3.2. Marcel Proust, A la recherche du temps perdu

Dans A la recherche du temps perdu, au moment où le narrateur connaît une crise, à savoir son doute sur ses dons littéraires, il bute, par hasard, contre des pavés mal équarris et se produit alors un ‘«’ ‘avertissement’» (tIII p.866) pendant lequel le narrateur organise un réseau de relations entre différentes sensations : il est capable, pendant le temps de l'hallucination, d'analyser ce qui lui arrive ; ce qui est le propre de l'acte créateur. 130 Cependant, à l'évidence, seul le narrateur peut témoigner de cet état de saisissement 131 ; nul autre témoin ne vient attester l'authenticité de la démarche : c'est pourquoi le doute persiste toujours quant aux postures d'écrivain. Personne ne peut prouver l'authenticité de sa démarche : pourtant il y a des vérités indémontrables.

On peut chercher les critères internes qui permettraient de distinguer à l'évidence l'œuvre d'art et prouver l'authenticité de l'artiste. Mais là non plus, on ne peut trouver de preuve. La destruction des frontières entre l'art et le non-art crée de nouvelles formes qui recyclent dans l'art ce qui, selon les classifications traditionnelles appartenait à d'autres domaines. De ce fait, par écarts minimes parfois, par l'utilisation inédite d'objets, par de nouveaux points de vue, échappant à tout critère institutionnel se crée une indiscernabilité entre l'art et le non-art.

Comment alors savoir ? Comment distinguer le chant de Joséphine la cantatrice du couinement d'une souris quelconque ? Comment savoir que Monsieur Biche qui fréquente le salon des Verdurin est le peintre Elstir ? Comment distinguer les choses ? Comment percevoir l'écart lorsque la langue est si troublante ? L'invention d'une langue ‘«’ ‘de l'autre côté’» est une tentative de résistance contre toute forme de dressage qui s'effectue au moyen de la langue. Mais cette invention n'est pas sans risque : la parole qui n'est pas comprise peut être considérée comme une parole délirante ou mensongère. Dans tous les cas, l'individu est marginalisé.

C'est ce que montre Marcel Proust dans A la recherche du temps perdu : le narrateur raconte qu'enfant, il déchiffrait le monde ; ce qui suppose la croyance en la transparence du signe, l'adéquation entre les mots et les choses. Mais, dans ce roman d'apprentissage, le narrateur prend distance par rapport à cette relation. Ainsi, la leçon d'étymologie de Brichot lui fait prendre conscience du caractère arbitraire du signifiant et de l'inanité de ce savoir étymologique qui n'apporte aucune connaissance sur le signifié. Ce sont les jeux de l'imagination qui sont sources de création et non le savoir linguistique : il y aurait donc réhabilitation de la croyance erronée en la magie des noms. Le parcours vers l'écriture consisterait donc à partir d'une croyance erronée pour y revenir après avoir appris la désillusion. Mais si le temps du savoir met fin aux illusions, il ne s'en tient qu'à la généralité, pas au cas particulier : c'est pourquoi aucun savoir ne permet d'atteindre la création, qui est un phénomène singulier. En conséquence, la création -littéraire ou autre- ne peut advenir que chez les personnes qui assument leur singularité, quitte à ce que celle-ci soit perçue comme anormale. La création apparaît donc comme une forme de résistance à l'assimilation sociale, à l'homogénéité. Ainsi, les créateurs présents dans ce roman ont tous une perversion cachée, signe de leur anormalité sociale : Vinteuil le musicien est au cœur d'un réseau de perversions féminines, Bergotte l'écrivain est amateur de jeunes filles, Elstir prend des modèles féminins travestis. La singularité sexuelle des créateurs, en ce qu'elle exclut irrémédiablement de la société, permet au paria de (se) trouver et d'exprimer dans sa création, ce ‘«’ ‘moi profond’», cette différence essentielle. Tous les individus, en ce qu'ils sont irréductiblement singuliers, proposent une construction singulière du monde. Cependant, tous n'accèdent pas à la création. Certains se fourvoient : ainsi, Norpois, l'ambassadeur, représentant de la parole sociale, collective, stéréotypée et dont la parole est un tissu de formules. Le langage poétique, c'est non seulement le langage de la singularité absolue, qui s'inscrit contre le langage social, mais c'est aussi un acte de contestation absolue. La création littéraire est une forme de résistance à l'idéologie d'assimilation, d'homogénéisation. Comme Joséphine la cantatrice, l'artiste n'entre en résistance poétique qu'en assumant sa singularité. 132 Dans A la recherche du temps perdu, les créateurs sont des êtres solitaires. Le véritable Elstir n'apparaît que dans son atelier, au milieu de ses toiles, dans ses toiles. Le narrateur n'apprend rien du discours du peintre, car le moi social est différent du moi créateur ; seules les œuvres parlent. 133

Le pouvoir d'assimilation est une tentation très séduisante et il faut des convictions très fortes pour résister. Dans Haroun et la mer des histoires, les politiciens cherchent à enrôler le conteur Rachid dans leur parti :

‘Tout le monde savait que si l'on pouvait mettre la langue magique de Rachid de son côté, on n'avait plus de problèmes. Personne ne croyait jamais ce que racontaient les politiciens même quand ils faisaient un gros effort pour convaincre qu'ils disaient la vérité. (En fait, c'était comme ça qu'on savait qu'ils mentaient.) Mais tout le monde avait une confiance absolue en Rachid parce qu'il reconnaissait que tout ce qu'il racontait était faux et inventé. Aussi les politiciens avaient besoin de Rachid pour les aider à gagner les voix des gens. Ils faisaient la queue à sa porte avec leurs visages brillants, leurs sourires faux et leurs sacs bourrés d'argent liquide. ( Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires, p.18)’

Bon gré, mal gré, l'écrivain entre en politique dès lors qu'il entre en littérature. En conséquence, soit il renforce l'idéologie dominante, soit il la mine par une mise en question des représentations collectives. L'écriture, parce qu'elle témoigne d'une résistance aux pressions politiques qui s'exercent sur l'individu, peut être, à son tour, ne serait-ce que par son pouvoir de séduction, un pouvoir de même force que l'idéologie dominante. En ce sens, l'écrivain fait figure de résistant. Inversement, l'écriture peut servir efficacement un pouvoir nuisible, comme l'a été le régime nazi, et devenir extrêmement néfaste. Dans Langage Tangage, Michel Leiris dit que dans le contexte actuel il est ‘«’ ‘difficile de croire au rôle utile que pourrait jouer notre parole’» (p.88) ; néanmoins la langue poétique est la seule réponse valable selon lui pour combattre la langue idéologique qui nous conditionne :

‘(…) comme s'il s'agissait de puiser dans l'arsenal des medias qui indiscrètement nous conditionnent de quoi exercer, idéalement, un pouvoir égal au leur et opposer, sinon massivement du moins à l'échelle personnelle, une langue de même tranchant mais autre à leurs incursions.(Michel Leiris, Langage tangage, p.89)’

Ainsi, contrairement à Jean-Paul Sartre qui exclut les poètes du champ politique, Michel Leiris est persuadé qu'il est nécessaire de se livrer à un travail poétique sur la langue pour résister au pouvoir d'homogénéisation de la langue de communication. S'il est illusoire de croire que les mots changent le monde, il est tout aussi illusoire de croire qu'on peut changer le monde sans changer la langue. Michel Leiris réintègre les poètes dans la cité. L'écrivain peut choisir d'être reconnu socialement, et dans ce cas, il doit accepter les codes socialement reconnus, ou bien il choisit de trouver le moi créateur, inassimilable, quitte à être marginalisé.

Joséphine la cantatrice, 134 «qui parle peu» contrairement aux autres souris ‘«’ ‘de ce peuple de bavards’» (p.212), pense que par son chant, elle protège son peuple et réciproquement le narrateur admet que c'est en des temps de détresse qu'ils prêtent ‘«’ ‘encore mieux l'oreille à la voix de Joséphine’ ‘»’ ‘’(p.213) et même lorsqu'ils semblent ne pas l'écouter, ce «néant de voix» parvient à «s'affirmer» et à atteindre les souris. Joséphine est la seule à posséder cet art et le peuple des souris «veille» sur elle comme s'il en avait «la garde» (p.211). Malgré les doutes qui pèsent sur le chant de Joséphine, le peuple des souris engage sa responsabilité envers la cantatrice ; celle-ci invite chacun à endosser sa part de responsabilité :

‘Ce couinement, qui s'élève quand le silence s'impose à tous les autres est presque comme un message que le peuple adresse à chacun de ses membres ; le maigre couinement de Joséphine, au milieu de nos graves décisions, ressemble presque à la misérable existence de notre peuple au milieu du tumulte d'un univers hostile. Joséphine parvient à s'affirmer et se fraie un chemin jusqu'à nous -et cette idée nous réconforte. (Franz Kafka, Joséphine la cantatrice, p.214 -215)’

Les écrivains essaient de dire que la langue est autre chose qu'un imparfait outil de communication ; pour eux, c'est essentiellement une manifestation de la personne, en ce qu'elle est strictement différente. En ce sens, elle témoigne de l'engagement de chacun dans son rapport à la langue. Les écrivains endossent cette part asociale d'eux-mêmes et la rendent visible dans leur œuvre.

En conséquence, chaque œuvre est une expérience, un essai et ne vaut que pour elle-même ; elle ne prouve rien, elle témoigne. Pour cela, les écrivains travaillent la langue, du côté du signifiant donc, au point de la rendre étrangère à elle-même, barbare, insoumise ; il y aurait ainsi un usage social de la langue -qu'ils acceptent au quotidien dans la mesure où ils sont lucides et ne sont pas enfermés dans un délire psychotique- et un usage privé. Les écrivains témoignent de cet usage privé, conscients de la menace qui pèse sur lui et manifestent leur intervention sur la langue par la mise en évidence des structures que l'idéologie de la représentation tend à occulter. Les fictions proposées illustrent l'idée selon laquelle la langue est le lieu et l'enjeu de tous les affrontements idéologiques.

Notes
130.

Didier Anzieu, Le corps de l'œuvre

131.

Selon Didier Anzieu, cet état de saisissement est la première des cinq étapes de l'acte créateur, op. cit. p.93

132.

Serge Gaubert, Proust ou le roman de la différence : «Proust s'efforce de prouver que le créateur échappe à la norme dans son existence même.» (p.17)

133.

De la même manière, on peut penser qu'on ne peut rien apprendre au contact des écrivains.

134.

Franz Kafka, Joséphine la cantatrice