1. Un imparfait instrument de communication

La définition la plus communément admise du langage est celle qui le considère comme un outil de communication. En tant que tel, il devrait être adapté aux besoins de la communication. Or, cet outil est imparfait et ne sert qu'imparfaitement à communiquer.

1.1. On ne peut supprimer les mots

A défaut de pouvoir présenter les choses, on les représente, c'est-à-dire qu'on les fait paraître au moyen de signes, qui ont la capacité d'être mis à la place de quelque chose d'autre. Le signe linguistique est un élément d'un ensemble régi par des règles autonomes, sans rapport avec la réalité, même si des tentatives de symbolisation -en particulier phoniques- ont été tentées. Chaque langue est un système arbitraire dont les unités pertinentes -des phonèmes aux groupes syntaxiques- correspondent entre elles et non avec des référents. C'est pourquoi la langue est conçue comme un système de différences. De ce fait, le signe linguistique, différentiel, ne peut être perçu en dehors du système linguistique auquel il appartient. En conséquence, il ne peut y avoir de langue universelle. Outre son caractère arbitraire et son caractère différentiel, le signe est linéaire, c'est-à-dire qu'il fonctionne sur deux axes : paradigmatique et syntagmatique. Dans la phrase ‘«’ ‘J'aime le chat parce qu'il sait tout’.» (Claude Roy), l'unité «chat» se substitue à tout autre unité du système -»chien», par exemple- et se combine avec les autres unités environnantes. On peut donc parler de linéarité structurelle du système linguistique. Nous montrerons ultérieurement que certains écrivains essaient de doubler cette linéarité d'une spatialisation : ainsi Stéphane Mallarmé, et bien d'autres. Ainsi, ce qui s'impose avec la linguistique contemporaine, c'est l'inadéquation fondamentale entre le signe et le référent. Cette hypothèse qui fonde la linguistique est poétiquement impensable.

Dans Les voyages de Gulliver, Jonathan Swift part du constat d'inadéquation entre le signe et le référent qui entrave la communication entre les hommes. Il propose une solution pour créer un moyen de communication universelle : il s'agit de supprimer les mots. Le personnage visite la grande Académie de Lagado où il rencontre des professeurs dont la recherche est consacrée à l'étude des langues. Parmi les projets étudiés, l'une vise la suppression des mots.

‘Le (…) projet envisageait l'abolition complète de tous les mots (…) On proposait donc, chaque mot n'étant que le nom d'une chose, que dans un souci de commodité accrue chacun transporte les objets nécessaires pour exprimer l'affaire particulière l'occupant. (…) plusieurs des êtres les plus sages et savants adhèrent au nouveau projet consistant à s'exprimer par le truchement des choses ; il n'a qu'un petit inconvénient ; si les affaires d'un homme sont très importantes et de genres différents, il sera obligé de porter sur son dos un fardeau d'objets proportionnel à moins de disposer d'un ou deux solides domestiques. (…) L'autre grand avantage ambitionné par cette invention est de constituer une langue universelle compréhensible dans toutes les nations civilisées dont les biens et les ustensiles sont peu ou prou les mêmes (…)
(Jonathan Swift, Voyages de Gulliver , p.256)’

Ces Académiciens partent de l'hypothèse erronée selon laquelle la langue est une nomenclature, ce qui présuppose que le monde est ordonné antérieurement à toute perception, à toute désignation. Pour le sens commun, à l'évidence, certains signes linguistiques correspondent à une réalité perceptive : ainsi, le signe «chat» renvoie-t-il à un référent préexistant. Cependant, à l'évidence également, le signe «chat» implique une organisation du monde zoologique divisé en différentes espèces animales. Par conséquent, le signe linguistique témoigne d'une structuration du monde, variable dans le temps et l'espace, selon les locuteurs.

Ainsi, comme le rappelle Umberto Eco dans Kant et l'ornithorynque, lorsque Marco Polo découvre, en arrivant à Sumatra, des rhinocéros, qu'il ne connaissait pas auparavant, il les décrit par rapport à ce que sa culture lui procure, soit la licorne. Ainsi, plutôt que de croire qu'il existe des animaux inconnus à son univers culturel, il préfère penser que la description des licornes est défectueuse par rapport à ce qu'il perçoit. La perception du monde est donc une construction culturelle qui s'effectue dans le langage. 60

Dans La recherche de la langue parfaite, Umberto Eco montre que chaque langue organise le monde d'une certaine façon et que cette organisation a été perçue, dans la culture européenne, héritière du mythe de Babel ancré dans la tradition judéo-chrétienne, comme une confusion nuisant à la communication. Pourtant, l'utopie d'une langue universelle repose sur la nécessité d'un fonds commun ; ce qui, logiquement, ne peut être qu'un appauvrissement. 61 Par ailleurs, dans Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, les Académiciens de Lagado pensent, à tort, qu'un objet, par sa présence seule, peut énoncer sa nature, ses propriétés, ses liens par rapport à d'autres objets, par rapport aux personnes. Pour eux, la communication par objets serait un moyen de communication universelle que la pluralité des langues entrave. Mais, selon Jonathan Swift, l'inconvénient majeur de la suppression des mots est l'excessif bagage que chacun doit emporter avec soi alors qu'une langue fonctionne toujours selon le principe de l'économie des moyens. On peut ajouter qu' un objet en soi ne communique rien et que le bagage dont on s'encombre serait assurément inadapté à la rencontre entre des personnes. C'est pourquoi, à défaut de pouvoir présenter les choses, on les représente c'est-à-dire qu'on les fait paraître au moyen de signes -parmi lesquels les signes linguistiques- qui ont la capacité d'être mis à la place de quelque chose d'autre.

Si l'on s'en réfère à la fiction proposée par Jonathan Swift, les mots ne servent qu'imparfaitement à communiquer : les Académiciens de Lagado ont raison ; mais on ne peut les supprimer : les Académiciens de Lagado ont tort.

Notes
60.

Contrairement à ce que l'on pourrait croire, on ne peut observer que ce que l'on sait déjà. Le langage renseigne sur la manière de percevoir, de construire le monde.

61.

Dans 1984, George Orwell montre que la «novlangue» qui réduit le choix des mots est une réduction de la pensée.