1.6. Le mot juste : l'écriture divine

Dans L'Ecriture du Dieu, 84 Jorge Luis Borges renvoie au rêve d'une langue parfaite qui calquerait le monde, tout en dénonçant la relativité à laquelle est soumis le langage humain.

Tzinacàn, dernier grand prêtre maya, est prisonnier des conquistadores. Il est enfermé dans une prison profondément enfouie qui peut faire penser à une caverne ou un labyrinthe. Le mage maya est en congé du monde, hors de tout engagement. Il partage sa cellule avec un jaguar, figure du Minotaure, animal dévorateur qui prend la mesure du temps et de l'espace. Dans ces conditions, le prêtre se souvient :

‘C'était une des traditions qui concernent le dieu. Prévoyant qu'à la fin des temps se produiraient beaucoup de malheurs et de ruines, il écrivit le premier jour de la création une sentence magique capable de conjurer tous ces maux. (Jorge Luis Borges, L'Ecriture du dieu)’

La «sentence magique», c'est la parole qui crée la réalité dans une adéquation instantanée, parfaite puisqu'elle peut conjurer les maux. La tradition transmet donc la croyance en la faculté mimétique du langage. Le prêtre part alors en quête du lieu où serait inscrite la formule divine :

‘Il l'écrivit de telle sorte qu'elle parvienne aux générations les plus éloignées et que le hasard ne puisse l'altérer. Personne ne sait où il l'écrivit ni avec quelles lettres, mais nous ne doutons pas qu'elle subsiste quelque part, secrète, et qu'un élu un jour ne doive la lire. (Jorge Luis Borges, L'Ecriture du dieu )’

Si la tradition postule l'existence d'une sentence destinée à conjurer les maux, le problème posé par Jorge Luis Borges est celui de la transmission : comment transmettre -dans le temps et l'espace- une sentence sachant que tout l'univers est soumis à la transformation. Ce problème rejoint l'analyse faite par Umberto Eco dans La recherche de la langue parfaite. Dans cet essai, Umberto Eco raconte que le gouvernement américain, ayant enterré des déchets nucléaires, avait encouragé les chercheurs à s'interroger sur les moyens ‘«’ ‘d'informer que les déchets resteraient radioactifs pendant 10 000 ans’ ‘»’ ‘ 85 ’ ‘, ’sachant que de nombreuses civilisations ont disparu en un laps de temps bien plus court et que les traces qu'elles ont laissées sont devenues partiellement incompréhensibles. D'après ces recherches, Umberto Eco rapporte que le seul moyen de communiquer le danger serait d'‘«’ ‘instituer une sorte de caste sacerdotale, formée par des savants des sciences nucléaires, des anthropologues, des linguistes, des psychologues, se perpétuant à travers les siècles par cooptation, et qui maintienne en vie la connaissance du danger, en créant des mythes, des légendes et des superstitions. Ceux-ci se sentiraient engagés à transmettre quelque chose dont ils auraient perdu, avec le temps, la notion exacte, si bien que dans le futur, même dans une société humaine revenue à la barbarie, des tabous imprécis, mais efficaces, pourraient obscurément survivre’ ‘»’ ‘.’ ‘ 86 ’ ‘’Pour Umberto Eco, l'homme est incapable de trouver le nom propre des choses.

Pour pallier l'insuffisance de l'arbitraire des mots, qui désignent sans signifier, il est nécessaire de recourir à la fiction qui signifie -ici, le danger- sans désigner. Mais cela n'est pas suffisant : il faut créer une caste sacerdotale, qui ne remette jamais en question sa mission : transmettre la fiction. Celle-ci serait partiellement capable de rémunérer le défaut des langues. Dans cette perspective, on peut penser que la fiction permet la survie d'un groupe social. Comme le constate Umberto Eco, ‘«’ ‘Il est curieux que, dans l'obligation de choisir entre diverses langues universelles possibles, la solution extrême soit de type ’ ‘«’ ‘narratif’ ‘»’ ‘ et propose à nouveau ce qui, de fait, est déjà arrivé dans les millénaires passés. Les Egyptiens ayant disparu, de même que les détenteurs d'une langue originaire, parfaite et sainte, il s'en est perpétué le mythe, texte sans code, ou dont le code est désormais perdu, mais ayant le pouvoir de veiller à maintenir notre effort de déchiffrement désespéré.’ ‘»’ 87

Dans cette perspective, on peut penser que la fiction est un dispositif verbal ayant une accroche dans une société donnée : ici, le danger est vrai et la fiction renvoie à cet objet. Si, ayant perdu le souvenir de l'enterrement des déchets radioactifs, l'on postule que le danger n'existe pas, alors deux solutions sont possibles : soit effectivement, le danger n'existe plus et la fiction devient inutile, soit le danger existe toujours et l'on invente le dispositif -fictionnel ou non- pour le transmettre. On peut penser que si une société donnée continue de transmettre des histoires, c'est que celles-ci sont encore utiles au groupe ; si elle ne les transmet plus, c'est qu'elle a trouvé d'autres moyens pour assurer sa survie.

Dans la nouvelle de Jorge Luis Borges intitulée L'Ecriture du dieu, un prêtre assiste au désastre de sa civilisation et part à la recherche de la sentence divine qui doit sauver le monde. En tant que prêtre, il pense être l'élu ayant le ‘«’ ‘privilège de déchiffrer cette écriture’ ‘»’ ‘ ’:

‘Je réfléchis alors que nous nous trouvions, comme toujours, à la fin des temps et que ma condition de dernier prêtre du dieu me donnerait peut-être le privilège de déchiffrer cette écriture. (Jorge Luis Borges, L'Ecriture du dieu, p.149)’

Tzinacàn, grand prêtre maya, gardien de la tradition, dernier représentant d'une prestigieuse civilisation, assiste à son anéantissement. Selon la tradition qu'il transmet, il lui suffit de trouver la formule pour annuler ce qui est déjà arrivé :

‘Il me suffirait de la prononcer à voix haute pour devenir tout-puissant. Il me suffirait de la prononcer pour anéantir cette prison de pierre, pour que le jour pénètre dans ma nuit, pour être jeune, pour être immortel, pour que le tigre déchire Alvarado, pour que le couteau sacré s'enfonce dans les poitrines espagnoles, pour reconstruire la pyramide, pour reconstituer l'empire. (Jorge Luis Borges, L'Ecriture du dieu, p.154)’

Tzinacàn trouve la formule par union avec la divinité, dans l'expérience mystique :

‘Il arriva mon union avec la divinité, avec l'univers (je ne sais si ces deux mots diffèrent) (…) je parvins à comprendre l'écriture du tigre. (Jorge Luis Borges, L'Ecriture du dieu, p. 153)’

Mais cette formule, Tzinacàn ne peut la prononcer parce que l'union avec la divinité suppose la perte d'identité :

‘Mais je sais que je ne prononcerai jamais ces mots parce que je ne me souviens plus de Tzinacàn.
(Jorge Luis Borges, L'Ecriture du dieu, p.154)’

Paradoxalement, la sentence a été écrite par le dieu pour conjurer les maux, mais pour être capable de la déchiffrer, il faut arriver à un tel détachement de soi dans l'extase divine qu'il est impossible de la transmettre. Ainsi l'écriture divine, qui consacre l'adéquation parfaite entre le signe et le monde, ne peut être révélée si ce n'est dans l'expérience mystique. La formule divine, révélatrice de l'union entre les mots et les choses, est ineffable.

‘Un nom qui peut être prononcé n'est pas le Nom éternel. (Lao Tseu cité par Paul Watzlawick, L'invention de la réalité p.354)’

Comment déchiffrer la nouvelle de Jorge Luis Borges ? On peut considérer la cellule dans laquelle se trouve le prêtre comme la métaphore de la langue. En effet, on peut considérer que, par nature, tout individu est prisonnier dans sa langue. Dans Leçon, Roland Barthes affirme que la langue est le lieu d'inscription du pouvoir «par ce qu'il oblige à dire». De ce fait, ‘«’ ‘par sa structure même, la langue implique une relation fatale d'aliénation’ ‘»’ ‘ ’:

‘Mais la langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire. (Roland Barthes, Leçon, p.14)’

Comment échapper à cette aliénation ? La réponse proposée par Jorge Luis Borges est l'acceptation de sa condition de prisonnier. C'est ainsi que l'on peut considérer Tzinacàn comme la figure de tout homme, prisonnier de sa langue, aliéné par sa langue.

‘Plus qu'un déchiffreur ou un vengeur, plus qu'un prêtre du dieu, j'étais un prisonnier. (Jorge Luis Borges, L'Ecriture du dieu, p.152)’

C'est à partir du moment où il accepte de se voir comme un prisonnier qu'il connaît l'extase et la formule : la nouvelle peut donc se lire comme une défense de la lucidité à l'égard du langage. Cette réponse rejoint le point de vue de Roland Barthes :

‘Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis-clos. On ne peut en sortir qu'au prix de l'impossible : par la singularité mystique (…) (Roland Barthes, Leçon , p.15)’

Dans L'Ecriture du Dieu, Jorge Luis Borges montre que le langage humain ne permet pas de trouver le sens du signe : ou Tzinacàn a connu l'extase mystique et il ne peut communiquer la formule, ou Tzinacàn est devenu fou et il a perdu le sens. Comment alors sortir de l'aliénation du langage ? Par le titre de sa nouvelle, Jorge Luis Borges nous invite à considérer L'Ecriture du Dieu comme ‘«’ ‘l'écriture du tigre’», c'est-à-dire comme un ‘«’ ‘texte sans code (…) mais ayant le pouvoir de veiller à maintenir notre effort de déchiffrement désespéré.’ ‘»’ ‘’ ‘ 88 ’ ‘’Le paradoxe résulte de la tentative opérée pour résoudre une aporie : la connaissance est acquise lors de l'expérience mystique ; or celle-ci est ineffable et pourtant, Tzinacàn la raconte. Le silence du prêtre est-il un signe plein -preuve de sa vision- ou un signe vide -preuve de sa folie- ? Au lecteur profane de décider de la valeur de ce silence ; prisonnier du langage, il doit, comme Tzinacàn, chercher le sens de la nouvelle, qui ne peut être révélé que sous la forme d'une aporie ; c'est-à-dire que le texte signifie sans désigner : c'est un oracle.

Cette impossibilité de remonter jusqu'au sens ultime du texte est une caractéristique de toute fiction littéraire et les pratiques réflexives montrent que c'est une préoccupation constante chez les écrivains.

Dans Le motif dans le tapis, Henry James présente un narrateur qui cherche à percer le mystère de l'œuvre de Vereker 89  ; or, ce critique littéraire échoue dans cette tentative comme si les moyens dont il disposait étaient inadaptés. Seuls, deux autres lecteurs, Corvik et Gwendolen, connaîtront ‘«’ ‘le motif dans le tapis’» dans une sorte de révélation mystique. Il y aurait donc un mystère de l'œuvre qui ne peut être transmis que dans l'expérience mystique, mode de connaissance sur lequel pèse un lourd discrédit.

De même, dans Le chef-d'œuvre inconnu, Balzac présente le peintre Frenhofer qui travaille depuis dix ans sur une de ses œuvres -La Belle Noiseuse- qu'il estime toujours inaboutie. Ce maître cherche à réaliser une œuvre si parfaite qu'elle soit la vie même. Le jour où, ‘«’ ‘enflammé par une exaltation surnaturelle’», il dévoile son tableau, il constate qu'il est le seul à voir ce qu'il a peint et brûle sa toile avant de mourir. Ainsi, le mystère de la création parfaite demeure-t-il : ou bien Frenhofer est fou et il n'y a rien sur sa toile ou bien Frenhofer a réellement accompli son chef-d'œuvre, mais il ne peut faire partager son expérience mystique de l'art à ses amis peintres qui n'ont pas la même «foi dans l'art».

L'écrivain rêve -comme Cratyle- d'une adéquation parfaite entre le signe et le mot, mais il sait que c'est un rêve et qu'il est prisonnier d'un langage soumis à la relativité du temps et de l'espace : il est Tzinacàn devant le tigre. Dans l'impossibilité de trouver la langue parfaite qui serait en totale correspondance avec le monde, on peut, en menant cette recherche vouée à l'échec, trouver les chemins de la liberté et entrer en littérature. C'est ainsi que Roland Barthes définit la littérature :

‘Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature. (Roland Barthes, Leçon, p.16)’

L'héritage d'Adam est donc problématique ; et les pratiques réflexives de la fiction montrent que les écrivains sont à la recherche d'une concordance entre les mots et les choses. Cette quête, lorsqu'elle ne se transforme pas en une expérience mystique, permet de dynamiser la langue en construisant, dans la langue, des mondes possibles.

Notes
84.

Jorge Luis Borges, L'écriture du dieu dans L'aleph

85.

Umberto Eco, La recherche de la langue parfaite, p.204

86.

Umberto Eco, op. cit., p.206

87.

Umberto Eco, op. cit., p.206

88.

Umberto Eco, La recherche de la langue parfaite, p.206

89.

Henry James, Le motif dans le tapis, p.47