ 28

Par ailleurs, la recherche actuelle en psychologie cognitive tend à prouver que la confusion entre la réalité et la fiction n'est pas due à une imprégnation trop forte dans la fiction, mais au contraire à un manque de connaissance de son fonctionnement. Comme le fait remarquer Jean-Marie Schaeffer 29 , « (…) le danger d'un passage à l'acte ne provient pas, comme Platon et ceux qui reprennent ses thèses le croient, d'une imagination trop nourrie, mais à l'inverse d'une capacité imaginative très peu développée. S'opposer à l'exercice des capacités imaginatives, loin de limiter les risques d'un passage du « pour de faux» au «pour de vrai», les augmente.» De plus, l'argumentation antimimétique résulte d'un amalgame entre la fiction et l'illusion mensongère ; or, ce n'est qu'en renonçant aux critères de vrai et de faux -en adoptant, par exemple, la notion de «mentir-vrai»- que l'on résout le paradoxe de la littérature fictionnelle qui est un univers séparé de la réalité, puisqu'il fonctionne selon ses propres règles, mais qui est également partie intégrante de l'univers réel.

Si l'on met en parallèle la fiction et les pratiques sociales fondées sur le mimétisme -conformismes comportementaux ou techniques d'apprentissage- on comprend la fonction essentielle de la fiction dans une société : transmettre l'ensemble des connaissances d'un groupe social. Comme le souligne Jean-Marie Schaeffer 30 , ‘«’ ‘la stabilité des traces mémorisées est une des conditions pour que l'effet cumulatif des expériences faites par l'humanité au fil du temps puisse se déployer pleinement. Si cet effet est particulièrement évident dans le domaine des connaissances abstraites, il n'est pas moins important dans d'autres domaines, qu'il s'agisse des institutions sociales ou des pratiques artistiques. L'assimilation des supports sémiotiques non volatils par pratiquement toutes les communautés humaines existant aujourd'hui explique donc le développement exponentiel du monde culturel -irréductible à la fois au monde physique et à celui de la représentation mentale individuelle- qui est un des traits les plus caractéristiques de notre fin de millénaire.’ ‘»’ ‘’Toute fiction est une construction réparatrice puisqu'elle permet de compenser le défaut de mémoire : elle fait le lien entre les hommes, entre les générations. On peut penser alors que la production intensive de fictions actuelles répond aux destructions massives du XXème siècle.

La fiction transmet les connaissances d'un groupe social donné et la transformation des représentations ou des comportements s'effectue par imitation de modèles face à des problèmes existentiels et par réinterprétation des représentations mentales ainsi transmises.

Notes
25.

Jean-Marie Schaeffer, op. cit., p.40

26.

Carlo Collodi, Pinocchio, p.64

27.

Gérard Genette, op. cit., p.89

28.

Gérard Genette, op. cit., p.93

29.

Jean-Marie Schaeffer, op. cit., p.40

30.

Jean-Marie Schaeffer, op. cit., p. 106