Lorette Nobécourt

Dans La Conversation de Lorette Nobécourt, la narratrice, accusée de meurtre, se confie pendant toute une nuit à son avocate : sa vie dépend de son récit. Il faut utiliser le langage et raconter des histoires pour rester vivant. Elle est semblable à Shéhérazade, l'héroïne du conte Les Mille et une nuits, qui doit, pendant la nuit, raconter des histoires à Schariar pour sauver sa vie. La maîtrise de la parole lui permet de maîtriser les pulsions agressives du sultan et garder la parole, c'est lui interdire la possibilité de prononcer la sanction fatale. La parole de la conteuse a la vertu de différer l'exécution et de guérir le sultan de ses fantasmes. Son habileté consiste à tisser un lien entre l'objet du fantasme -l'universelle trahison féminine- et les récits qui en sont des variations. Shéhérazade, par le détour de la fiction, répète l'hallucination du sultan à savoir que le désir -de la femme- triomphe de la loi -de l'homme-, que le corps triomphe du code. Au terme de cette analyse à rebours faite par l'héroïne du roman de Lorette Nobécourt, ce qui était perçu comme une abomination devient un secret partagé.

‘Tu vas gagner le procès Anna, je ne retournerai pas de l'autre côté des serrures, je n'y retournerai pas car j'espère encore Anna ce jour où plus rien n'aura d'importance, où j'écrirai les mots qu'il faut. Un jour tu verras, ça me coulera des doigts, je ne pourrai rien arrêter, aussi fort que cela me rentre dedans aujourd'hui où chaque visage, chaque corps que je croise dans la rue s'imprime sur ma peau. Il n'y a rien à faire, je les prends tous en pleine gueule, mais ça coulera un jour, je rendrai tout ça, toute cette vie qui me rentre dedans ces temps-ci. (…) ça coulera de moi un jour, (…) il faut de temps en temps vider le grand vase de la vie pour pouvoir le remplir de nouveau (…) moi je suis faite pour endurer la vie et la transcrire (…) inlassablement remplir le vase de la vie puis le vider, et le remplir de nouveau .C'est pour cette raison que je te dis : un jour ça coulera de moi, quand le moment sera venu de vider le vase et rien ne pourra m'arrêter, rien ne pourra faire en sorte que je fasse autre chose. ( Lorette Nobécourt, La conversation, p.155 - 156) ’

Le corps de la narratrice est perçu comme un récipient qui se remplit de toutes les choses de la vie et l'écriture est un geste de vidange. Le récit qu'elle verse dans les oreilles de son auditrice obéit à plusieurs nécessités. En premier lieu, c'est la constitution du dossier de l'accusée qui va permettre à l'avocate d'étayer sa plaidoirie. Il est curieux de constater que la conversation entre les deux femmes va se reproduire, dans la sphère sociale, sous forme d'un procès comme si l'individu était toujours coupable d'être ce qu'il est. En second lieu, le récit va permettre à l'accusée de déverser sur sa victime consentante, l'avocate auditrice, le trop-plein de violence dont elle est remplie. L'accusée plaide sa cause en dénonçant la violence sociale dont elle a été victime et le crime qu'on lui reproche est une réponse violente à celle-ci :

‘Le système cherche à faire disparaître toutes les preuves de l'existence d'un autre mode de vie possible que celui qu'il propose, et ses opposants il les fait disparaître également. Dans le gouffre de l'oubli. (…) Les membres maintenus fanatisés par un système qui les prive d'expériences qui pourraient leur faire souvenir qu'ils ont un corps, des sensations qui n'appartiennent qu'à eux. Je voulais le rendre à la vie, Anna. ( Lorette Nobécourt, La conversation, p.139 - 140)’

Parce que selon elle, le système nie les corps des personnes, elle a voulu se rebeller et entraîner dans sa logique le jeune homme qu'elle aimait.

‘La négation de l'individu s'achève par la négation de son corps, c'est pourquoi j'ai voulu rappeler au jeune homme le poids des sensations. (…) Anna, oui j'ai écorché le jeune homme, oui son corps s'est ouvert mais c'est aussi parce que dans les convulsions certaines du plaisir, son corps cherchait à s'évader de sa peau qui le retenait. (Lorette Nobécourt, La conversation, p. 144 - 147)’

De la même façon, elle exerce à l'égard de l'avocate qui l'écoute la même violence qu'à l'égard du jeune homme. Elle accapare son attention et envahit la conversation de sa seule parole : il n'y a donc pas échange de propos entre les deux femmes, mais monopolisation par l'une d'elles qui détourne le code conversationnel régissant les rapports entre l'avocat et l'accusée vers le corps. La conversation oscille entre les révélations sur le corps et les informations utiles pour étayer la plaidoirie de son avocate dont le silence est indispensable à l'accusée : c'est un temps de vidange d'elle-même. Elle met donc l'avocate à la même place de victime que le jeune homme qu'elle a tué ; comme elle dit avoir aimé ce jeune homme, elle dit aimer Anna. Et elle aime, à en faire souffrir, ses victimes interchangeables. Elle nie l'un et l'autre en tant que personnes c'est-à-dire que sa violence est de même nature que celle qu'elle reproche à la société. Le système a gagné puisqu'elle a fini par ressembler au système. En racontant son histoire -des histoires- à son avocate, non seulement elle sauve sa vie dans la perspective d'un procès, mais elle répète le drame de son existence qui est, selon elle, le drame de toute existence à savoir la négation des personnes par la négation des corps. La parole, fût elle violente, est donc un acte de survie. Parler, c'est très exactement «écorcher» l'autre : tel est d'ailleurs le crime qui lui est reproché. Ecorcher, pour voir sous l'écorce de la peau, dans la profondeur de la personne, et non plus rester à la surface, au ras de la peau. L'avocate remplit la place manquante -le jeune homme ayant été évacué, presque «liquidé»- et doit «avaler» tout ce que lui vomit l'accusée. Celle-ci tisse un lien entre sa parole et son geste criminel pour marquer son auditrice consentante comme elle a marqué le jeune homme : ce faisant, l'accusée et l'avocate sont elles-mêmes reliées par un fil verbal, quelque peu sadique, voire sadomasochiste. Toutes deux partagent le même plaisir pervers : le détournement du code conversationnel au profit du corps. Pendant que l'accusée se vide de ses paroles, Anna se vide de ses larmes : il y a donc un partage des plaisirs et des douleurs. La parole arrive à percer le corps de l'autre et à voir ce qui en sort : du sang chez le jeune homme, des larmes chez Anna.

Ce que Lorette Nobécourt met en évidence dans cette fiction, c'est l'ancrage de la parole dans le corps et la nécessité, pour survivre, de lâcher la bonde verbale sur autrui, quitte à donner corps à des fantasmes pulsionnels d'agressivité. La soumission du jeune homme, de l'avocate, au désir de l'accusée atteste de la puissance narcissique de la parole. A un autre niveau, on pourrait penser qu'un lien de même nature est tissé entre la narratrice de La Conversation et le lecteur. En effet, celui-ci muet consentant, se laisse remplir par le flot verbal fictionnel ; cependant, on ne peut nier chez le lecteur une maîtrise du code littéraire qui lui permet de rester à distance de fantasmes fictionnels joués par une voix désincarnée. Le problème est néanmoins complexe et mériterait une réflexion plus approfondie.

On ne peut vivre hors des mots et l'individu doit s'arranger avec cet imparfait instrument existentiel car la langue sert à exister. Les mots génèrent des histoires à partir desquelles les individus se construisent et se posent face à autrui. D'une certaine façon, la relation à autrui repose sur un échange entre fictions.