1.5. A la recherche d'une langue perdue

Il semble que les écrivains s'accommodent mal de l'arbitraire saussurien et qu'ils tentent tous, à leur manière, de motiver le signe en cherchant une langue à la mesure de la personne humaine.

Dans Langage tangage ou Ce que les mots me disent, Michel Leiris explique qu'il admet l'imperfection et l'arbitraire de la langue, mais que cela ne l'a pas empêché de consacrer sa vie entière aux mots considérés comme des objets : le comportement à l'égard de la langue n'est pas toujours rationnel. Il essaie de donner un sens nouveau aux mots du dictionnaire pour remédier à l'imperfection des langues. Partant du constat selon lequel les mots signifient bien mal ce qu'ils désignent, l'auteur essaie de retrouver, dans le mot même, un sens plus juste, moins dissonant, ‘«’ ‘comme si les termes avec lesquels nous nous exprimons n'étaient pas des étiquettes arbitraires mais des figures à décrypter, ce qui voudrait dire que, du moins en des cas privilégiés, la langue dont nous usons concorde avec ce que les choses sont au vrai et, pour peu que je m'attache à une telle restauration, vient à recouvrer la mythique authenticité du langage originel.’ ‘»’ ‘ 81 ’ ‘’Même si Michel Leiris reconnaît ne plus croire en la magie verbale, il admet que la relation qu'il entretient avec le langage se poursuit :

‘Des mots, des mots, toujours des mots… Bien que depuis beau temps je ne croie plus au Verbe créateur (Que la lumière soit! Et la lumière fut, comme nous l'apprenait l'histoire sainte) et bien que j'aie liquidé il y a belle lurette le nominalisme outrancier (changer le monde en bousculant le langage) qui fut un avatar de cette foi du charbonnier, je suis loin d'être sorti du long et feuilletonesque roman d'amour avec les mots qui m'aura occupé dès l'enfance. ( Michel Leiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent, p.127)’

Il est remarquable que Michel Leiris parle de la relation qu'il entretient avec le langage comme s'il s'agissait d'une passion amoureuse, celle-ci incluant la destruction rageuse envers l'objet qui se dérobe :

‘Pour peu qu'un mot résiste quelque temps à mon essai de le pénétrer jusqu'à la moelle et d'exposer au grand jour ce que je découvre des virtualités que sa forme recèle, une anxiété persistante me poigne : guère de cesse que je ne sois venu à bout du mot rétif, le tournant, retournant, dépiautant, dépeçant et soumettant à une série de manœuvres qui, parfois, ne vont pas sans coup de pouce voire tricherie (…) (Michel Leiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent, p.142)’

Michel Leiris explique que pour trouver cette «langue de l'autre côté», il s'appuie sur la matérialité du mot : ainsi, même s'il renie le Verbe créateur, il agit dans la croyance en une magie verbale. Par ailleurs, dans Langage tangage, il montre que le travail sur le langage ne n'arrête pas à l'unité du mot : c'est toute la langue qui doit bouger sans que l'on saisisse les limites entre les unités conventionnellement admises ; l'essentiel étant de ‘«’ ‘dire différent : décalé, décanté, distant.’ ‘»’ ‘’ ‘ 82 ’ ‘’Il s'agit de faire rouler la langue pour que «langage» devienne «tangage» : une lettre suffit pour faire bouger le monde, pour introduire une ‘«’ ‘dissonance’ ‘»’ ‘ 83 ’ ‘ ’: l'écriture poétique, c'est la houle qui fait tanguer la langue.

Chez Michel Leiris, la motivation du signe serait à chercher dans la matérialité du signifiant et la mise en espace de mots traduirait une volonté de rendre visible ce qui ordinairement est occulté. Le travail sur la matérialité du signifiant tendrait à suggérer le travail que la langue opère sur le monde : la fiction peut construire des mondes possibles qui échappent à tout contrôle parce qu'elle se construit dans la langue.

Notes
81.

Michel Leiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent, p.120

82.

Michel Leiris, op. cit. p. 89

83.

Michel Leiris, op. cit. p.90