1.7. Motiver la langue

Entrer en littérature, c'est d'une certaine façon reconnaître l'impossibilité de remonter au moment originel où les mots et les choses fusionnaient dans une perfection postulée. Entrer en littérature, c'est aussi tenter désespérément de créer une langue plus humaine, moins arbitraire. Chacun entaille la langue à sa mesure.

Stéphane Mallarmé ne se console pas de l'arbitraire du signe tout en sachant que cette loi donne existence au vers. C'est l'imperfection de la langue qui crée la nécessité du langage poétique. De ce fait, Stéphane Mallarmé assume l'héritage de Babel en voyant dans la confusion, le lieu même de la possibilité poétique :

‘Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême : penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore l'immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité. Cette prohibition sévit expresse, dans la nature (on s'y bute avec un sourire) que ne vaille de raison pour se considérer Dieu ; mais, sur l'heure, tourné à de l'esthétique, mon sens regrette que le discours défaille à exprimer les objets par des touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans l'instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un. A côté d'ombre, opaque, ténèbres se fonce peu ; quelle déception, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair. Le souhait d'un terme de splendeur brillant, ou qu'il s'éteigne, inverse ; quant à des alternatives lumineuses simples -Seulement, sachons n'existerait pas le vers : lui, philosophiquement rémunère le défaut des langues complément supérieur. (Stéphane Mallarmé, Crise de vers, p.29)’

Pour Stéphane Mallarmé, c'est l'imperfection de la langue qui crée la nécessité du langage poétique. Parce que le signe linguistique n'est pas motivé, le poète invente un monde verbal où les coïncidences structurelles qui résultent du pur hasard vont construire la nécessité du poème. Dans une langue, les similitudes formelles -graphiques et phoniques- résultent du pur hasard : ainsi les coïncidences formelles 90 entre «observatoire» et «conservatoire», «funèbres» et «ténèbres» ou «sombre» et «ombre» sont des effets de hasard même si dans les deux derniers exemples, une similitude sémantique double une similitude formelle. Le travail d'un poète consiste à transformer un effet de hasard en nécessité, c'est-à-dire qu'il cherche à créer des relations entre les mots et les choses en forgeant des similitudes sémantiques là où il y a des similitudes formelles : il crée un réseau entre les signifiants, une combinaison. D'où la rime qui, en un même lieu -la fin du vers- 91 établit un parallélisme phonique (et graphique) entre plusieurs mots. Les coïncidences structurelles, effets de pur hasard, deviennent, par le vers, motivées. Ainsi, dans le sonnet de Stéphane Mallarmé ‘«’ ‘Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx’ ‘»’ ‘,’ ‘ 92 ’ ‘’et ne considérant pour l'instant que le premier quatrain, on constate deux structures : l'une entre «onyx» et «Phénix», l'autre entre «lampadophore» et «amphore».

‘Ses purs ongles très-haut dédiant leur onyx,
L'Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore’

En effet, à un emplacement remarquable -la fin du vers- l'on perçoit des similitudes phoniques et des similitudes phoniques et graphiques, entre les mots. De ce fait, «onyx» et «Phénix» constituent une structure et se renvoient l'un à l'autre. De même pour «amphore» et «lampadophore». Ce sont des corrélats structurels. Par ailleurs, considérant le vers 1, on constate une autre structure entre «ongles» et «onyx» : en effet, d'un point de vue étymologique, «onyx» désigne, dans la langue grecque, l'ongle ; il y a , par conséquent, une identité sémantique entre les deux termes. De ce fait, le texte crée un ensemble de structures se réfléchissant les unes dans les autres. Parfois, lorsque la langue est défaillante, le poète invente des mots par nécessité structurelle. Ainsi, et à ne considérer pour l'instant que le second quatrain de ce même sonnet de Stéphane Mallarmé, on constate une structure entre «ptyx» et «Styx» ; or le mot «ptyx», corrélat structurel de «Styx», a été inventé par nécessité structurelle et par défaillance de la langue française.

‘Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d'inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s'honore.)’

L'invention des mots est, en l'occurrence, une nécessité et non un jeu gratuit. En effet, «ptyx», mot qui n'existe pas dans la langue française, est précédé de l'adjectif «nul» qui réfléchit, sur le plan sémantique, son inexistence. Ce jeu de reflets se poursuit au vers 2 avec les mots «aboli» et «inanité». Ainsi, à partir d'un vide, le poète crée un signifiant, moyeu vide, du point de vue de la représentation, qui permet de faire circuler les mots par un jeu de reflets. On peut supposer que l' écriture s'élabore à partir d'un vide, à la manière de la lithographie Exposition d'estampes de Maurits Cornelis Escher. L'on sait que le sonnet de Stéphane Mallarmé présente une réflexivité intégrale par une saturation de l'espace textuel au moyen de structures. C'est ainsi que le poète crée un monde structuré dans lequel les signes sont motivés et non plus arbitraires. Ce problème de la motivation du signe est au cœur de la création littéraire. 93 Pour Stéphane Mallarmé, la motivation se trouve au niveau du vers, ce «complément supérieur», qui compense l'imperfection de la langue, arbitraire et non motivée. En ce sens, la langue poétique ainsi créée est un état second de la langue, non pas outil de communication, mais «calme bloc ici bas chu», «formule absolue», «Musique» :

‘Narrer, enseigner. Même décrire, cela va et encore qu'à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d'autrui en silence une pièce de monnaie, l'emploi élémentaire du discours dessert l'universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d'écrits contemporains. (…) Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire. ( Stéphane Mallarmé, Crise de vers, p.34 - 35)’

Stéphane Mallarmé pense que le poète peut trouver les mots justes, à condition de les ajuster dans le vers.

Notes
90.

En textique, l'on appelle isomorphisme une identité de tournure d'au moins deux éléments.

91.

En textique, ce que l'on appelle un isochorisme.

92.

Stéphane Mallarmé, Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx dans Œuvres complètes, p.37, 98 et 131.

93.

Gérard Genette, Mimologiques, passim