1.3. Cratyle contre Hermogène

La nécessaire présence des signes supplée l'absence des choses. Mais le signe n'est pas transparent ; le monde est dans la confusion. Il s'agit alors de retrouver ce qui, d'une certaine façon, a été perdu, par la duplication, la réitération. Le signe fait apparaître ce qui est absent et souligne le statut paradoxal de la chose représentée, absente et présente. Ce que Stéphane Mallarmé suggère dans Crise de vers :

‘Je dis : une fleur ! et, hors l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets. (Stéphane Mallarmé, Crise de vers, p.35)’

Le problème qui se pose alors est celui de la relation qui unit le signe à la chose. Le débat est ancien : dans Cratyle, Platon oppose deux personnages : Cratyle et Hermogène. Il s'agit de savoir si les mots résultent d'un accord -thèse soutenue par Hermogène- ou s'ils résultent d'une analogie perçue par celui qui nomme les choses entre la nature des choses et les mots -thèse soutenue par Cratyle-. Cette question, à laquelle Platon répond de façon ambiguë, est toujours d'actualité et il semblerait que les écrivains n'admettent qu'à contre-gré l'arbitraire saussurien 64 . En effet, tant que l'on considère la langue comme un simple outil de communication, on peut se satisfaire de l'arbitraire saussurien, mais si l'on considère que la langue est constitutive de la personne, alors l'arbitraire saussurien est difficilement admissible et l'on va chercher la signification des mots.

Si l'on s'en réfère à Umberto Eco 65 , le rêve universel le plus communément partagé est la transparence du langage, soit la coïncidence entre le signe et la chose. La tradition populaire transmet la croyance en une magie de la langue qui coïncide avec le monde. Ainsi, les fées, en jetant des sorts, prononcent-elles des paroles qui font advenir les choses. A cet égard, l'étymologie crée, autour du mot «fée», un champ sémantique intéressant. En effet, le mot «fée» est issu du latin «fatum» ( = destin) 66 lui-même dérivé du verbe latin «for, fatus sum, fari» ( = parler, dire ; célébrer, chanter, prédire). D'un point de vue étymologique, la fée est celle qui, par sa parole fait advenir les choses, et le mot confère à la chose créée sa nature. Par ailleurs, le mot «fable» vient du latin «fabula», lui-même dérivé de ‘«’ ‘fari’ ‘»’ ‘ 67 ’ ‘; ’la fable, c'est ce que l'on raconte à l'infans (= l'enfant) (in-fari) 68 pour le faire exister. En ce sens, tout raconteur d'histoires est un magicien.

‘C'est avec raison qu'on parle de la magie de l'art et qu'on compare l'artiste à un magicien. Mais cette comparaison est peut-être encore plus significative qu'elle le paraît. L'art, qui n'a certainement pas débuté en tant que «l'art pour l'art», se trouvait au début au service de tendances qui sont aujourd'hui éteintes pour la plupart. Il est permis de supposer que parmi ces tendances se trouvaient bon nombre d'intentions magiques.
(Sigmund Freud, Totem et tabou, p.106)’

Cette question -à savoir la relation entre le signe et la chose- est une préoccupation majeure chez les écrivains. Dans Haroun et la mer des histoires de Salman Rushdie, le conteur transmet à son fils l'évidence de cette coïncidence, comme si elle allait de soi :

‘Est-ce que ces noms signifient quelque chose ? demanda Haroun.
- Tous les noms signifient quelque chose, répondit Rachid. (p.41)’

Pourtant, ce qui semble aller de soi est mis en question par les enfants qui, toujours, posent des questions essentielles et dérangeantes. Ainsi en est-il d'Alice 69 qui franchit le miroir pour sortir du terrifiant monde réel et entrer dans le monde du langage où, protégée, elle peut poser les questions essentielles :

‘«Mon nom est Alice, mais…»
«Que voilà donc un nom idiot ! intervint avec impatience Heumpty Deumpty. Qu'est-ce qu'il signifie?»
«Est-il absolument nécessaire qu'un nom signifie quelque chose ? s'enquit, dubitative, Alice.»
Evidemment, que c'est nécessaire, répondit, avec un bref rire, Heumpty Deumpty.» ( Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir, p.151)’

Heumpty Deumpty vient de faire remarquer à Alice que son nom est un nom «idiot» contrairement au sien : il y aurait donc des noms plus ou moins justes. Et ceci est très important lorsqu'il s'agit du nom propre. En effet, dans de nombreuses traditions, le nom propre signifie le destin de la personne. Ainsi, Jésus (Jean 1, 42) baptiste-t-il Simon en lui donnant son vrai nom qui lui révèle sa mission :

‘Tu es Simon, fils de Jonas ; tu seras appelé Céphas (ce qui signifie Pierre ) (Nouveau Testament, Jean 1, 42)’

La tradition chrétienne opère donc une distinction entre le nom usuel, social et le nom de baptême qui est le vrai nom de la personne, son nom propre qui coïncide avec son être. Il y a donc une distinction entre l'identité de la personne et l'identité sociale. Il semblerait que le travail sur l'écriture renvoie à l'identité personnelle plus qu'à l'identité sociale. Alice vient d'apprendre qu'il y a un lien de nature entre le signe et la chose et s'interroger sur son nom, c'est s'interroger sur elle-même. 70 Cette croyance en un lien de nature entre les mots et les choses occupe une place considérable dans la culture occidentale. Si l'on s'en réfère à la tradition biblique, la création du monde résulte d'un acte magique de profération ; par conséquent, le signe précède le monde et le mot génère la chose. En nommant les choses, Dieu, démiurge, crée la nature des choses. Il y a équivalence entre le geste et la parole : dire et faire coïncident. Le signe, émanation divine, est aussi la signature des choses.

‘D'abord, Dieu parle, en créant le ciel et la terre et il commence par dire : «Que la lumière soit.» C'est seulement après cette parole divine que «la lumière fut» (Genèse 1, 3-4). La création a lieu par un acte de parole, et, rien qu'en nommant les choses qu'il crée au fur et à mesure, Dieu confère à celles-ci un statut ontologique : «Et Dieu appela la lumière «jour» et les ténèbres «nuit» (…) (et) déclara le firmament «ciel». (Umberto Eco, La recherche de la langue parfaite, p. 21)’

Cependant, Umberto Eco montre 71 que le texte biblique est délicat à interpréter. Si l'on considère Genèse 2, on constate que les choses préexistent à la désignation faite par Adam :

‘L'Eternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l'homme, pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l'homme. ( Ancien Testament, Genèse, 2, 19)’

Ainsi, le pouvoir donné à Adam ne consiste pas à créer les choses, mais à les révéler, c'est-à-dire à donner leur signification en les désignant. Adam désigne les choses selon leurs caractéristiques internes : les noms donnés sont «justes», «propres». C'est ce que semble suggérer la désignation de la femme :

‘L'Eternel Dieu forma une femme de la côte qu'il avait prise de l'homme, et il l'amena vers l'homme. Et l'homme dit : Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair ! On l'appellera femme, parce qu'elle a été prise de l'homme. (Genèse, 2, 22)’

Il y a donc une distinction entre la création, qui est un acte divin, et la désignation, qui est le don fait à Adam. Le «parce que» justifie le nom -femme- par une histoire antérieure -le prélèvement sur la côte d'Adam- et il y aurait similitude, ressemblance entre le mot et la chose. Adam, premier homme, serait capable de trouver le nom propre des choses. Dans un monde où les choses sont déjà là, Adam serait hermogéniste puisqu'il décide du nom et cratylien puisqu'il trouve le nom propre des choses. Qu'en est-il aujourd'hui de cet héritage adamique ?

Notes
64.

Gérard Genette, Mimologiques, passim

65.

Umberto Eco, La recherche de la langue parfaite, p.13

66.

O. Bloch et W. Von Wartburg

67.

F. Gaffiot

68.

F. Gaffiot

69.

Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir , p.59

70.

Selon Philippe Bonnefis, «l'œuvre n'est (…)qu'un territoire sonore conquis sur le nom de l'auteur». Philippe Bonnefis, Pascal Quignard.

71.

Umberto Eco, La recherche de la langue parfaite, p. 21 sq