3.1. Kafka, Joséphine la cantatrice

Dans une nouvelle de Kafka, Joséphine la cantatrice impose son chant au peuple des souris. Certains de ses détracteurs prétendent qu'il est ‘«’ ‘impossible de faire la différence’» entre le ‘«’ ‘chant’» de Joséphine et le «couinement» des souris.

‘Est-ce même du chant ? Ne s'agit-il pas plutôt d'un simple couinement ? Et naturellement nous savons tous couiner ; c'est le talent qui est propre à notre peuple, ou plutôt ce n'est même pas un talent, mais une expression caractéristique de notre vie. Nous couinons tous, mais il ne vient évidemment à l'esprit de personne de faire passer cela pour un art, nous couinons sans y prêter attention et même sans le remarquer et il y en a beaucoup parmi nous qui ne savent même pas que le couinement est un de nos caractères distinctifs. ( Franz Kafka, Joséphine la cantatrice, p.205)’

Certains pensent qu'elle ne sait même pas couiner» (p.209) comme si le chant était un couinement raté, bégayé 125 . Or, Joséphine prétend qu'il n'y a aucun rapport entre son art et l'expression caractéristique du peuple des souris. Le procédé utilisé pour faire disparaître la singularité du chant de Joséphine, consiste tout simplement à nier qu'il y ait chant 126 . Pourtant, lorsque Joséphine chante, les souris s'arrêtent de couiner ; le chant se fait donc entendre grâce à une écoute silencieuse. On peut penser que si la ‘«’ ‘différance’» 127 n'est pas audible, elle est visible ; le chant de Joséphine est à entendre et à voir ; il s'adresse à l'oreille et à l'œil. Comment comprendre autrement la participation silencieuse du public ?

‘Mais, si l'on se tient devant elle, il ne s'agit malgré tout pas seulement d'un couinement ; pour comprendre son art, il ne suffit pas de l'entendre, il faut aussi la voir. Même s'il ne s'agissait que de notre banal couinement, il y a là déjà cette particularité que quelqu'un vient se camper solennellement pour ne rien faire que d'ordinaire. Ce n'est certainement pas un art que de casser une noix et personne ne se risquera donc à convoquer tout un public pour le distraire en cassant des noix. S'il le fait cependant et que son projet réussisse, c'est la preuve qu'il s'agit malgré tout d'autre chose que de casser des noix. (Franz Kafka, Joséphine la cantatrice, p. 206)’

Il se pourrait que le chant de Joséphine soit un couinement bégayé, métaphore de la langue poétique dont la différence avec la langue ordinaire est si problématique. En effet, on peut se demander ce qui distingue la parole poétique du délire psychotique ou de la parole ordinaire. Jacques Derrida nous permet de comparer la langue poétique à un ‘«’ ‘schibboleth’» 128  :

‘Les Ephraïmites avaient été vaincus par l'armée de Jephtah ; et pour empêcher les soldats de s'échapper en passant la rivière ( …) on demandait à chaque personne de dire schibboleth. Or les Ephraïmites étaient connus pour leur incapacité à prononcer correctement le schi de schibboleth qui devenait pour eux, dès lors, un nom imprononçable. Ils disaient sibboleth et, sur cette frontière invisible entre schi et si, ils se dénonçaient à la sentinelle au risque de leur vie. Ils dénonçaient leur différence en se rendant indifférents à la différence diacritique entre schi et si ; ils se marquaient de ne pas pouvoir re-marquer une marque ainsi codée. (Jacques Derrida, Schibboleth, p.45)’

Ces fictions montrent donc que l'artiste travaille sur cette frontière invisible qui sépare la langue poétique de la langue ordinaire, au risque d'y perdre son identité d'artiste en étant perçu comme un imposteur. 129

Notes
125.

L'expression est de Derrida.

126.

Plus généralement, la remise en cause du travail d'un artiste consiste à nier les propriétés artistiques de son oeuvre. La distinction entre l'art et le non-art est culturelle et résulte d'un accord entre personnes relevant d'une même sphère culturelle ; par conséquent, on ne peut prouver la valeur artistique d'une œuvre.

127.

L'expression est de Jacques Derrida.

128.

Jacques Derrida, Schibboleth

129.

D'un point de vue pédagogique, cette distinction entre langue ordinaire et langue littéraire est difficilement perceptible car la langue littéraire se sert de la langue ordinaire. Ainsi, dans Propositions pour les enseignements littéraires sous la direction de Michel Jarrety, Mireille Grange fait remarquer combien il est paradoxal de proposer à des élèves se présentant au BEPC un extrait de La vie devant soi d'Emile Ajar «rempli d'expressions familières» car le détournement du texte «dans le but de se rapprocher du parlé supposé des élèves et de leur vécu tout aussi supposé» (p.17) ne peut pas leur faire comprendre la différence entre leur propre texte et celui d'un écrivain reconnu.