Certaines fictions montrent que si la langue est un instrument de torture, elle peut également être un instrument de résistance. A chacun de s'emparer de la langue.
Dans Le brave soldat Chvéïk, Jaroslav Hasek montre le fonctionnement de l'administration policière : l'agent Bretschneider recueille les paroles de tous ceux qu'il côtoie et les traduit en termes de haute trahison. Ainsi, le tavernier se fait-il arrêter pour avoir dit à Bretschneider qu'il avait enlevé le tableau représentant l'Empereur parce que ‘«’ ‘les mouches chiaient dessus’». Son propos est aussitôt récupéré par le policier :
‘Et vous avez dit que les mouches chiaient sur l'Empereur. On vous apprendra à laisser l'empereur en paix. ( Jaroslav Hasek, Le brave soldat Chveïk, p.42)’C'est une histoire drôle : on joue sur les mots. Là où Palivec parlait du tableau représentant l'Empereur -soit le signe- Bretschneider traduit l'Empereur -soit la personne elle-même- ; par ailleurs, l'expression de Palivec est à prendre à la lettre, au sens propre, alors que Bretschneider la prend au sens figuré. Le langage est donc soumis à une herméneutique inquisitrice dont nul ne peut échapper : l'histoire drôle, dans un contexte politique, est dramatique. Ainsi, l'un des soi-disant conspirateurs est arrêté pour avoir dit, après un interrogatoire serré, qu'il ne s'intéressait pas à l'assassinat de Sarajevo ; il est soumis à une ‘«’ ‘contrainte paradoxale’ ‘»’ ‘ 114 ’ ‘’qui le piège : sommé de parler et de se taire à la fois, il encourt de toute façon les reproches de son tortionnaire. Quoi qu'on dise, quoi qu'on taise, lorsque la machine est en marche, rien ne peut l'arrêter. Chvéïk en tire la leçon :
‘La police veille, elle est là, pour nous punir à cause de ce qui sort de nos gueules. ( Jaroslav Hasek, Le brave soldat Chveïk, p.48)’Comment Chvéïk échappe-t-il à une telle machination ? Par l'idiotie. Le brave soldat Chvéïk est reconnu comme ‘«’ ‘un idiot notoire’» (p.67) et cela lui permet une extrême liberté de parole. Alors que tous les accusés proclament qu'ils sont innocents, Chvéïk part du principe que l'innocence n'empêche pas la condamnation ; par conséquent, le problème n'est pas de prouver son innocence, mais d'arriver à ‘«’ ‘taire sa gueule’» (p.50). Comment ? En proclamant, au préalable, la non-recevabilité de son discours :
‘(…) j'ai été réformé pour idiotie et reconnu par une commission spéciale comme étant idiot. Je suis crétin d'office. ( Jaroslav Hasek, Le brave soldat Chveïk, p.52)’A partir de là, aucun aveu n'est plus crédible, pas même celui de l'assassinat de l'archiduc Ferdinand que Chvéïk reconnaît. Répondre à l'idiotie de la machine folle par une idiotie singulière est le seul moyen de survivre hors de l'asile et c'est aussi la seule stratégie pour désintégrer le système en place. Chvéïk arrive à triompher du système car il applique à la lettre le code qui régit le système. On peut émettre l'hypothèse selon laquelle la stratégie utilisée par Chvéïk est d'ordre poétique. En effet, il y a similitude entre les dispositifs fictionnels, qui permettent de circonscrire le discours dans le champ de la fiction et par conséquent de l'innocenter, et le dispositif rhétorique de Chvéïk. Il s'agit là du paradoxe du menteur, dont l'une des variantes est le paradoxe d'Epiménide le Crétois. Le paradoxe repose sur le principe selon lequel un menteur - ici, un idiot- mente -dise une idiotie- ; en conséquence, ce qu'il dit est un mensonge donc s'il dit qu'il dit un mensonge, c'est vrai et c'est faux. C'est le principe de la fiction qui parle d'elle-même et dit qu'elle est un mensonge, donc elle dit la vérité et le mensonge. Le paradoxe est une proposition qui ne peut être ni vraie, ni fausse sans se contredire elle-même. La fiction est une construction paradoxale qui permet de résister en autorisant tous les énoncés possibles.
Didier Anzieu, Créer Détruire