Kafka

Dans la colonie pénitentiaire de Kafka, un voyageur est invité à assister à une exécution. Une machine a été inventée pour marquer sur le corps du condamné l'infraction à la loi qu'il a commise ; l'inscription achevée, le condamné meurt. L'inventeur de cette machine est l'ancien commandant de la colonie ; quoique mort et remplacé par un nouveau commandant qui cherche à abolir l'ancienne loi, son image hante et régit l'île : sa féroce machine destructrice est toujours là et le rituel imposé est toujours respecté par l'officiant, l'officier dévoué. La machine de torture incarne la loi du commandant ; ce meuble liturgique, autel destiné à l'immolation de la victime, est présentée comme la gardienne de la loi : elle est réglée pour lutter contre les dérèglements. Cette ‘«’ ‘machine célibataire’ ‘»’ ‘ 119 ’ ‘’est une sorte de femme instrumentalisée, mante tueuse. En effet, elle est composée d'un lit, sur lequel s'étend le condamné, et d'une herse dont la forme ‘«’ ‘correspond à celle d'un corps humain’». (p.95) La machine étreint le prisonnier, rivé à elle :

‘Sur cette ouate, on fait s'étendre le condamné à plat ventre et, naturellement, nu ; voici pour les mains, et là pour les pieds, et là pour le cou, des sangles qui permettent de l'attacher. Là, à la tête du lit, à l'endroit où l'homme à plat ventre, comme je l'ai dit, doit poser le visage tout de suite, se trouve cette protubérance rembourrée qu'on peut aisément régler de telle sorte qu'elle entre exactement dans la bouche de l'homme. (Franz Kafka, La colonie pénitentiaire, p.89)’

On peut penser qu'il s'agit là d'une perversion d'un rituel comparable à celui de l'hommage. En effet, celui-ci ne peut être valide que si la soumission et l'attachement (du vassal) sont absolus. Ici, on constate que le prisonnier est, à la lettre, attaché à la machine-sentinelle, et son corps, figé, devenu chose, est censé traduire sa soumission absolue alors qu'il n'a pas la possibilité de se défendre, d'empêcher l'humiliation de son corps. 120 Cette machine est une matrice qui contient le corps de l'homme, l'agrippe, le pénètre, l'écorche, le dépiaute afin d'y inscrire ‘«’ ‘le commandement qu'il a enfreint’ ‘»’ ‘. ’(p.92) Au viol de la loi correspond le viol du corps, précis, mécanique :

‘Elle enfonce en vibrant ses pointes dans le corps, qui lui-même vibre de surcroît avec le lit. (…) L'eau mêlée de sang est ensuite drainée dans de petites rigoles et conflue finalement dans ce canal collecteur, dont le tuyau d'écoulement aboutit dans la fosse. ( Franz Kafka, La colonie pénitentiaire, p.96)’

Le prisonnier apprend la loi ‘«’ ‘à son corps défendant’ ‘»’ ‘’(p.92), il ‘«’ ‘la déchiffre avec ses plaies’ ‘»’ ‘’(p.100). Le corps se met à penser lorsqu'il est dépecé. On peut dire que cette fiction renvoie à des pratiques rituelles telles que les scarifications et les mutilations -tatouages, flagellations, onctions, percings en seraient des formes atténuées- qui s'appuient sur la croyance selon laquelle la loi, pour être mémorisée, doit être marquée sur le corps-parchemin. 121 On peut noter que, sous le régime nazi, la marque de l'étoile jaune cousue sur le vêtement, a précédé l'immatriculation à même le corps des prisonniers. Il y a une mémoire de la peau. 122 Toucher le corps, c'est toucher l'être. C'est pourquoi, dans toutes les sociétés, la loi régit des pratiques et des interdits liés au toucher. 123

Les fictions montrent donc que la langue est à la fois un instrument de torture et de résistance. C'est une guerre que mène l'individu pour littéralement sauver sa peau de tout marquage. La guerre des langues est aussi une guerre des traces. Les fictions mettent en scène les procédés utilisés pour marquer ou faire disparaître les individus ; elles rendent visible le travail de manipulation ou de résistance qui s'opère dans la langue.

Notes
119.

cf. Marcel Duchamp

120.

On peut penser au système mis en place dans les camps d'extermination nazis. On peut également penser que les stratégies utilisées par les criminels pédophiles sont fondées sur les mêmes principes.

121.

L'expression «s'enfoncer quelque chose dans la tête» et les châtiments corporels liés à l'apprentissage témoignent de ce rapport entre les marques sur le corps et la mémorisation.

122.

Didier Anzieu, Le Moi-Peau

123.

Dans l'Evangile selon Saint-Jean, (XX,17) Jésus interdit à Marie de le toucher, mais dit à Thomas de mettre sa main «dans « son côté : on peut penser que Marie qui a cru sans voir peut ne pas toucher alors que Thomas l'incrédule manque de foi et a besoin de toucher pour croire. On peut également penser que Jésus demande à Marie de ne pas le toucher c'est-à-dire de ne pas l'émouvoir.