‘«’ ‘A quoi servent des histoires qui ne sont même pas vraies ?’ ‘»’ ‘ 44 ’ ‘’Telle est la question qu'Haroun pose à son père, le conteur Rachid Khalifa 45 . Ce dernier est tellement occupé à inventer et à raconter des histoires qu'il ne se rend pas compte que sa femme Soraya, gagnée par la tristesse de la ville et la médisance d'un voisin totalement dépourvu d'imagination, s'est arrêtée de chanter. Haroun, lui, a entendu la terrible question :
‘Qu'est-ce que c'est que toutes ces histoires ? La vie n'est pas un livre de contes ni un magasin de farces et attrapes. Tout cet amusement ne mènera à rien de bon. A quoi servent des histoires qui ne sont même pas vraies ? (Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires, p.17)’Haroun a beau feindre l'indifférence, la question devient obsédante. Ce qui est reproché à Rachid, c'est d'exercer une activité futile ; en effet, son métier ne s'impose pas avec évidence aux yeux de ses proches. Le voisin ne voit pas l'utilité du métier exercé par Rachid et l'incompréhension mène à la médisance. Pourtant, les hommes politiques cherchent tous à s'accaparer «la langue magique» de Rachid : en effet, alors qu'ils sont incapables de convaincre les électeurs qu'ils disent la vérité, Rachid gagne la confiance de tous ‘«’ ‘parce qu'il reconnaissait toujours que tout ce qu'il racontait était faux et inventé. Aussi, les politiciens avaient-ils besoin de Rachid pour ’ ‘«’ ‘les aider à gagner les voix des gens’ ‘»’ ‘ 46 ’ ‘.’
Tel est le paradoxe de la fiction : en se déclarant «non vraie», elle crée un paradoxe logique dont on ne peut sortir. La fiction fonctionne selon le même principe que le paradoxe d'Eupiménide ou le paradoxe du menteur, lequel démontre qu'il y a des assertions non démontrables. Eupiménide le Crétois affirme : «Tous les Crétois sont des menteurs.»Si la proposition est vraie, alors l'énoncé est faux et inversement, si la proposition est fausse, alors l'énoncé est vrai. Cette proposition bouscule la dichotomie entre ce qui est vrai et ce qui est faux. On obtient une boucle étrange 47 : si c'est vrai, alors c'est faux ; si c'est faux, alors c'est vrai. D'un point de vue logique, c'est inconcevable. Pourtant, ce paradoxe logique a été démontré par Gödel. 48 A la manière du ruban de Möbius qui ne possède qu'un côté et qu'un bord et abolit la dichotomie entre le recto et le verso, le haut et le bas, le paradoxe d'Eupiménide est une boucle étrange qui abolit les dichotomies entre le vrai et le faux. 49 La réflexivité est à la source du paradoxe. La fiction est, par définition, une proposition contradictoire -puisqu'elle affirme qu'elle ment- qui défie la logique dans la mesure où la raison -occidentale- repose sur le principe de non-contradiction : soit un énoncé est vrai, soit il est faux ; or, il existe des propositions contradictoires. Ici, le paradoxe est double puisque M. Butoo dit que ce que dit Rachid est faux -c'est un conteur d'histoires- et Rachid dit que ce que dit M. Butoo est vrai. C'est un prolongement du paradoxe d'Epiménide construit sur deux énoncés : ‘«’ ‘La phrase suivante est fausse. La phrase précédente est vraie.’ ‘»’ ‘ 50 ’ ‘’Séparément ces deux phrases sont logiques ; lorsqu'elles renvoient l'une à l'autre, elles sont contradictoires. De ce fait, Salman Rushdie montre que la proposition de chacun des personnages entre en contradiction avec la proposition de l'autre et amène le lecteur à s'interroger sur ce partage théorique entre le vrai et le faux, et plus généralement sur le principe de non-contradiction. La réflexivité (Eupiménide parle de lui, la fiction parle d'elle) crée le paradoxe logique.
On voit en œuvre la démarche didactique de Salman Rushdie. L'enjeu est capital : celui-ci a essayé de justifier son travail d'écrivain après la condamnation qui le frappait ; devant l'incompréhension presque générale, il était évident qu'un travail d'éducation s'imposait. En ce qui concerne la relation qui existe entre Rachid et M. Butoo, le problème posé est celui de l'articulation entre la fiction et le politique. Question à prendre au sérieux, même si posée sous des airs futiles, quand on sait qu'Haroun et la mer des histoires paraît un an après que l'imam Khomeiny eut lancé une fatwa contre Salman Rushdie, coupable d'avoir écrit Les versets sataniques. On lui reproche d'insulter la foi musulmane. Solidaires, entre autres, de l'imam Khomeiny : Monseigneur Lustiger, de surcroît membre de l'Académie française pour lequel ‘«’ ‘la figure du Christ et celle de Mahomet n'appartiennent pas à l'imaginaire des artistes (…)’ ‘»’ ‘.’ ‘ 51 ’ ‘’Cette fatwa inaugure l'ère du meurtre d'écrivains, coupables de fiction : non plus exclus de la cité -selon le vœu de Platon- mais tués. Par ailleurs, la fatwa contre l'écrivain est aussi une fatwa contre ses lecteurs, coupables, eux aussi, de pratiquer la fiction. 52
Quelles menaces la fiction fait-elle peser sur la société pour engendrer de telles haines ? Quelle terreur justifie une telle fureur, un tel acharnement ? Pourquoi continuer, obstinément, à raconter des histoires au péril de la vie ? Comme le fait remarquer Camus 53 dans Le mythe de Sisyphe, ‘«’ ‘Galilée qui tenait une vérité d'importance, l'abjura le plus aisément du monde dès qu'elle mit sa vie en péril.’ ‘»’ ‘’Dans Haroun et la mer des histoires, ‘«’ ‘l'ennemi juré de toutes les histoires et du langage lui-même’», Khattam-Shud 54 explique à Haroun la raison pour laquelle il hait les histoires :
‘Mais pourquoi haïssez-vous autant les histoires ? (…)La haine de la fiction est ainsi justifiée par le fait qu'elle entrave le contrôle du monde en proposant d'autres mondes possibles. Pour lutter contre ces histoires qui l'empêchent de contrôler le monde, Khattam-Shud a trouvé une stratégie efficace : il s'agit de les éliminer en produisant un flot d'anti-histoires :
‘Il se trouve que j'ai personnellement découvert que pour chaque histoire il existe une anti-histoire. je veux dire que chaque histoire -et donc chaque courant d'histoires- a son antidote, et si on verse cet antidote dans l'histoire, les deux s'annulent mutuellement et boum ! Fin de l'histoire. - Et maintenant : vous avez ici la preuve que j'ai découvert un moyen de faire la synthèse de ces anti-histoires, ces contre-contes. Oui ! Je peux les mélanger ici, dans des conditions de laboratoire et produire un poison concentré plus efficace, auquel aucune des histoires de votre précieux océan ne peut résister. Nous avons déversé ces poisons concentrés un par un, dans l'Océan. (…) Chaque jour, nous synthétisons et nous libérons de nouveaux poisons ! Chaque jour, nous tuons de nouvelles histoires ! Bientôt, l'Océan sera mort -froid et mort. (Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires, p.13) 55 ’La hantise de la disparition des histoires du conteur Rachid Khalifa peut être mise en parallèle avec la hantise de la mort de la littérature qui semble être une préoccupation actuelle. 56 On peut penser que les fictions produites par les firmes multimédiatiques culturelles s'apparentent aux anti-histoires de Khattam-Shud. La haine de la fiction est justifiée par le fait qu'elle entrave le contrôle du monde en proposant d'autres mondes possibles. C'est pourquoi les hommes de pouvoir tentent ou de mettre dans leur camp les faiseurs d'histoires -selon la manière de M. Butoo- ou de fabriquer des «anti-histoires» -selon la manière de Khattam-Shud- lorsqu'ils ne décident pas de «coudre les lèvres» pour réduire au silence les bavards, comme ils le font pour la princesse Batcheat. Il y aurait donc des écrivains à la solde d'hommes de pouvoir qui écriraient selon les consignes données, il y aurait des écrivains faiseurs d' anti-histoires qui participeraient à la destruction des histoires noyées dans le flot et il y aurait des écrivains bavards bâillonnés. Reste-t-il alors encore un espace pour l'écrivain qui refuserait d'entrer dans ces catégories ?
Si les hommes de pouvoir exercent une telle surveillance sur la fiction, c'est parce qu'elle est considérée comme un vecteur de subversion sociale. En effet, chaque histoire, atypique, résiste au vœu de fusion sociale. Dans ‘«’ ‘le pays d'Alifbay, une ville triste la plus triste des villes, une ville si épouvantablement triste qu'elle en avait oublié son propre nom’ ‘»’ ‘’ ‘ 57 ’ ‘, ’Rachid est payé pour fournir ‘«’ ‘des sagas qui dégagent la bonne humeur’ ‘»’ ‘’ ‘ 58 ’ ‘’et se trouve ainsi piégé. Il doit raconter des histoires selon le goût de M. Butoo ; de ce fait, il contribue à valider l'idéologie politique qui cherche à s'imposer. Le conteur Rachid Khalifa peut choisir sa bannière, mais en le faisant, il est responsable de la victoire politique du candidat qui l'a engagé :
‘Vous allez raconter des histoires heureuses, qui dégagent la bonne humeur et le peuple vous croira, il sera heureux et il votera pour moi. (Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires, p.50)’Rachid doit raconter des histoires selon le goût de M. Butoo ; de ce fait, il contribue à valider l'idéologie politique qui cherche à s'imposer. Mais que faire ? Rachid tente une explication auprès d'Haroun :
‘Raconter des histoires est le seul métier que je connaisse. (Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires, p.20)’La seule forme de résistance possible serait le renoncement qu'Haroun envisage. Tant qu'il raconte des histoires, il fait figure d'inadapté social, incapable de changer de profession. C'est qu'il s'agit d'une vocation qui engage l'être dans sa totalité. C'est pourquoi, lorsqu'Haroun, son héritier spirituel, lui pose la question fatale, Rachid perd la voix ou parle comme ‘«’ ‘un corbeau stupide’ ‘»’ ‘ 59 ’ ‘ ’:
‘Rachid Khalifa, le légendaire Océan des Idées, le célèbre Shah de Bla, debout devant un immense public, ouvrit la bouche, et découvrit qu'il n'avait plus d'histoires à raconter. ( Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires, p.20)’Si la question frappe de stupeur le père, on constate qu'en même temps, elle blesse le fils. En effet, à partir du moment où la question a été posée, le temps est détraqué pour Rachid comme pour Haroun à l'image des réveils que Rachid s'acharne à détruire. Désormais, Haroun ne peut fixer son esprit plus de onze minutes. De ce fait, il est dans l'incapacité d'achever quelque activité que ce soit. Bloqué dans la durée, il perd la mémoire et ne peut plus penser.
Ces histoires qui ne sont même pas vraies auraient-elles donc un rapport avec la mémoire ? avec la connaissance ? Permettraient-elles d'assurer la survie d'un groupe social au travers de ce que l'on appelle culture ? Serait-ce la raison pour laquelle chaque société se fait un devoir de transmettre ces histoires qui ne sont même pas vraies ?
Haroun et la mer des histoires illustre les problèmes posés par la fiction dans un contexte culturel donné. C'est une fiction qui illustre les problèmes que pose la fiction. La réflexivité permet de déplacer les problèmes qui se posent à une idéologie ; l'autonomisation et la textualisation d'exemples particuliers permettent de suggérer des idées par inférence. La fiction est donc une construction rhétorique réflexive qui permet de formaliser des problèmes qui affectent une idéologie. Elle fonctionne à la manière d'un dispositif expérimental qui prouve les faits parce qu'ils sont là : la fiction met en scène des faits qui ne peuvent être niés.
On peut penser que la fiction est en péril, peut-être même la société, à partir du moment où le doute s'installe dans la conscience de ceux qui doivent, par vocation, transmettre les histoires. La question ayant été posée, Haroun doit partir en quête de la Source des histoires, aventure qui lui permet de trouver ses propres repères et ses propres valeurs. Il doit faire lui-même l'expérience de cette aventure, personne ne peut le faire à sa place. C'est à chacun de chercher aventure, dans la fiction.
A la question posée par Haroun -‘»’ ‘A quoi servent des histoires qui ne sont même pas vraies ?’ ‘»’ ‘- ’Salman Rushdie propose une réponse sous forme de fiction. Ce dispositif expérimental permet de poser les faits dans un contexte autonome et de suggérer une généralisation par inférence. Ainsi, la fiction proposée par Salman Rushdie pose-t-elle comme fait expérimental la fonction politique de la fiction : conscients du pouvoir de la fiction, les hommes politiques cherchent à la domestiquer ou à la contrecarrer. Présentée comme un fait expérimental indéniable, la fiction a valeur d'argument.
Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires, p.20
Les noms Haroun et Rachid sont des renvois aux Mille et une nuits.
Salman Rushdie, op. cit., p.18
Douglas Hofstadter, Gödel Escher Bach, passim
Douglas Hofstadter, op. cit., passim
Douglas Hofstadter, op. cit., p. 19
Douglas Hofstadter, op. cit., p.24
cf. Christian Salmon, op. cit., p.15
Dans Mes bibliothèques, Varlam Chalamov raconte comment son beau-frère «fouillait les chambres de son père et de sa sœur dans un but prophylactique». (p.19)
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, p.17
En hindoustani, «Khattam-Shud» signifie «complètement terminé» selon Salman Rushdie, op. cit., p.249
L'Océan renvoie au conteur Rachid Khalifa qui est appelé «le légendaire Océan des Idées» (p.20), mais aussi «la Grande Mer des Histoires» (p.61) dans laquelle doit plonger Haroun pour triompher de Khattam-Shud.
Les violentes polémiques sur l'enseignement de la littérature témoignent d'une peur certaine de cette disparition. Cela est d'autant plus curieux qu'indéniablement, on n'a jamais autant écrit -et en particulier des fictions- ni jamais autant lu.
Salman Rushdie, op. cit., p.11
Salman Rushdie, op. cit., p.51
Salman Rushdie, op.cit., p.20