2.2. L'éducation à la langue

Cet imparfait instrument de communication et d'existence se transmet par éducation, dans la violence. Que disent les fictions sur cette éducation à la langue ?

Dans La maison de Claudine 104 , la narratrice évoque un souvenir d'enfance :

‘Le mot «presbytère» venait de tomber, cette année-là, dans mon oreille sensible, et d'y faire des ravages. (Colette, La maison de Claudine, p.29)’

L'enfant ne sait pas ce que le mot désigne, mais elle s'en empare, en rêve, l'associe à ‘«’ ‘un petit escargot rayé jaune et noir’», le mémorise et finit par l'utiliser devant témoin :

‘Maman ! regarde le joli petit presbytère que j'ai trouvé ! (Colette, La maison de Claudine, p.30)’

Devant la réaction de sa mère, l'enfant comprend que le mot ne désigne pas ce qu'elle croit et que l'apprentissage de la langue consiste à ‘«’ ‘appeler les choses par leur nom’». La mère est là pour lui apprendre à parler correctement et à se tenir correctement :

‘«-La maison du curé…Alors, M. le curé Millot habite dans un presbytère ?
-Naturellement…Ferme ta bouche, respire par le nez…(Colette, La maison de Claudine, p.30) 105

La fillette apprend ainsi qu'elle peut jouer avec le langage à son gré tant que cela reste son secret. En revanche, lorsqu'elle est en contact avec d'autres membres de la société, elle doit respecter des règles si elle veut être comprise. Certes, ces règles lui sont imposées et elles sont arbitraires, mais cela lui permet de structurer le monde dans lequel elle vit. Ainsi, le mot «presbytère, associé d'abord au mot «escargot», va-t-il finalement trouver sa place convenue, à savoir l'association avec le mot «curé». Elle apprend à se décentrer, à sortir d'un système de pensée égocentrique pour admettre des lois qui lui sont extérieures mais qui vont lui permettre d'entrer dans un univers culturel et social, même si cela se fait au prix d'une frustration. Un tiers -ici, la mère- permet le passage d'une représentation inadéquate à une représentation pertinente. L'enfant apprend donc à respecter la part sociale du langage.

A l'inverse, lorsque Alice s'inquiète de la signification des mots, Heumpty Deumpty lui apprend que la signification des mots résulte d'un caprice individuel, ce qui apparente le geste poétique au geste politique :

‘Lorsque moi j'emploie un mot, répliqua Heumpty Deumpty d'un ton de voix quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu'il me plaît qu'il signifie… ni plus, ni moins. (Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir, p.159)’

Cependant, Heumpty Deumpty souligne la singularité de son être -»lorsque moi» est mis en valeur»- et de son geste. Il montre donc à Alice la faculté qu'a l'individu de créer du sens à partir des mots ; il lui montre le pouvoir de l'individu. On peut penser qu'un telle position se justifie par un vide conceptuel entre les notions de langue et de parole. En effet, on peut considérer que la langue est le code commun, outil de communication entre les individus et en cela il nécessite un respect des règles alors que la parole est la langue assimilée et transformée par chaque individu et en ce sens elle ne peut être qu'une performance individuelle, qui peut échapper à tout contrôle : le sujet peut changer les règles du jeu tant qu'il est seul à jouer ; dès qu'un partenaire intervient, il est nécessaire de se mettre d'accord sur le jeu auquel on se livre et sur les libertés que l'on s'accorde à enfreindre les règles. La parole poétique est par excellence représentative de cette transformation de la langue en une parole singulière. Cependant, les règles de transformation ne sont pas définies. 106 C'est pourquoi Heumpty Deumpty peut parler de ‘«’ ‘rémunération supplémentaire’ ‘»’ ‘’ 107 . Heumpty Deumpty introduirait donc Alice dans l'univers de la langue poétique et non de la langue sociale : dans ce sens, on peut définir la langue poétique comme la part asociale du langage.

Dans Biffures, Michel Leiris évoque un souvenir d'enfance : après qu'il eut fait tomber l'un des soldats de plomb avec lesquels il jouait, et après qu'il eut constaté que celui-ci n'était pas cassé, il avait dit à voix haute «…Reusement». Or, il n'était pas seul dans la pièce , quelqu'un avait entendu son expression et lui avait fait une remarque :

‘L'on ne dit pas «…reusement», mais «heureusement». ( Michel Leiris, Biffures, p.11)’

Cette remarque avait permis à l'enfant de mettre ce mot en relation avec le mot «heureux», et par conséquent de le considérer comme un objet qu'il avait en partage :

‘Voici que ce vague vocable -qui jusqu'à présent m'avait été tout à fait personnel et restait comme fermé- est, par un hasard, promu au rôle de chaînon de tout un cycle sémantique. Il n'est plus maintenant une chose à moi : il participe de cette réalité qu'est le langage de mes frères, de ma sœur, et celui de mes parents. De chose propre à moi, il devient chose commune et ouverte. Le voilà, en un éclair, devenu chose partagée ou -si l'on veut- socialisée. ( Michel Leiris, Biffures, p.12)’

L'enfant comprend, grâce à la médiation d'un témoin, les relations entre les mots : ceux-ci ne sont pas des objets disparates, mais fonctionnent dans un sytème qui leur donne un sens. On peut, en ce sens, comparer les mots à des pièces d'un puzzle : en elle-même, chaque pièce n'a aucun sens, elle n'en prend un que par rapport à l'ensemble du puzzle. Dans le même texte, Michel Leiris évoque un autre souvenir autobiographique qui traduit une transformation de la langue en parole. On peut penser que l'enfant, même s'il a pris conscience de la dimension sociale du langage, résiste et, gardant la nostalgie d'un temps où ses mots lui permettaient d'avoir un rapport au réel sans contrainte et sans remontrance, fait semblant, momentanément, de ne plus respecter la toute-puissance du langage arbitraire pour imposer son propre arbitraire. En effet, l'enfant a conscience que la langue s'actualise de façon très subjective, très personnelle. C'est ce que dit Michel Leiris lorsqu'il raconte qu'après avoir goulûment dévoré du potage dans lequel flottaient des pâtes en forme de lettres, il avait vomi :

‘(…) je me rappelle, quoi qu'il en soit, mon étonnement un soir qu'étant, sans doute, mal disposé et ayant ingurgité trop hâtivement un peu trop de potage je restituai tout à coup, au grand dam de la nappe et de la profonde panière placée à proximité de moi, une vaste série de lettres que je m'étais incorporées et qui restaient aussi lisibles que les caractères gras dans lesquels sont composés, sinon les manchettes, du moins les sous-titres d'un grand journal quotidien. (Michel Leiris, Biffures, p.47)’

L'assimilation de la langue, métaphorisée par l'ingurgitation, se transforme en parole, le vomi, qui est une langue marquée par le corps, et plus particulièrement par le corps interne. 108 A l'appui de cette idée, on peut noter que Charles Bovary provoque un charivari lorsqu'il prononce le galimatias de son nom devant un «nous» collectif, anonyme, représentant du groupe dans ce qu'il a de plus commun, impersonnel : en effet, dire son nom équivaut à affirmer sa personnalité, sa différence envers et contre tous. Charles va être piégé par tous les bruits qui l'entourent et l'enferment dans un silence muet. Emma Bovary, nourrie de littérature, mais dont la parole est étouffée par les beuglements environnants, n'est jamais entendue 109 . Prisonnière du monde bovin, elle risque l'assimilation ; et l'on peut penser que l'accident d'écriture -entre ‘«’ ‘son nerf de bœuf’» et son homophone ‘«’ ‘son air de bœuf’»- est un symptôme : le texte trébuche à la place d'Emma. Celle-ci vomit au moment de sa mort. Dégoûtée du langage bovin, contrairement à son mari qui s'accommode du ‘«’ ‘veau à l'oseille’», Emma finit par en vomir ; Gustave Flaubert, dans son gueuloir, la fait dé-gueuler.

Il y aurait donc une analogie entre le langage commun, nourriture obligée, plus ou moins acceptée, partagée avec le groupe dans lequel l'individu est plongé, et la parole qui serait une langue incorporée, marquée par la traversée intime de son corps.

Dans Malone de Samuel Beckett, l'écriture est métaphorisée sous la forme d'un trajet entre la gamelle et le vase : l'individu se nourrit des bruits extérieurs, les intériorise et les restitue ; la nature excrémentielle du «rendu» renvoie à la part la plus propre de soi -c'est-à-dire la plus personnelle, la plus intime- qui est aussi la part la plus immonde -c'est-à-dire la part la moins présentable, la moins socialisée-. Ce que dit l'écrivain, c'est que chaque individu se caractérise par un corps et une histoire singulière, qu'il construit à l'aide d'une langue personnelle, une langue taillée sur mesure du corps, dans le corps même de la langue.

Aragon commence son Traité du style par une provocation singulière :

‘Destinée de La Fontaine.
Faire en français signifie chier
Exemple :
Ne forçons pas notre talent :
Nous ne fairions rien avec grâce. (p.9)’

Parce qu'on a souvent coutume de dire «‘ le style, c'est l'homme’», Aragon assimile, comme le feraient des psychanalystes, la production littéraire à une défécation, ce qui a le mérite de mettre en évidence le lien entre l'écriture et la nécessaire traversée du corps, dans l'intimité de soi. Dans la tradition chrétienne, le rituel de la communion associe la parole et la communion : c'est en mangeant l'hostie -pain consacré, symbole du Christ- que l'on accède à la connaissance de sa parole ; par ailleurs, chaque repas est précédé d'une bénédiction et le pain, aliment symbolique, est signé de la croix, avant d'être mangé. Il y a donc incorporation de la parole concrétisée par le pain. Dans la tradition judéo-chrétienne, l'enseignement est fondé sur la parole du Christ. En cela, il est un modèle. En effet, il est le premier baragouineur. Le mot est composé de deux termes bretons : l'un «bara» signifiant «pain», l'autre «gwin» signifiant ‘«’ ‘vin’ ‘»’ ‘.’ ‘ 110 ’ ‘’Or, le pain et le vin sont les symboles du Christ. Ainsi, le terme de baragouineur signifie-t-il que le Christ est Verbe -par sa parole- et Chair -par les symboles du pain et du vin qui rendent visible sa parole-. Par ailleurs, la parole du Christ est une parabole soit une comparaison. Il faut en effet déplacer la référence pour comprendre le sens des paraboles, qui est toujours métaphorique. 111 Par conséquent, le discours du Christ est voilé, c'est un baragouin ; c'est pourquoi des commentaires rendus nécessaires par la forme même du discours, sont insérés dans les Evangiles. La parole du Christ signifie sans désigner, elle est oraculaire ; elle est un modèle de la parole poétique.

Si l'on s'en réfère à la Bible, le prophète Ezéchiel reçoit le commandement divin de manger le livre en rouleau avant de prêcher en Israël :

‘Il me dit : Fils de l'homme, mange ce que tu trouves, mange ce rouleau, et va, parle à la maison d'Israël!
J'ouvris la bouche, et il me fit manger ce rouleau.
Il me dit : Fils de l'homme, nourris ton ventre et remplis tes entrailles de ce rouleau que je te donne !
Je le mangeai, et il fut dans ma bouche doux comme du miel. (Ezéchiel, 3)’

De même, l'apôtre Jean reçoit l'injonction de manger le livre :

‘Va, prends le petit livre ouvert dans la main de l'ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre. Et j'allai vers l'ange, en lui disant de me donner le petit livre. Et il me dit : Prends-le, et avale-le ; il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il sera doux comme du miel. Je pris le petit livre de la main de l'ange, et je l'avalai ; il fut dans ma bouche doux comme du miel, mais quand je l'eus avalé, mes entrailles furent remplies d'amertume. Puis on me dit : Il faut que tu prophétises de nouveau sur beaucoup de peuples, de nations, de langues, et de rois. (Apocalypse, 10)’

Il est curieux de constater que la parole prophétique succède à l'ingurgitation du livre divin, comme s'il s'agissait d'un rite d'appropriation. La parole ne peut être transmise sans participation active du receveur qui s'incorpore le legs pour le transformer selon son propre corps. En ce sens, personne ne peut ingurgiter une parole à la place d'un autre ; l'histoire existe dans un corps à corps.

L'héritage adamique est donc problématique : il ne devient effectif que par une mainmise de chacun, ce qui suppose une distanciation par rapport au groupe et une redéfinition du langage accordé. Le don fait aux hommes est forcément source de conflits. C'est pourquoi, dans un monde de conflits où l'existence d'un groupe se fait au détriment d'un autre groupe, elle est le lieu de violents affrontements. Selon Louis-Jean Calvet 112 , la langue ‘«’ ‘est le produit de l'action des locuteurs, de leur pratique sociale (…) et l'intervention planificatrice tend à déposséder les locuteurs de leur langue’». Il y a une «guerre des langues» qui s'exerce dans toute société et dans laquelle chacun prend part, au quotidien.

Les pratiques réflexives de la fiction montrent que l'individu entretient un rapport trouble à l'égard de la langue dans laquelle il est immergé. Il doit s'arranger avec cet héritage qui lui donne existence et qui met son corps en péril. Cet imparfait instrument de communication se révèle être un imparfait instrument existentiel.

Notes
104.

Colette, La maison de Claudine

105.

Il est intéressant de remarquer que c'est la mère qui transmet les bonnes manières de parler et que ce sont des figures féminines qui transmettent les histoires.

106.

On peut penser que les littératures à contraintes essaient de jouer dans la langue en fournissant des règles -les contraintes génératrices de textes- et des méta-règles indiquant les règles permettant de modifier les règles ; il y a donc deux niveaux de règles : celles de niveau un permettant de jouer et celles de niveau deux permettant de modifier le jeu. L'analyse faite par Douglas Hofstadter dans Gödel Escher Bach (p.773) permet de comprendre ces différents niveaux de règles.

107.

«it always pay it extra» p.158

108.

Psychanalyse et langage Du corps à la parole

Didier Anzieu, Le Moi-Peau

Didier Anzieu, Le corps de l'œuvre

109.

Emma est presque l'inverse phonétique d'Homais, le bavard qui, par ses bobards, pousse Bovary à la bavure, sorte de suicide professionnel.

110.

On note que le terme «barat» est constamment employé dans les branches du Roman de Renart et dans les Fabliaux et qu'il désigne la parole trompeuse. Ceci nous amène à poser la question de la différence entre le baragouineur et le baratineur : il nous semble que la différence se situe au niveau de la visée. Comme dans Haroun et la mer des histoires, les mensonges du conteur n'ont pas la même visée que les mensonges des hommes politiques.

111.

Paul Ricoeur, L'herméneutique biblique, passim.

112.

Louis-Jean Calvet, La guerre des langues, p.283.