2.1. On ne peut vivre hors des mots

Le langage social, imparfait instrument de communication, est mis en question par les écrivains qui, ne se satisfaisant pas de l'arbitraire saussurien, tentent de motiver la langue. Mise à la question par un travail sur le signifiant, la langue devient-elle un instrument existentiel ? La question de l'utilité des noms est posée par Lewis Carroll. Lorsque Alice passe De l'autre côté du miroir, elle rencontre le Moucheron qui lui demande si les insectes répondent à leurs noms :

‘«A quoi leur sert d'avoir des noms, demanda le Moucheron, s'ils ne répondent pas à ces noms ?»
«A eux, ça ne leur sert à rien, dit Alice ; mais c'est utile, je le suppose, aux gens qui les nomment. Sinon, pourquoi les choses auraient-elles des noms ?»(Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir, p.97)’

Alice trouvera la réponse à sa question dans la forêt où les choses n'ont pas de nom ; là, elle perd son identité et rencontre le Faon qui, lui aussi, en ce lieu, a oublié qui il est : le mot est donc le garant de l'identité de l'être qu'il désigne.

‘Ils cheminèrent donc de conserve à travers la forêt. La fillette entourait affectueusement de ses bras le cou du Faon au doux pelage. Ils arrivèrent ainsi sur un autre terrain découvert, et là, brusquement, le Faon fit un bond qui l'arracha des bras de sa compagne. «Je suis un Faon !»s'écria-t-il d'un ton de voix ravi. Et, malheur, ajouta-t-il, vous, vous êtes un Faon d'homme ! Une soudaine expression de crainte passa dans ses beaux yeux bruns et, un instant plus tard, il fuyait en bondissant de toute la détente de ses pattes.
Alice, les larmes aux yeux de dépit d'avoir perdu si vite son cher petit compagnon de voyage, le regarda s'enfuir. «Du moins, je sais mon nom, désormais, dit-elle, c'est toujours une consolation.» (Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir, p.103)’

Ainsi, en l'ignorance du nom, Alice et le Faon ignorent-ils leur incompatibilité naturelle. Le nom ne sert pas qu'à la désignation, il sert aussi à situer chaque chose à sa place ; c'est un procédé de classification, de repérage. La relation entre les êtres est déterminée par le langage : le Faon connaît la crainte à l'égard d'Alice quand il connaît son nom. En ce cas, le nom révèle la nature de la chose et l'on peut penser que l'ignorance du nom explique l'ignorance de la nature : ainsi Alice et le Faon peuvent-ils cheminer de conserve aussi longtemps qu'ils restent dans l'ignorance du nom.

La désignation par le nom révèlerait la signification de la chose et la nomination serait un constat d'existence. Le «je» est un «je-langue» c'est-à-dire que le «je» ne peut se penser hors du langage ; sans le signifiant, le monde est indifférencié, imperceptible, chaotique et le «je» ne peut s'en détacher, le constituer en objet et se constituer soi-même comme sujet. Le mythe de Narcisse est inséparable du mythe d'Echo : privée de parole, la nymphe répète les paroles de Narcisse et celui-ci, condamné à n'entendre que son idiolecte, meurt, inconnu à lui-même. Lacan a montré qu'au stade du miroir, l'enfant découvre sa propre image et peut inverser les points de vue : c'est par différenciation avec autrui que l'enfant peut se découvrir. La parole et l'image sont réflexives et permettent la structuration de l'identité.