4. Fiction et manipulation

La plupart des productions fictionnelles actuelles fonctionnent selon les lois économiques : en effet, en tant que produit culturel, il doit satisfaire à la demande et par conséquent être dépendant des études de marché. Comme le souligne Ignacio Ramonet 31 , ‘«’ ‘les nouveaux et gigantesques conglomérats culturels disposent maintenant de moyens colossaux en matière de recherche et d'études de marché, ainsi qu'en équipements technologiques pour effets spéciaux, ce qui leur permet de fabriquer des images calibrées pour répondre à la demande la plus universelle.’ ‘»’ ‘’De ce fait, pour obtenir une lisibilité maximale garante du succès, les fictions diffusées à grande échelle fonctionnent sur des stéréotypes culturels. Dans ces conditions, les productions fictionnelles originales ont peu de chances d'être comprises et les informations échangées entre les individus sont appauvries par un capital culturel amoindri. Il nous semble que s'effectue de la sorte un contrôle de la société par manipulation : l'imaginaire, médiatisé, homogénéisé selon des standards culturels largement diffusés par des groupes multimédiatiques, est la cible privilégiée car la domination est masquée par le consentement. C'est dans le ravissement que sont consommés les produits déversés à l'échelle planétaire. Ignacio Ramonet 32 fait remarquer que les spots publicitaires sont des ‘«’ ‘lieux d'expérimentation sophistiqués pour la mise au point des produits de la plus haute technologie culturelle’». Jean-Luc Godard 33 estime que «les spots sont les seuls films efficaces et bien faits». Des professionnels de différents domaines -sociologues, graphistes, créateurs- interviennent pour leur réalisation dans un souci d'efficacité maximale. Cependant, on peut se demander quelle est leur visée essentielle. Pratiquement tous les spots publicitaires ont un double message : l'un est commercial puisqu'il s'agit de promouvoir un produit, l'autre est une fiction qui enrobe le discours mercantile. Au-delà de cette fonction d'enrobage, on peut s'interroger sur le message fictionnel. Pour Ignacio Ramonet 34 , la vitesse de défilement d'images ‘«’ ‘est un moyen de rendre le regard captif et de provoquer un effet d'hypnose’». Le spectateur, fasciné, se laisse assujettir au discours imposé qui toujours lui promet la réussite, le bonheur. ‘«’ ‘Les spots vendent du rêve, ils proposent des raccourcis symboliques pour une rapide ascension sociale. Ils diffusent avant tout des symboles et établissent un culte de l'objet, non pour les services pratiques que celui-ci peut prendre, mais pour l'image qu'il permet aux consommateurs de donner d'eux-mêmes’ ‘»’ ‘.’ ‘ 35 ’ ‘’Les discours véhiculés dans les micro-fictions publicitaires importent plus que les discours mercantiles : en effet, ces derniers s'annulent les uns les autres alors que les discours fictionnels renforcent les stéréotypes idéologiques qui structurent notre temps. Cette culture commune imposée insidieusement est une arme contre la démocratie qui suppose le libre exercice de la pensée. Comme le fait remarquer Philippe Breton 36 , on a toujours eu tendance ‘«’ ‘à associer étroitement totalitarisme et manipulation et, de façon corollaire, démocratie et liberté de l'opinion.’ ‘»’ ‘’De ce fait, on «suppose que les moyens utilisés pour convaincre sont étroitement dépendants des valeurs dominantes de la société où ils sont utilisés». Or, il est nécessaire ‘«’ ‘d'établir une barrière très étanche entre les valeurs, les idées, les opinions qui sont exprimées et les méthodes utilisées pour les défendre.’ ‘»’ ‘ 37 ’ ‘’En fait, il peut y avoir manipulation dans les dispositifs utilisés pour transmettre des valeurs jugées positives. Les spots publicitaires visent à assimiler les consciences dans des comportements stéréotypés et oublient les conflits politiques, pourtant omniprésents. C'est pourquoi il est nécessaire de s'opposer, malgré le plaisir qu'on peut en tirer, à cette standardisation des esprits qui suppose l'élimination des créations originales, insoumises, indifférentes aux lois du marché. La plupart des fictions contemporaines reproduisent le fonctionnement des micro-fictions publicitaires. Des firmes multimédiatiques lancent des produits -livres, CD, films, jeux vidéos- après avoir fait des études de marché extrêmement pointues et après avoir sélectionné un certain nombre de critères culturels.

Dans ce contexte, la fiction -comme toute autre création culturelle- ne peut être qu'un divertissement soumis aux mêmes procédés d'homogénéisation, de standardisation que n'importe quel autre produit commercial. Les individus sont perçus comme des consommateurs culturels et sont, par conséquent, classés en fonction de ce qu'ils consomment. Les enfants deviennent aujourd'hui une cible commerciale privilégiée dans la mesure où ils ont un pouvoir d'achat et l'on peut penser que la modélisation des consciences par les firmes multimédiatiques commence dès le plus jeune âge. Le contrôle des individus ou des groupes s'effectue non plus de façon coercitive -comme le faisait la censure ou la répression- mais par adhésion volontaire : le clonage des consciences prépare le clonage des individus. Contre cette américanisation standardisée, les créations indépendantes ont peu de chance d'être reçues. Comme le fait remarquer Ignacio Ramonet 38 , ‘«’ ‘alors qu'elle n'achète, par exemple, que 1% de films à l'étranger, l'Amérique inonde le monde de productions de Hollywood. (…) Et cette situation pourrait s'aggraver avec l'arrivée de nouvelles chaînes numériques pouvant être captées par 80% des téléspectateurs avec une simple antenne râteau traditionnelle, sans parabole. (…) Cela favorisera la conquête de l'imaginaire, que les Etats-Unis conduisent en stimulant la diffusion internationale de leurs téléfilms, séries, dessins animés, vidéo-clips, bandes dessinées, jeux télévisés, retransmissions sportives, publicités, etc. Sans parler des modèles vestimentaires, urbanistiques ou culinaires.’ ‘»’

La fiction est donc un moyen de manipuler les individus par modélisation des structures mentales ; elle est d'autant plus efficace qu'elle agit avec le consentement des individus.

Notes
31.

Ignacio Ramonet, Propagandes silencieuses, p.11

32.

Ignacio Ramonet, op. cit., p.13

33.

Propos cité par Ignacio Ramonet, op. cit., p.48

34.

Ignacio Ramonet, op. cit., p.13

35.

Ignacio Ramonet, op. cit., p.63

36.

Philippe Breton, La parole manipulée, p.18

37.

Philippe Breton, op. cit., p.19

38.

Ignacio Ramonet, op. cit., p.28