1.8. Vers à tous les étages

La motivation de la langue n'apparaît pas dans le domaine exclusif de la poésie versifiée. Certains écrivains montrent que le clivage établi entre la poésie et la fiction narrative résulte d'une méconnaissance du fonctionnement de l'écriture.

Jean Ricardou, Lieux-dits

Dans la lignée de Stéphane Mallarmé, Jean Ricardou essaie de transformer les coïncidences structurelles en effets de nécessité. Cependant, il cherche dans la fiction narrative ces effets de structure et non plus seulement dans la poésie versifiée qui les régionalise. Il abolit ainsi le clivage entre la poésie et la fiction en poétisant la fiction.

Dans Les lieux-dits, Jean Ricardou repose la question de la relation entre les signes et les choses à travers la pratique toponymique. D'un point de vue grammatical, le toponyme est un nom propre, c'est-à-dire qu'il détermine une relation d'exclusive correspondance entre un mot et un référent singulier, soit le nom juste. Ainsi, dans Lieux-dits, Bannière, Beaufort, Belarbre, Belcroix, Cendrier, Chaumont, Hautbois, Monteaux désignent-ils les huit lieux-dits dont il est question dans le roman. La pratique toponymique suppose une conception monosémique de la désignation et une abstraction du nom propre soustrait aux contingences temporelles. Pourtant l'expérience prouve que la stabilité du toponyme est un leurre : le nom des lieux est soumis aux changements socio-politiques ; ce n'est pas une étiquette désignant un référent -sinon pourquoi changer d'étiquettes ?- 94 , mais un instrument idéologique. Les toponymes sont des points de repères dans un espace ainsi idéologiquement structuré. Jean Ricardou interroge la pratique toponymique au sujet de la rivière dont le nom -le Damier- ‘«’ ‘excite depuis longtemps la passion des chercheurs’ ‘»’ ‘.’ ‘ 95 ’ ‘’Les bords de la rivière sont minutieusement décrits :

‘Sur chaque bord de la rivière , on remarque, traçant quadrillage, l'alternance quasi régulière des bosquets et des prairies. (Jean Ricardou, Lieux-dits, p.9)’

Minutieusement décrits en ce que la description réalise ce que le texte annonce :

‘(…) tout le pays, en contrebas, dispense des reflets. (Jean Ricardou, Lieux-dits, p.9)’

Cette description propose donc des reflets : chaque bord de la rivière est le reflet de l'autre bord, le quadrillage est le reflet du chiffre 4 qui se trouve en plusieurs lieux du texte, lui-même étant le reflet du chiffre 8 qui structure l'ensemble du texte. L'alternance des bosquets et des prairies semble justifiée par des nécessités agricoles :

‘Par cette disposition, les paysans entendent conserver à leurs pâtures, malgré divers affleurements calcaires, une propice humidité. (Jean Ricardou, Lieux-dits, p.9)’

Ce qui est donné à voir d'abord, c'est le lieu, comme si l'étrange paysage s'imposait sans la médiation du nom. Au départ donc, il y aurait les choses qui seraient à l'origine des noms. Ainsi, certains justifient-ils le nom de la rivière par l'étrange disposition des lieux :

‘Le problème compterait ici parmi les plus élémentaires : la rivière aurait emprunté son nom à l'étrange paysage qu'elle irrigue ; elle serait la rivière du Damier ; et, de là, simplement, le Damier. (Jean Ricardou, Lieux-dits, p.10)’

Selon ces chercheurs, la dénomination sert à décrire la relation fondamentale, référentielle, stable entre les signes et les choses. Il y aurait consubstantialité entre le nom et le lieu. Ici, la pratique toponymique est centrée sur la géographie physique de l'espace et l'on pourrait penser que c'est un processus pittoresque. Guide touristique : les titres de chapitres renverraient aux différentes étapes du voyage. Une réflexion sur la toponymie vise à contester ce point de vue et à montrer l'enjeu du débat.

‘Dans l'exemple de Damier, le dogme assure que l'origine est ce nom même. Méditant sur l'herbe insuffisante produite par le calcaire criblé de galeries, tel adepte, jadis, certain que tout s'ordonne en obéissant au langage, aurait imaginé ceci : puisque l'eau de la rivière a pour nom Damier, est-ce qu'un damier végétal, intercalant bois et pâtures, ne serait pas capable de mieux conserver l'humidité ? (Jean Ricardou, Lieux-dits, p.26)’

A l'inverse donc, le toponyme serait à l'origine de la géographie physique de la structuration de l'espace. En ce même roman, Jean Ricardou propose une fiction, celle du village de Bannière, qui justifierait le nom du lieu.

‘A l'angle du parvis, se tenaient huit étrangers, secouant la poussière de leurs vêtures. L'un d'eux dressa et introduisit dans l'interstice qui béait entre les pavés la hampe d'une bannière brodée de la croix emblématique. Ces instigateurs de la Croisade étaient venus effrayer l'âme et exciter les enthousiasmes. (…) Comme la bannière des recruteurs, avec le vent qui en déchirait et déployait alternativement l'emblème, avait joué un rôle crucial, on appela la bourgade du nom qu'elle porte encore aujourd'hui. ( Jean Ricardou, Lieux-dits, p. 12)’

Ainsi le nom de Bannière a-t-il été donné à cause de la bannière. La fiction proposée atteste la vérité du nom dans une étymologie fictive. Le microtoponyme est un nom commun -désignation d'une classe d'objets- devenu nom propre -désignation d'un objet unique-. La catégorie grammaticale du nom propre se définit par la désignation ; elle renvoie à un référent : le signe recouvre la réalité, il est la réalité, il est la définition du lieu. Pourtant, ce nom propre sert non seulement à désigner le village, mais également à le distinguer par une fiction singulière qui a eu une influence sur l'identité du groupe et du territoire. Le nom propre sert à reconnaître - question d'identité- et à se reconnaître :

‘Entre les familles qui avaient sacrifié certains des leurs et celles qui, par hasard ou prudence, étaient demeurées intactes, de sourdes rivalités s'établirent, qu'augmentèrent bientôt, subséquents, les nouveaux partages de l'influence et des sols. (Jean Ricardou, Lieux-dits, p. 13)’

Le nom marque le lieu : le lieu-dit est un territoire. Nommer un lieu, c'est en faire un territoire ; c'est un acte d'appropriation par un acte de dénomination. En proclamant un ban - l'invitation insistante à se ranger sous leur bannière- les recruteurs ont à jamais marqué leur territoire. Curieusement, en ce village, tout ce qui précède la venue des étrangers a été détruit comme pour effacer tout ce qui rattachait à la probable unité du groupe humain. Le toponyme, renvoyant à une fiction, est la mémoire du lieu : il peut donc être oublié. Ainsi, Bannière n'existe qu'à partir de cette scission. Le problème posé ici est celui du lien entre les pratiques linguistiques et les pratiques identitaires. En ce lieu-dit, c'est la croix et la bannière pour vivre ensemble. Le signifiant a un pouvoir évocateur : le nom crée du sens. Le processus toponymique génère l'identification du groupe social ; il renvoie à un vécu collectif et définit l'unité du groupe. La fiction racontée pourrait faire croire à une stabilité et à une monosémie de la désignation toponymique. En effet, le nom propre donné au lieu lui confère une abstraction qui le soustrait aux contingences temporelles. L'identité du lieu-dit demeure, dans le temps, identique. Ancré dans l'histoire politique du village ou des pratiques sociales, le nom, une fois adopté, doit être stable ; l'altération du nom conduisant à la confusion de Babel, à la désagrégation du territoire. Les changements de dénominations sont le reflet de restructurations politiques ou identitaires. On le voit, la toponymie n'est pas une curiosité pittoresque : c'est un problème politique majeur. Le nom donné aux lieux crée une fiction à laquelle va s'identifier un groupe social. La fiction est un refus de la contingence du nom et une volonté de se doter d'une mémoire collective, d'une culture qui sert de médiation entre les individus d'un même groupe, et de signe de reconnaissance entre ceux qui partagent cette culture et ceux qui ne la partagent pas. Le conflit linguistique est un conflit social et derrière les clans linguistiques, se profilent des clans politiques. 96

‘Quant à l'éventuelle scène, en de douteux lointains, sur la place, avec ces confuses diversités, ces bruits, cette stupeur, la poussière des vêtements et le rouge de la bannière si curieusement commun à l'enfer et à la croix, elle ne serait que pure fiction déduite du nom de la bourgade, posé au préalable. (Jean Ricardou, Lieux-dits, p.26)’

Chez un écrivain ‘«’ ‘capable de tant de minutie’ ‘»’ ‘ 97 ’ ‘’peut-on découvrir derrière la pratique toponymique quelque allégorie ? Dans Problèmes du nouveau roman, Jean Ricardou, évoquant la naissance d'Aphrodite, affirme que ‘«’ ‘ce sont les mots qui sont à l'origine du mythe.’ ‘»’ ‘’C'est parce que le nom d'Aphrodite propose une coïncidence formelle partielle avec le mot «aphros» qui désigne l'écume, qu'il génère une histoire, celle de la naissance de la déesse qui ‘«’ ‘peut se lire comme un mythe crypté de la création poétique.’ ‘»’ ‘ 98 ’ ‘’C'est le nom «Aphrodite» qui a généré l'histoire de la naissance de la déesse et non l'inverse. La fiction d'Hésiode aurait donc pour fonction de motiver après-coup le nom de la déesse. Le vers ou la fiction sont des moyens de motiver la langue, de contrer l'arbitraire des langues. La réflexion sur le nom propre est une constante en littérature. 99 Dans les romans de Jean Ricardou, la réflexion sur la pratique toponymique est un détour pour une réflexion sur le nom propre, et sur tous les mots . Le nom du lieu -le mot- engendre la fiction. Ce sont donc les mots qui font des histoires. Il est par conséquent indispensable de partir des mots pour aborder une réflexion sur l'écriture et la lecture. Lieux-dits est un texte qui pose le problème de la relation entre les mots et les choses et suggère l'idée selon laquelle les mots créent le monde ; dans cette fiction une autre fiction exemplifie la thèse de Jean Ricardou. La relation réflexive entre les deux niveaux fictionnels permet de considérer que les deux fictions proposées sont des versions d'une même conception.

Notes
94.

Il suffit d'évoquer le changement de désignation des noms de pays africains après décolonisation ou le changement de noms de rues pour comprendre l'enjeu des pratiques toponymiques.

95.

Jean Ricardou, Les lieux-dits, p.9

96.

Louis-Jean Calvet, La guerre des langues, 1999 : «(…) la politique linguistique est la forme civile de la guerre des langues». (p.284)

97.

Jean Ricardou, Lieux-dits, p.18

98.

Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, p.14

99.

Ainsi, le narrateur de A la recherche du temps perdu est-il subjugué par les noms propres à partir desquels il crée des images : «Brabant» a pour lui «une sonorité mordorée» (p.9), «Champi», une «couleur vive, empourprée et charmante» (p.42), «Guermantes» , «une lumière orangée» dans sa syllabe finale (p.171).