Georges Perec

La disparition de Georges Perec est écrit sans que soit utilisée la lettre e. Les lettres du titre, dans l'édition Gallimard, ne sont pas encrées : la trace disparaît, puisque l'écrit se conçoit habituellement en noir sur blanc. Cette blancheur qui envahit la première de couverture est-elle constitutive au texte ou fait-elle partie d'accidentelles fioritures éditoriales ? De fait, cette disparition du titre renforce le dispositif à l'œuvre dans La disparition et le blanc, c'est du texte. En effet, ce roman lipogrammatique n'utilise jamais la lettre e : la contrainte d'écriture consiste à faire disparaître une lettre, essentielle à la langue française dans la mesure où sa fréquence est très élevée. En effet, la lettre e sert non seulement de phonogramme pour transcrire de nombreux phonèmes mais aussi de morphogramme (marque du féminin, désinences verbales) ; de plus, la lettre e, présente à l'écrit, tend à disparaître à l'oral : c'est un e muet. Le choix de Georges Pérec pour faire disparaître la lettre e s'appuie donc sur des caractéristiques linguistiques. Ainsi, le titre, dont la fonction est de redoubler l'écrit qu'il intitule, est nécessairement soumis au même dispositif lipogrammatique, mais de surcroît, il propose, blanc sur blanc, une visualisation de la disparition. D'une certaine façon, Georges Perec se propose d'aveugler le lecteur par cette disparition éclatante : celle de la lettre, celle des mots, celle des choses, celle des êtres. Pourtant, certains n'ont rien vu. En effet, l'écrit se conçoit à partir d'un contraste : une trace n'est visible que par écart. Effacer les traces consiste à réduire le contraste : non plus noir sur blanc selon les pratiques éditoriales courantes, mais blanc sur blanc. Dans un autre roman lipogrammatique de Georges Pérec, Les revenentes , sur la première de couverture, la lettre e est encrée en vert alors que toutes les autres lettres sont encrées en noir, sur fond blanc. La différenciation des couleurs vise à souligner le retour de la lettre disparue dans La disparition. Tout se passe comme si la disparition hantait la langue sans que jamais le temps puisse l'effacer, par l'oubli. Faire disparaître la lettre e, c'est faire disparaître ‘«’ ‘un mot sur trois’ ‘»’ ‘.’ ‘ 115 ’ ‘’La disparition qui frappe les mots frappe aussi les choses : le ‘«’ ‘pouvoir du Logos’ ‘»’ ‘ 116 ’ ‘’est tel que toucher au signifiant, c'est toucher au monde. Ainsi, dans la bibliothèque, disparaît un in-folio :

‘Il y avait au mur un rayon d'acajou qui supportait vingt-six in-folios. Ou plutôt, il aurait dû y avoir vingt-six in-folios, mais il manquait, toujours, l'in-folio qui offrait (qui aurait dû offrir) sur son dos l'inscription «CINQ». (Georges Perec, La disparition, p.27)’

L'in-folio manquant est le cinquième de la série, soit celui qui correspond à la cinquième lettre de la série alphabétique, soit le e. C'est également la lettre manquante dans le nom de Yaweh en hébreu, langue des disparus depuis la Shoah. C'est également la seule voyelle présente dans le nom de Pérec ; par conséquent, lorsque la voyelle disparaît, il ne reste que la chaîne consonantique, seule trace écrite de l'hébreu. Pourtant l'absence n'est pas signalée, comme si aucune opération de suppression n'avait été effectuée. Omettre de signaler la disparition, c'est faire disparaître ce qui a disparu : le geste d'effacement :

‘Pourtant, tout avait l'air normal : il n'y avait pas d'indication qui signalât la disparition d'un in-folio (un carton, «a ghost» ainsi qu'on dit à la National Library) ; il paraissait n'y avoir aucun blanc, aucun trou vacant. Il y avait plus troublant : la disposition du total ignorait (ou pis : masquait, dissimulait) l'omission : il fallait la parcourir jusqu'au bout pour savoir, la soustraction aidant (vingt-cinq dos portant subscription du «UN» au «VINGT-SIX», soit vingt-six moins vingt-cinq font un), qu'il manquait un in-folio ; il fallait un long calcul pour voir qu'il s'agissait du «CINQ». (Georges Perec, La disparition, p.27)’

La disparition n'est donc pas directement perceptible par les sens, il est nécessaire d'effectuer un raisonnement ; elle doit être prouvée et ne s'impose pas avec évidence. Dans ce roman, le chapitre 5 disparaît : entre la page 56 où s'achève le chapitre 4 -sur le mot ‘«’ ‘Disparition’»- et la page 59 où débute le chapitre 6, disparaît le chapitre 5 dans le blanc du feuillet vierge. Georges Perec signale cette disparition dans la table des matières par un blanc, là où aurait dû être inscrit, marqué, le signe du chapitre 5. D'après la composition de ladite table, ce qui a disparu, c'est le chiffre du chapitre suivi du titre, soit un nom de personnage. Or, le chapitre 6 raconte la disparition de plusieurs personnages, dont Anton Voyl. Ce roman lipogrammatique est donc une histoire où disparaissent, les uns après les autres, les personnages.

‘Un mort, puis trois, puis cinq, puis six, puis tous, (…) (Georges Perec, La disparition, p.196)’

De même, dans le film Shoah, Claude Lanzmann fait voir un champ, vide des traces d'un camp industriel du travail de mort, celui de Treblinka ; comme si, en ce lieu, rien n'avait eu lieu.

‘Effacer des hommes de la liste des vivants et les effacer aussi de la liste des morts. Comme s'ils n'avaient jamais existé. Et puis effacer la liste elle-même, rendre une feuille blanche, et puis faire disparaître jusqu'à la feuille, la réduire en cendres, et puis disperser ces cendres, et puis dissiper la fumée et l'odeur de brûlé. (Gérard Wajcman, L'objet du siècle, p.19)’

Ecrire la disparition, c'est tenter de rendre présent, de faire voir, dans le corps du texte, la disparition des corps, les trous de la mémoire.

Shoah se construit tout entier à partir de l'absence de traces. Les nazis n'ont pas seulement voulu détruire les Juifs, mais détruire la destruction elle-même, c'est-à-dire supprimer les traces du crime, au moment même où le crime était en train de s'accomplir. C'est la plus folle tentative d'anéantissement de l'histoire.» (…) «J'ai fait un film à partir de rien, à partir d'une défiguration des lieux et d'une permanence des lieux en même temps.» (…) «On ne peut pas voir, mais ce qu'on ne peut pas voir, il faut le montrer et avec des images. J'ai fait une œuvre visuelle de la chose la plus irreprésentable. (Claude Lanzmann, Entretien, Le Monde des Débats, n°14, mai 2000)’

De même, les œuvres de Jochen Gerz sont des œuvres où il n'y a rien à voir, parce qu'elles représentent, rendent visible ce qui, ayant disparu, ne se voit pas et s'oublie.

‘Les fours crématoires réglaient, en même temps que les problèmes de stockage, celui des traces, des «ruines» des corps et donc aussi de la mémoire. Le souvenir qui part en fumée dans les cheminées des camps. Voilà ce que fabriquaient aussi, au sens le plus matériel, ces usines. De l'oubli industriel. Un effacement intégral, des corps et de la mémoire des corps. Des usines à effacer les corps et à barrer les âmes. Des machines à rayer l'éternel des sujets. (Gérard Wajcman, L'objet du siècle, p.233.)’

Selon Gérard Wajcman 117 , le XXème siècle est marqué par la disparition et l'art ne cesse de montrer cette élimination systématique. L'effacement des hommes s'est accompagné de l'effacement du geste d'effacement. Le problème qui se pose à l'artiste est de montrer que cette disparition a eu lieu. Mais comment ? Si ce n'est en créant des fictions dans lesquelles on montre ces dispositifs d'effacement.

Notes
115.

Georges Perec, La disparition, p.195

116.

Georges Perec, op. cit. p. 195

117.

Gérard Wajcman, L'objet du siècle