Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres.

C'est en partant des mots que Roussel a créé des fictions. Dans Comment j'ai écrit certains de mes livres, Raymond Roussel dévoile les procédures qu'il a utilisées pour écrire certains de ses livres :

‘Je choisissais deux mots presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis j'y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j'obtenais ainsi deux phrases presque identiques.
En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j'obtins furent celles-ci :
1° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard.
2° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard.
Dans la première, «lettres» était pris dans le sens de «signes typographiques», «blanc» dans le sens de «cube de craie» et «bandes» dans le sens de «bordures».
Dans la seconde, «lettres» était pris dans le sens de «missives», «blanc» dans le sens d'«homme blanc» et «bandes» dans le sens de «hordes guerrières».
Les deux phrases trouvées, il s'agissait d'écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde.
Or c'était dans la résolution de ce problème que je puisais tous mes matériaux. (Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres, p.11)’

Choisissant des mots formellement proches -»pillard», «billard»- dont les coïncidences phoniques et graphiques sont des effets de pur hasard, Raymond Roussel leur associe des ‘«’ ‘mots pareils mais pris dans des sens différents’ ‘»’ ‘ 100 ’ ‘’-ce que l'on appelle communément des homographes, homophones, polysémiques- et crée, à partir de ces termes une phrase qui, elle-même, engendre une fiction. La ‘«’ ‘parturition rousselienne’ ‘»’ ‘ 101 ’ ‘, ’c'est la mise au monde d'une fiction -ici, Impressions d'Afrique-, résultat d'un ‘«’ ‘accouplement de deux mots’ ‘»’ ‘ 102 ’ ‘’accidentellement proches. En conséquence, s'intéresser au langage, c'est s'intéresser à la matérialité phonique et graphique des mots. Les termes «pillard» et «billard» permettent, à partir d'une variation minimale -un phonème distinct- de construire deux phrases qui seront les amorces d'un conte. Raymond Roussel explique ainsi la confluence, en son texte, de deux influences : celle de la poésie -les rimes- et celle de la prose -la structure narrative fictionnelle-. L'homonymie des mots est un procédé proche de la rime et vise à exploiter, dans l'écriture narrative, les formes des mots. De ce fait, le lecteur est invité à s'intéresser aux structures matérielles des textes fictionnels comme il s'intéresse aux structures matérielles des poèmes. Ainsi, Comment j'ai écrit certains de mes livres commence-t-il par un texte explicatif dont le titre est le même que celui du texte intégral ; il s'agit là d'une sorte de méthode d'écriture à l'usage de ceux qui voudraient écrire :

‘Il s'agit d'un procédé très spécial. Et, ce procédé, il me semble qu'il est de mon devoir de le révéler, car j'ai l'impression que des écrivains de l'avenir pourraient l'exploiter avec fruit. (p.11)’

Raymond Roussel offre, après sa mort, 103 une méthode d'écriture : les structures matérielles permettent de cerner les composantes du récit qui doivent découler des phrases matricielles, véritables formules à l'usage de tout le monde. On peut néanmoins s'interroger sur l'articulation entre le choix du dispositif et le contenu du récit : le procédé est-il gratuit ou est-il motivé ? S'effectue ainsi le passage d'une conception idéaliste du texte à une conception matérialiste. L'écriture est une technique, un travail sur la langue : le signifiant, soumis à un dispositif -ici, l'homophonie généralisée-, est un générateur de fictions. Il semble que cette conception matérialiste du texte se radicalise au XXème siècle.

Notes
100.

Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres, p.20

101.

Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, p.14

102.

Raymond Roussel, op.cit. p.20

103.

Raymond Roussel semble révéler la clef qui donne accès au secret de certains de ses textes et invite le lecteur à découvrir les clefs des autres œuvres ; en même temps, l'explication est elle-même incluse dans un jeu d'écriture sur lequel aucune révélation n'est faite. Reste donc une part secrète de l'écriture qui n'est pas réductible à un procédé.