Samuel Beckett

Le roman de Samuel Beckett, Malone meurt, est une interrogation sur l'impossibilité de sortir du langage. L'individu ne peut exister et témoigner de son existence que dans la pratique de la langue. Le texte s'amorce sur l'avenir du personnage principal qui se résume à une seule certitude :

‘Je serai quand même bientôt tout à fait mort.’

En attendant la mort, Malone projette d'écrire des histoires :

‘D'ici là je vais me raconter des histoires si je peux. (Samuel Beckett, Malone meurt, p.8)’

Il est curieux de constater à quel point l'écriture est liée à l'attente de la mort comme si c'était la seule trace pertinente de l'existence du corps. Il s'agit, pour Malone, de préparer son décès, par un programme d'écriture :

‘Situation présente, trois histoires, inventaire, voilà. (Samuel Beckett, Malone meurt, p.12)’

L'écriture serait donc la preuve de son existence. Dans ses fictions, Malone, presque mort, pas tout à fait vivant, crée des personnages qui sont des variations de lui-même, comme s'il s'agissait d'avancer masqué, derrière d'autres corps, jusqu'à la mort. Malone qui dit avoir vécu dans une «sorte de coma» tente de retrouver son corps avant de raconter les histoires de ses personnages, autant de corps qui font écran à son propre corps.

‘Je me demande si ce n'est pas encore de moi qu'il s'agit, malgré mes précautions. Vais-je être incapable, jusqu'à la fin, de mentir sur autre chose ? ( Samuel Beckett,Malone meurt, p.23)’

Excepté la certitude de la mort, Malone, lui-même personnage de Beckett, doute de tout : de son existence et de celle de ses personnages ; l'écriture atteste de son activité mentale, seule preuve de la vie enfouie dans son corps agonisant, impotent, couché, caché entre les draps. L'écriture serait le «jeu» choisi pour «mourir vif» : le crayon, comme le bâton, lui permet de capturer, de fixer les choses avant qu'elles ne se délitent et disparaissent comme lui-même. Les fictions qu'il raconte sont autant de prothèses de son corps malade ; expulsées de son corps mental, celles-ci lui permettent de trouver, hors de lui, un espace où il peut prendre appui pour dire «je» tout en ne le disant pas. Corps-prothèses ou corps-miroirs, les fictions racontées permettent à Malone de prendre corps, de faire peau neuve en attendant la mort. Raconter des histoires, celles des autres, qui sont autant de versions de sa propre histoire, serait aussi une tentative pour mettre fin à son propre mensonge, à sa propre histoire. «Mourir vif» plutôt que de vivre dans une sorte de coma.

En effet, chaque individu se caractérise par un corps et une histoire singulière, qu'il construit à l'aide d'un langage personnel, taillé sur mesure du corps. Ecrire serait alors affirmer une singularité, une vérité de soi, au risque de mettre en péril la fonction de communication du langage. Si l'œuvre est le lieu d'une tension entre l'ouverture vers autrui et le repli vers soi, on constate que dans Malone meurt , le personnage est tourné vers lui-même, dans un mouvement de «vidange». Mais cette recherche vers son centre vital, qui est sa vérité n'arrive à aucune certitude si ce n'est celle selon laquelle son existence tient entre deux pôles :

‘L'essentiel est de s'alimenter et d'éliminer si l'on veut bien tenir. Vase, gamelle, voilà les pôles. ( Samuel Beckett, Malone meurt, p.17)’

Ainsi le corps est-il perçu entre ses deux orifices : l'un pour dévorer, l'autre pour éliminer, vidanger. Le «jeu» d'écriture auquel se livre Malone consiste à créer des personnages, pour les assimiler, les détruire :

‘Et si je me raconte, et puis l'autre qui est mon petit, et que je mangerai comme j'ai mangé les autres (…) Oui, j'essaierai de faire, pour tenir dans mes bras, une petite créature, à mon image, quoi que je dise. Et la voyant mal venue, ou par top ressemblante, je la mangerai. (Samuel Beckett, Malone meurt, p.84)’

Malone, dieu créateur et dévorateur, révèle son obsession de la mort en inventant la mort des autres car cette mort projetée, répétée, est l'histoire de sa propre mort, sans cesse imaginée. Il s'agit donc de mettre au monde, pour voir mourir : le spectacle de la mort est un gage de sa propre survie. Ainsi mourront «Murphy, Mercier, Molloy, Moran et autres Malone « en attendant sa propre mort. L'écriture est donc une activité meurtrière : le crayon, comme le bâton, permet de s'assurer une maîtrise sur le monde, mais c'est aussi une arme redoutable. L'arrêt de l'écriture atteste la mort inscrite dans le texte par l'envahissement du blanc, du silence : l'inventaire dressé par Malone est interrompu comme s'il était jamais impossible d'achever quoi que ce soit. L'écriture, comme le tri de lentilles effectué par la mère de Sapo, est un processus infini auquel on ne peut mettre fin que par un «geste rageur» : le texte est vidangé par décomposition, la parole se fait «galimatias» (p.54) avant de devenir silence. Le chaos que Malone a cherché à éviter a le dernier mot.