1.4. L'héritage adamique

Il est des écrivains pour lesquels l'héritage adamique lègue un pouvoir démiurgique. Ainsi, dans Haroun et la mer des histoires de Salman Rushdie, le Génie de l'Eau, qui fournit en histoires le conteur Rachid Khalifa, apprend-il à Haroun le pouvoir de la nomination. Celui-ci, incapable de choisir un oiseau parce qu'il n'en connaît qu'un, apprend que sa liberté de choix n'est pas limitée au monde qu'il perçoit, mais qu'il peut choisir dans le monde des mots que lui-même invente. Il s'agit donc de défendre ici l'arbitraire individuel :

‘«On peut choisir ce qu'on ne peut pas voir», dit-il comme s'il expliquait quelque chose d'absolument évident à quelqu'un d'absolument stupide. «On peut citer le nom d'un oiseau même si l'oiseau n'est pas présent ni exact : corbeau, caille, colibri, bulbul, mainate, perroquet, milan. On peut même choisir un être volant de sa propre invention, un cheval ailé par exemple, une tortue volante, une baleine aéroportée, un serpent de l'espace, une aérosouris. Donner à une chose un nom, une identification, un titre ; la sauver de l'anonymat, l'arracher du lieu sans nom, en un mot l'identifier -eh bien, c'est une façon de faire naître ladite chose.» ( Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires, p.69)’

Haroun, comme tous les enfants, persiste à croire que les règles qui s'appliquent à lui sont plus strictes ; pourtant, lorsqu'il partira en quête de la Mer des Histoires, c'est en proférant un vœu qu'il triomphera de ses ennemis. Le monde est donc la conséquence d'un acte de profération : le verbe se fait chair. Le Génie de l'Eau aurait-il raison ?

Dans Les mots, Jean-Paul Sartre révèle que la croyance en un pouvoir démiurgique lui a permis d'entrer en littérature :

‘(…) l'Univers s'étageait à mes pieds et toute chose humblement sollicitait un nom, la lui donner c'était à la fois la créer et la prendre. Sans cette illusion capitale, je n'eusse jamais écrit. (Jean-Paul Sartre, Les mots, p.53)’

Il s'agit donc de faire comme si l'acte de parole conférait un statut ontologique aux choses créées, comme si l'écrivain avait le pouvoir de trouver le mot juste c'est-à-dire le nom propre de chaque chose ; mais, à l'évidence, c'est une ‘«’ ‘illusion’» c'est-à-dire un jeu, une tricherie : ce qui s'impose à la raison, c'est l'arbitraire saussurien que l'écrivain, dans le temps de l'écriture, feint d'oublier. Il y aurait ainsi, de la part de l'écrivain, une simulation de fertile régression de la conscience linguistique comme s'il s'agissait de retrouver le temps de l'enfance, le temps de la croyance en la magie des mots. C'est dans un récit fictionnel 72 que Jean-Paul Sartre suggère cette conception de la langue.

L'écrivain est donc celui qui reconnaît l'opacité des mots, mais qui va faire comme s'il avait le pouvoir de créer un monde par la parole. Est-ce une illusion ? N'a-t-il pas effectivement le pouvoir de transformer le monde, de le recréer ? Plus tard, Jean-Paul Sartre va refuser ce pouvoir de nomination. Dans Qu'est-ce que la littérature, il oppose les poètes qui ‘«’ ‘refusent d'utiliser le langage’ ‘»’ ‘’ ‘ 73 ’ ‘’et sont, comme chez Platon, exclus de la cité, des écrivains engagés pour lesquels le langage est ‘«’ ‘une certaine espèce d'instrument’ ‘»’ ‘’ ‘ 74 ’ ‘’au service d'une idéologie. Pour le poète, les mots ‘«’ ‘restent à l'état sauvage’ ‘»’ ‘ 75 ’ ‘’alors que pour l'écrivain engagé, ‘«’ ‘ils sont domestiques’ ‘»’ ‘ 76 ’ ‘, ’ ‘«’ ‘ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir’ ‘»’ ‘ 77 ’ ‘. ’La déconsidération a priori de la poésie lui permet d'évacuer la problématique de la langue posée par les poètes et de ne pas remettre en question la langue dans laquelle il exprime son idéologie de l'engagement. Jean Ricardou, par contre, pense en poète : pour lui, il faut travailler le langage pour ‘«’ ‘interroger’ ‘»’ ‘ 78 ’ ‘’le monde. C'est en ce sens que l'on peut comprendre son hommage à Jean Paulhan :

‘Jean Paulhan, par exemple, s'il n'hésita pas à courir quelque risque dans la Résistance, eut la sagesse de ne pas cesser pour autant d'écrire. Toute littérature cessante, nulle révolution possible. (Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, p.18)’

Se situant dans la lignée de Stéphane Mallarmé, Jean Ricardou estime qu'écrire est un acte engagé : à l'opposé de Jean-Paul Sartre, il va chercher, dans toute son œuvre, à motiver la langue pour qu'une révolution du monde soit possible. Dans Problèmes du nouveau roman 79 Jean Ricardou explique que ‘«’ ‘ce sont les mots qui sont à l'origine du mythe’» ; le nom «Aphrodite» a généré l'histoire de la naissance de la déesse et non l'inverse. La fiction d'Hésiode aurait donc pour fonction de motiver après-coup le nom de la déesse :

‘Le contenu ne produit pas la forme, il en est le résultat. Pour ressembler à la parenté narrative d'aphros et d'Aphrodite, la fiction a inventé le rapprochement de l'écume et de la déesse. (…) C'est une parturition roussellienne qui a mis au monde Aphrodite. (…) La genèse du rapport de l'écume et de la déesse selon le mécanisme langagier du calembour est évoquée de surcroît par la fiction elle-même qui propose une naissance. La naissance d'Aphrodite désigne donc allégoriquement le fonctionnement qui l'institue ; elle peut se lire comme un mythe crypté de la création poétique. (Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, p.14)’

L'héritage adamique est problématique : l'homme hérite d'un monde et d'une langue, déjà là, pourtant il peut intervenir dans le monde et dans la langue. On peut transformer un territoire en modifiant les frontières ou en changeant le terme qui le désigne : une ‘«’ ‘guerre des langues’ ‘»’ ‘ 80 ’ ‘’est une forme civile de la guerre. En ce qui concerne le rapport à la langue, on peut penser que l'homme hérite d'une langue qu'on lui transmet par éducation, -il s'agit d'une langue vernaculaire- mais il a la possibilité de tirer de lui une langue propre qui permet de dynamiser le monde et la langue qu'on lui a transmis.

Notes
72.

On peut penser que toute autobiographie est une fiction dans la mesure où elle est une construction rhétorique.

73.

Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, p.17

74.

Jean-Paul Sartre, ibid., p. 17

75.

Jean-Paul Sartre, ibid. , p.18

76.

Jean-Paul Sartre, ibid., p.18

77.

Jean-Paul Sartre, ibid., p.18

78.

Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, p.18 - 19

79.

Jean Ricardou, ibid., p.14

80.

Louis-Jean Calvet, La guerre des langues, passim