2.3. La langue : un instrument de torture

Parce que les mots témoignent de l'existence des individus et parce qu'il y a coïncidence imparfaite entre les mots et les choses, des politiciens ont manipulé ou supprimé les mots pour manipuler ou supprimer les personnes.

Jonathan Swift

Dans Les voyages de Gulliver, le narrateur évoque un pays où la langue est une arme utilisée pour découvrir des complots politiques et il explique la stratégie utilisée :

‘Ils conviennent entre eux de l'identité de ceux qui seront accusés de complot parmi les soupçonnés ; on veille ensuite à se saisir de toutes leurs lettres et autres papiers avant de les enchaîner. On confie lesdits papiers à un groupe d'artistes très habiles à déceler le sens mystérieux des vocables, des syllabes et des lettres. Ainsi peuvent-ils décrypter chaise percée en conseil de sûreté ; troupeau d'oies en sénat ; chien boiteux en envahisseur ; peste en armée levée (…) (Jonathan Swift, Les voyages de Gulliver, p.264)’

Ainsi, à chaque signifiant est associé un signifié selon une logique interprétative arbitraire. En effet, le langage social repose sur l'arbitraire du lien entre signifiant et signifié, mais ce lien est admis par tous puisque c'est la référence commune qui permet de communiquer. Or, ici, il s'effectue une double subversion du langage dans la mesure où l'on change la référence du signifiant sans qu'il y ait entente préalable et dans la mesure où la référence est créée en fonction d'une logique interprétative qui est celle du complot. Ainsi, tous les mots réfèrent-ils au complot par l'intermédiaire d'une métaphore implicite qui transfère le signifié de la sphère sociale à la sphère du complot : il n'y a pas d'échappatoire puisque toute la réalité peut être re-signifiée en fonction de ce référent ultime. Cette pratique herméneutique, dénoncée si violemment par Jonathan Swift, est pourtant comparable à celle pratiquée par le geste poétique qui re-signifie le monde en fonction d'un arbitraire individuel. Le second procédé utilisé dans le royaume de Tribnia pour découvrir des complots est l'anagramme :

‘Pour commencer, ils peuvent interpréter toute initiale comme ayant un sens politique ; N signifie par exemple un complot ; B, un régiment de cavalerie ; L, une escadre en mer. Ou bien, en transposant les lettres de l'alphabet dans un écrit suspect, ils parviennent à dévoiler les desseins les plus troubles d'une faction mécontente. Que j'écrive à un ami, «Notre frère Tom a des hémorroïdes» et un expert en cet art découvrirait comment les lettres qui composent cette phrase peuvent s'analyser en : «Résistez- le complot va réussir- La Tour.» Telle est la méthode anagrammatique. ( Jonathan Swift, Les voyages de Gulliver, p.264)’

Le procédé anagrammatique est une opération effectuée sur le signifiant. Ce procédé de manipulation politique est également un procédé poétique. Comment savoir ? Comment connaître les intentions lorsque les outils sont communs ?